Aller au contenu

La besace de haine/Chez le gouverneur

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 81-85).

— VII —

CHEZ LE GOUVERNEUR


Ce fut deux jours après que M. de Vaudreuil arriva à Québec. Il n’y venait que pour un court séjour, dans le but de régler certaines affaires importantes. En ces derniers jours de mars, on ne savait pas encore sur quel point du pays se porterait l’offensive anglaise. Ce n’est qu’à la fin d’avril qu’on allait apprendre l’arrivée d’une grosse flotte à Louisbourg, dont quelques vaisseaux allaient remonter le Saint-Laurent dans le but de faire les premières reconnaissances. C’est alors que le gouverneur et ses officiers se porteraient sur Québec avec la principale armée.

Lorsque M. de Vaudreuil venait dans la capitale, il y avait réceptions officielles et réceptions privées, et la liste des personnes qui désiraient avoir audience pour une raison ou pour une autre était préparée bien à l’avance. Cette liste était la première chose qu’on présentait au gouverneur dès qu’il mettait le pied dans la capitale. Le gouverneur prenait un repos de deux ou trois jours, puis il ouvrait la salle des audiences. Or, le jour même que M. de Vaudreuil prit connaissance de la liste très longue des personnages qui demandaient une audience, ayant vu au bas de cette liste le nom de Flambard, il dépêcha un commissionnaire pour prévenir le spadassin qu’il lui accorderait cette audience le soir même. M. de Vaudreuil n’était arrivé en la capitale que du midi, en traîneau et escorté de quelques jeunes officiers canadiens de Montréal.

Si M. de Vaudreuil accordait de suite et la première audience à Flambard, c’est parce qu’il connaissait toute la valeur de notre héros qui, un jour, avait réussi contre bien des coteries puissantes de la cour de Versailles à faire rentrer M. de Maubertin dans la faveur royale. Avec un tel homme c’était un honneur que de compter, et M. de Vaudreuil voulait en outre se ménager un ami dans la personne de Flambard.

Notre héros se présenta donc le soir même au Château Saint-Louis, mais non comme le spadassin fanfaron et audacieux que nous connaissons, mais plutôt comme un bourgeois aisé, vêtu de la culotte de soie noire, d’une redingote de velours brun, et portant pour tout ornement le jabot de dentelle. Cette fois, devant notre ami les portes du Château s’étaient ouvertes comme d’elles-mêmes, et les gardes et huissiers rangés dans le vestibule, s’étaient inclinés sur son passage. Car Flambard était maintenant fort respecté. C’était un personnage. D’abord on avait appris qu’il avait été à diverses reprises reçu par le roi à la Cour de Versailles, ce que n’obtenaient pas toujours les plus hauts personnages de la plus grande noblesse. Et puis, il faut bien le dire, on le respectait surtout à cause de sa rapière. Pourtant, ce soir-là, Flambard apparaissait sans arme ; mais on savait comment ce prestigieux bretteur pouvait armer sa main. Ensuite, parmi les gardes et huissiers Flambard était reconnu comme l’ami de Jean Vaucourt, capitaine de la maison de M. de Vaudreuil. Et, enfin, mieux que tout cela, Flambard avait le premier l’honneur d’une audience avec le gouverneur ; il passait avant Bigot, avant Varin, avant Péan, avant tous les plus grands personnages de la capitale ! Ce qui n’était pas pour amoindrir son prestige.

Flambard défila donc devant les huissiers courbés et les gardes admiratifs, il passa avec, à ses lèvres, son sourire narquois qui lui était coutumier.

M. de Vaudreuil le reçut dans la salle des audiences, sans témoin.

— Monsieur Flambard, dit-il en offrant courtoisement un siège à son visiteur, j’ai pensé que vous ne pouviez avoir à me communiquer que des affaires de la plus grande importance ; c’est pourquoi j’ai voulu vous recevoir sans retard.

— Excellence, répondit Flambard en s’inclinant, je suis très reconnaissant de cette marque de courtoisie. Je comprends que, comme ministre du roi en ce pays, vous êtes disposé à m’accorder la même bienveillance qu’à diverses reprises notre Bien-Aimé a bien voulu me témoigner. Je vous remercie, et je désire vous assurer de mon dévouement entier et de ma gratitude. Et c’est cette gratitude, excellence, qui me fait venir à vous aujourd’hui, et me fournit l’opportunité de vous mettre au courant de certains faits dont, dans la multiplicité de vos besognes et de vos tracas, vous n’avez pu être informé.

— Se passe-t-il quelque chose d’extraordinaire en cette bonne ville de Québec ? demanda M. de Vaudreuil avec beaucoup d’intérêt.

— Oui, excellence. Mais, d’abord, je me permettrai de vous instruire de la mort de monsieur de Maubertin, si vous ne l’avez déjà apprise.

— C’est vrai, j’avais été informé du trépas du comte l’automne dernier. Pauvre comte, c’était un grand serviteur du roi.

— C’était, après vous, excellence, le meilleur serviteur du roi Louis, et c’était un grand homme dont, je le crains, on ne saura reconnaître les services qu’il a rendus à la France dans l’Inde.

— Je vous crois, mon ami, sourit M. de Vaudreuil flatté par l’éloge délicat que Flambard venait de lui adresser.

— Si vous avez appris le décès du comte de Maubertin, vous n’avez pu apprendre la disparition — je n’ose dire la mort — de sa fille Héloïse, l’épouse de votre capitaine des gardes.

— Ah ! madame Vaucourt serait-elle morte aussi ? dit avec inquiétude Vaudreuil.

— Voilà ce que je ne saurais affirmer. Mais, une chose sûre, elle a été enlevée de sa demeure au mois de juillet dernier, en pleine nuit, par des inconnus. Et comme témoin de ce rapt, j’ai le père Croquelin qui fut bâillonné, garrotté et mis dans l’impossibilité d’empêcher le crime. Monsieur le marquis, madame Vaucourt a été enlevée avec son enfant.

— Avec son enfant ! s’écria Vaudreuil avec surprise. Mais il y a déjà longtemps, si l’affaire s’est passée au mois de juillet ! Avez-vous fait des recherches ?

— J’ai fouillé la ville de fond en comble, inutilement.

— N’avez-vous pas confié l’affaire au lieutenant de police et à monsieur l’intendant ?

Flambard se mit à rire.

Vaudreuil le regarda avec étonnement.

— Pardonnez-moi, excellence, mais je vois que nous ne nous entendons pas. Je vous ai dit que j’ai fouillé tout Québec, hormis quelques maisons que je n’ai pu visiter, entre autres celle de…

Flambard parut hésiter et regarda profondément le marquis.

— Parlez ! dit M. de Vaudreuil.

— La maison de l’Intendant, acheva Flambard.

— Mais vous n’allez pas soupçonner monsieur l’intendant ? se récria Vaudreuil.

— Ah ! ah ! ricana Flambard, j’ai pensé juste en disant que nous ne nous entendons pas, excellence !

— Expliquez-vous, je vous prie ! dit le marquis avec une sorte de défiance que Flambard saisit de suite dans les regards et l’attitude du gouverneur.

— Monsieur le marquis, voulez-vous me permettre avec vous mon parler franc comme j’ai eu avec le roi ? Car, monsieur, je vous le dis sans fanfaronnade, j’aurais pu aller au roi, et je sais que le roi m’aurait entendu et que je me serais entendu avec lui. Mais sachant que le roi avait ici son représentant et son ministre, et que ce ministre savait aussi bien que le roi rendre justice, je suis venu à lui !

Vaudreuil sourit au compliment et répliqua avec plus de bienveillance :

— Soit, monsieur Flambard, je vous accorde votre franc parler.

— Merci, excellence, vous augmentez de cent pour cent ma dette de gratitude envers vous. Maintenant, je vais droit au fait. Je vous ai dit que madame Vaucourt avait été enlevée et que sa trace n’avait pu être retrouvée ; ceci vous l’ignorez. Mais vous n’ignorez pas l’attentat commis sur la personne de Deschenaux… pardon ! si je ne dis pas « le sieur », j’en suis incapable… attentat dont vous connaîtrez plus tard les causes. Et vous n’avez pas été sans apprendre le suicide de Mlle Pierrelieu…

— En effet, interrompit Vaudreuil, cet événement a fait jaser beaucoup les gens du pays.

— Un événement, monsieur ? Allons donc, ce n’était qu’un incident. L’événement n’était pas encore mûr, et cet événement, c’était la mort de Jean Vaucourt et de sa femme !

— Oh ! oh ! monsieur Flambard, s’écria le marquis de Vaudreuil, êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez ? Est-ce que Jean Vaucourt n’a pas tenté de se suicider ?

— Non ! rétorqua rudement Flambard. Voici le poignard qu’une main inconnue a planté dans le sein du capitaine.

Le gouverneur examina attentivement ce poignard.

— Croyez-vous qu’avez cette arme, demanda-t-il au bout d’un moment, on puisse arriver à connaître l’assassin ?

— Voici encore, reprit Flambard sans répondre directement, un autre poignard semblable, comme vous voyez, au premier !

— Oui, admit Vaudreuil, ces deux armes se ressemblent beaucoup.

— Eh bien ! excellence, celle-ci, la seconde, a frappé à mort le père Vaucourt !

— Mais alors, s’écria Vaudreuil avec stupéfaction, vous connaissez peut-être la main qui a dirigé ces deux armes ?

— Je la connais, monsieur le marquis, et c’est pourquoi je suis venu vous demander pleins pouvoirs pour démasquer le personnage.

— Qui est-il ? je le démasquerai moi-même. Car c’est moi, ici, qui suis chargé de rendre justice et de l’appliquer.

— Je le sais, monsieur, et voilà bien pourquoi je suis venu à vous ; je suis venu pour vous demander de me déléguer vos pouvoirs de justice.

— Ne puis-je les exécuter moi-même ? fit Vaudreuil avec hauteur.

— Vous ne le pourriez pas ! répondit froidement Flambard.

— Pourquoi ?

— Parce que vous n’oserez pas !

— Et vous oserez, vous ?

Cette fois Vaudreuil était plus surpris qu’irrité.

— Oui.

— Eh bien ! cria Vaudreuil avec une sourde colère, j’oserai également. Nommez-moi le criminel, et fût-il la plus haute tête du pays, cette tête tombera !

— Bien, je prends votre parole, excellence, écoutez !

Et lentement, froidement, accentuant chaque syllabe, Flambard prononça :

— La main qui a frappé de ces poignards le père Vaucourt et son fils, c’est la main droite du vicomte de Loys, votre lieutenant de police !

— De Loys !… s’écria Vaudreuil en se levant.

Il regarda Flambard avec un air si sceptique, que le spadassin se mit à ricaner avec mépris.

— Ah ! monsieur, je savais bien que vous n’oseriez, dit-il.

— Mais, monsieur Flambard, le vicomte de Loys ne peut être accusé de ces attentats !

— Moi, je l’accuse, excellence !

— Mais comment expliquer que Monsieur Bigot me l’ait recommandé ?

— Monsieur Bigot ! se mit à rire encore Flambard. Tenez, excellence, je vois bien que nous ne nous entendrons pas. Bientôt, j’irai trouver le roi qui, lui, m’entendra !

Vaudreuil tressaillit et pâlit. Il avait devant lui un homme, un homme véritable, un homme qui savait ce qu’il disait, un homme capable à lui seul de détrôner un roi ! Vaudreuil savait en outre, que cet homme lui demandait des pouvoirs qu’il aurait pu prendre de lui-même sans en demander la permission à qui que ce fût. Et Vaudreuil savait encore que cet homme était plus à ménager qu’à froisser, et que cet homme, le cas échéant, pouvait lui être d’une grande utilité. Il résolut donc d’écouter la voix de Flambard et de lui accorder ce qu’il demandait.

— Voyons, monsieur Flambard, répliqua-t-il, expliquez-vous un peu plus clairement, je veux vous entendre comme le roi lui-même vous entendrait.

— Comment m’entendrez-vous, dit rudement Flambard vexé, puisque vous défendez déjà ceux que j’accuse !

— Vous accusez donc monsieur Bigot ?

— Je l’accuse d’avoir fait assassiner le père Vaucourt. Je l’accuse d’avoir conspiré pour faire assassiner Madame de Ferrière et sa nièce Héloïse de Maubertin, comme je l’accuse d’avoir voulu assassiner le comte lui-même ! Et de combien d’autres crimes j’accuse ce Bigot ! Ah ! excellence, s’écria Flambard, en se levant avec un air digne et grave, il n’est pas possible que vous n’ayez pas un peu deviné les mijoteries de ces êtres tortueux que sont Bigot, Deschenaux, de Loys et de tant d’autres reptiles qui rampent dans leur sillage ! Il n’est pas possible que vous n’ayez pas entendu les clameurs du peuple demandant du pain que Bigot gaspillait ! Il n’est pas possible…

— Au fait, interrompit brusquement Vaudreuil avec colère, j’ai reçu bien des plaintes, mais je les croyais très exagérées. Monsieur de Montcalm a lui-même écrit au roi et à son ministre monsieur Berryer pour se plaindre de Monsieur Bigot ; mais moi, personnellement, je n’avais rien à dire, et j’avais trop à m’occuper des choses de la guerre pour songer aux affaires intérieures du pays dont s’occupait l’intendant.

— Je vous comprends, excellence. Et je comprends aussi que vous n’ayez pu surprendre l’effrayant complot que méditent dans l’ombre ces ennemis du roi et de la Nouvelle-France.

Longtemps, alors, Flambard parla à voix plus basse au marquis de Vaudreuil, lui donnant, détails par détails, toute l’administration malsaine et horrible de Bigot et ses stipendiaires. Il éclaira à ce point le gouverneur que celui-ci s’écria, quand Flambard eut achevé son récit :

— Oh ! monsieur, vous m’ouvrez terriblement les yeux, et vous m’ouvrez les yeux alors qu’il est peut-être trop tard, puisque monsieur de Bougainville est actuellement en France avec tous les documents et mémoires pour mettre le roi au courant de la véritable situation.

— Et vous savez maintenant, sourit Flambard, que le roi, par tous ces documents et mémoires très incomplets, ne sera pas mis au courant de la véritable situation ?

— C’est vrai.

— Soyez rassuré, monsieur le marquis, j’ai écrit au roi également, je lui ai adressé un mémoire, et mon courrier est parti par ce même navire qui emportait là-bas monsieur de Bougainville, et le roi saura… le roi doit savoir à l’heure qu’il est !

— Oui, mais le roi aura-t-il le temps d’agir avant que ces traîtres nous aient tout à fait vendus et perdus ?

— Si le roi veut, il peut ! Mais voudra-t-il ? Ou, du moins, son entourage demandera-t-il au roi d’user de fermeté ? Et puis, ces mémoires que nous avons adressés au roi, ne seront-ils pas interceptés ! Voilà où j’ai des doutes et des craintes, excellence, parce qu’il se trouve à la cour de Versailles des personnages puissants qui ont accordé toute leur protection à Bigot, des personnages qui feront tout ce qu’il est possible de faire pour écarter de Bigot les orages qui pourraient fondre sur sa tête ! Car il y a toujours à la cour madame de Pompadour…

— Oh ! madame de Pompadour a perdu bien du prestige, dit Vaudreuil avec dédain.

— Qui le dit, excellence ?… des gens qui ne savent pas ! Mais moi, je sais ! Car j’ai dû, pour voir le roi, m’agenouiller devant Madame ! Car c’est Madame seule qui ouvre les portes du roi ! Ne voit le roi que qui possède un laissez-passer de Madame de Pompadour ! Ah ! excellence, si vous pouviez voir la terrible comédie qui se joue à Versailles ! Elle est si affreuse, si tragique, qu’elle finira dans le sang et le déshonneur de la France entière !

L’accent de Flambard était si prophétique que Vaudreuil frissonna.

— Monsieur, continua Flambard, permettez-moi un avis : si, un jour, vous avez besoin d’aide ou de protection à la cour de Versailles, présentez-vous à Madame de Pompadour, quoiqu’il vous en coûte ! Si vous avez à plaider devant le roi une cause quelconque, prenez pour avocat Madame de Pompadour ! Si votre tête chancelait un jour, excellence, c’est moi qui vous le dit, prosternez-vous devant Madame de Pompadour, quelque humiliant que cela vous paraisse ! Car sans elle, tout n’est rien, comme rien est tout ! C’est la maîtresse de la France, c’est notre maîtresse à nous, monsieur, quoique nous nous rebutions ! Et elle sera notre maîtresse, quoique nous fassions pour nous en débarrasser ou pour en débarrasser la France, aussi longtemps que le roi sera son esclave ! Aussi longtemps qu’elle fera des ministres du roi ses esclaves ! Aussi longtemps qu’elle maintiendra la noblesse de France dans l’esclavage ! Car elle est plus reine que la plus grande des reines, d’un souffle elle peut jeter à bas des empires puissants ! Et cette reine, monsieur, acheva Flambard en frappant la table de son poing, ne tombera que sous les coups d’une autre reine plus puissante, mais hélas ! trop lente… la Mort !

— Oui, oui, murmura Vaudreuil, songeant le front dans les mains, c’est terrible ce que vous dites, et vous faites entrer dans mon esprit de sombres pressentiments. Monsieur Flambard, vous me faites peur !

— Et moi donc qui n’ai jamais connu la peur ! ricana sourdement Flambard. Eh bien ! oui, j’ai peur aussi… j’ai peur, mais pas tant de cette femme là-bas que de ce Bigot ici, et que je vous ai dépeint à clair.

— Par Notre-Dame ! cria tout à coup Vaudreuil en se levant et en frappant du pied, si c’est ainsi que vous dites, je vous donne carte blanche. Tant pis, ma foi, pour les traîtres et les assassins que vous démasquerez… frappez !

— Merci, excellence… je frapperai !

Et Flambard, s’étant incliné, prit congé.