La besace de haine/Le poignard F. L.

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 78-81).

— VI —

LE POIGNARD F. L.


À quelques jours de là, Flambard se présentait à l’Hôpital-Général pour rendre visite au capitaine Jean Vaucourt.

Marguerite de Loisel vint le recevoir au parloir.

— Ah ! je vois, sourit Marguerite, que vous avez reçu mon message ?

— Oui, mademoiselle, et comme vous le voyez, je n’ai pas perdu de temps. Il y a si longtemps que je désirais voir notre capitaine.

— Je comprends bien votre impatience, monsieur Flambard, mais, comme je vous l’ai écrit, ce n’est que d’hier que le chirurgien permet au malade de recevoir des visiteurs, et vous êtes le premier.

— Ainsi, dit Flambard avec satisfaction, il est tout à fait hors de danger.

— Oui, tout à fait. Oh ! cela n’a pas été sans bien des peines. Depuis ce coup de poignard, il n’a cessé d’être entre la vie et la mort. Pendant plus de quatre mois il a été presque toujours la proie de la fièvre et de la folie. Que de fois nous avons désespéré. Mais grâce à Dieu ! sa vie est maintenant sauve.

— Grâce à Dieu et à votre dévouement, mademoiselle, dit gravement Flambard…

— Monsieur, interrompit en rougissant la jeune fille, je n’ai rempli que mon devoir et mes fonctions de garde-malade. Et, à présent, monsieur, voulez-vous me donner des nouvelles de madame Vaucourt ?

— Hélas ! mademoiselle, je suis peiné de vous dire que je n’ai pas réussi à retracer madame Héloïse depuis qu’elle s’est évadée de la maison de M. Pierrelieu.

— Et vous n’avez aucun indice ?

— Je n’ai que des suspicions contre les personnages qui ont certains motifs de la séquestrer, si ces personnages ne l’ont déjà assassinée.

— Ô mon Dieu ! sanglota Marguerite, pensez-vous qu’on l’ait assassinée ?

— Nous avons tout à redouter de ces êtres sans cœur et sans âme. Mais, mademoiselle, je vous le dis, si madame Héloïse a été assassinée, je trouverai l’assassin ou les assassins et croyez bien qu’elle sera vengée ! Je l’ai juré sur mon âme, ajouta Flambard avec un accent terrible. J’attends la venue de monsieur de Vaudreuil qui, dit-on, sera en la capitale demain ou après-demain, pour lui demander pleins pouvoirs dans les recherches que je veux entreprendre.

— Je comprends que les personnages que vous voulez poursuivre sont haut placés, et vous voulez vous assurer qu’on n’interviendra pas dans vos agissements, vous avez raison.

— Ces personnages, que vous connaissez et soupçonnez autant que moi, sont puissants, et je sais que de se heurter à eux sans influence ou sans pouvoir c’est aller donner contre un mur inébranlable.

— C’est juste. Et de l’enfant, monsieur, demanda encore Marguerite, n’avez-vous non plus aucune nouvelle ?

— Aucune, le mystère s’est fait partout.

— Si je vous pose ces questions, reprit Marguerite, c’est parce que le capitaine ne cesse de s’informer de ces êtres si chers à son cœur. Il me semble avoir perdu le souvenir de la disparition de sa femme et de son enfant, et il les croit peut-être toujours en sécurité dans la petite maison de la rue Saint-Louis. À ses questions, j’ai dû répondre vaguement et le laisser avec la certitude qu’il a. Il serait dangereux, d’ailleurs de lui communiquer brusquement ces malheurs qu’il paraît avoir oubliés durant le cours de sa maladie. Comme il est certain qu’il vous interrogera sur le même sujet, je vous engage à ne pas lui laisser voir la vérité.

— Je ferai comme vous dites, mademoiselle. Néanmoins, s’il lui arrivait de recouvrer soudainement la mémoire, je m’arrangerai pour lui faire entendre que sa femme et son enfant sont aux soins d’amis qui veillent sur eux.

L’instant d’après, Marguerite introduisait Flambard dans la chambre du capitaine.

Celui-ci sourit largement au spadassin et lui tendit sa main maigre.

— Ah ! mon cher ami, s’écria-t-il, j’espère que vous ne m’apportez pas de mauvaises nouvelles d’Héloïse et de mon petit Adélard ?

— Aucune mauvaise nouvelle, capitaine. Observez, se mit à rire doucement Flambard, que je n’aime pas jouer le rôle de messager de malheur. Ce que je vous apporte aujourd’hui, c’est l’inquiétude de vos amis qui se demandent quand vous pourrez quitter votre couche de souffrances et reprendre le fil de l’existence en retrouvant les joies du foyer.

— Mon cher ami, répliqua le capitaine, comme vous le voyez, je suis beaucoup mieux. En peu de jours je serai tout aussi fort qu’avant, et avant trois semaines, comme on me le fait espérer, je pourrai quitter ce toit hospitalier.

— Trois semaines, pensa Flambard… Aurai-je le temps de retrouver Héloïse et son enfant ?

Il tressaillit. Mais il ne laissa rien paraître de ses inquiétudes intérieures en écoutant Jean Vaucourt qui continuait :

— Ah ! il y a longtemps que je serais sur pied, si ça n’avait été du coup de poignard de ce traître et de ce lâche qui a failli me tuer net !

— À propos, dit Flambard, n’avez-vous jamais soupçonné qui avait été l’auteur de ce coup de poignard ?

— Qui pouvais-je soupçonner, mon ami, surtout en ce lieu ? Mais vous ne savez pas la surprise que j’ai éprouvée hier, lorsqu’on m’a montré l’arme avec laquelle on avait pensé que je m’étais frappé moi-même ? Vous allez voir…

Il glissa une main sous son oreiller et en tira ce poignard marqué des lettres F. L.

— Regardez ! ajouta-t-il.

Flambard reconnut la lame.

— Le même poignard que j’avais trouvé enfoncé dans la poitrine de votre père, dit lentement Flambard en examinant l’arme avec attention.

— Et le même que j’avais découvert dans cette besace du père Achard, près des ruines de l’habitation de madame de Ferrière.

— C’est-à-dire, corrigea Flambard, que c’étaient deux poignards tout à fait semblables. À l’heure qu’il est le père Croquelin porte l’un et moi je porte l’autre… voyez !

Flambard exhiba le poignard que nous connaissons.

Jean Vaucourt compara ce poignard au sien.

— C’est bien la même chose, dit-il, et ce sont les mêmes lettres gravées de la même façon. En ce cas, ces poignards seraient au nombre de trois.

— Et s’il y en a trois, ne peut-il en avoir quatre ? Mais, à présent, je suis satisfait d’une chose, que Lardinet n’était pas le propriétaire de ces poignards, acheva Flambard.

— Je suis également de cet avis, intervint Marguerite de Loisel, car j’aurais sûrement surpris parmi la collection d’armes de Lardinet ces trois armes remarquables.

— Elles sont surtout remarquables, dit Jean Vaucourt, par leur lame que le sang ne tache pas.

— C’est vrai, dit Flambard, j’avais remarqué cette particularité.

— Mais alors, reprit Jean Vaucourt, si ces armes n’étaient pas la propriété de Lardinet, quel en était donc le propriétaire ?

— Pour arriver à cette identité, remarqua Flambard, il s’agirait de découvrir un nom s’écrivant des mêmes initiales.

— Je connais un nom, dit Marguerite, et je peux ajouter que nous connaissons tous un nom qui s’écrit avec les mêmes initiales.

— Ah ! fit Jean Vaucourt, avec un regard chargé de vengeance, dites ce nom, Marguerite !

— Je n’ose… ce serait manquer aux lois de la charité chrétienne que d’accuser sans preuve positive !

— Voici une preuve positive, dit Flambard, ces poignards ! D’ailleurs je soupçonne le même personnage que vous, mademoiselle.

— Son nom ! dit Jean Vaucourt.

— Fernand de Loys, répondit Flambard.

Jean Vaucourt se dressa sur son lit.

— Fernand de Loys ! rugit-il. Fernand de Loys… avez-vous dit, Flambard ? Fernand de Loys… n’était-il pas dans cette maison la nuit où j’ai été frappé ?

— Il y était, répondit Marguerite.

— Ah ! moi qui avais cru faire un songe, s’écria le capitaine, et c’était la vérité !

— Quel songe ? demanda Flambard, surpris.

— Mon ami, reprit Jean Vaucourt les dents serrées, dans un rayon d’éclair j’ai reconnu, cette nuit-là, les traits de l’homme qui m’a frappé de ce poignard ! Je l’ai vu, une seconde, comme je vous vois ! Et à présent, en reconstituant la scène, je me retrouve face à face avec mon meurtrier… c’était Fernand de Loys ! Oh ! Flambard, s’écria le capitaine avec un geste désespéré, comme je voudrais me voir fort pour aller châtier de suite cet infâme !

— Laissez faire, dit Flambard, je me charge de ce soin. Je vous demanderai d’abord de me remettre cette arme.

— N’oubliez pas, Flambard, que c’est l’un de ces poignards qui a frappé mon père !

— Et la main qui a tenu l’arme, celle du vicomte de Loys ?

— Oui, je le jurerais maintenant. Et moi qui avais soupçonné Bigot !

— Capitaine, dit Flambard gravement, vous n’avez pas suspecté à tort François Bigot. Si de Loys a frappé votre père, quel intérêt avait-il ? Aucun. Seul, Bigot en voulait à votre père qui n’avait cessé de critiquer, et avec raison, son administration. Or, si de Loys a frappé, ce fut sur les instigations de l’intendant.

— Eh bien ! tant pis, ce sera deux têtes qu’il faudra atteindre au lieu d’une ! Flambard, prononça Jean Vaucourt avec un accent résolu, il faut venger mon père !

— Nous le vengerons, capitaine. J’avais cru le venger en tuant Lardinet ; mais à présent, comme vous, je crois que la mort de votre père a été décrétée par Bigot et exécutée par de Loys.

— Il faut le venger ! répéta sourdement Jean Vaucourt en serrant avec force une main de Flambard.

— Je le vengerai, soyez tranquille ! Oh ! j’ai bien de la besogne à faire avec tous ces êtres ignobles que je veux démasquer et envoyer en enfer au plus tôt !

— Oh ! murmura Jean Vaucourt avec désespoir, si je pouvais me lever !

— Remettez-vous, capitaine, encouragea Flambard, il vous restera toujours quelque châtiment à appliquer, car je vous réserverai une tête ou deux !

— Mes amis, intervint Marguerite avec un doux sourire, n’oubliez pas que la vengeance est ennemie de Dieu !

— La vengeance simplement ? oui, Marguerite, répondit Jean Vaucourt. Mais il est permis, je pense, sans offenser Dieu, de châtier les criminels selon leurs crimes et avec les moyens de justice que nous possédons. Or, ici en cette Nouvelle-France la justice est entre les mains mêmes de ces criminels, et il nous appartient de leur reprendre cette justice, de la leur arracher des mains pour les en frapper sans pitié ! Flambard, rugit Jean Vaucourt, m’entendez-vous ?

— J’entends, capitaine.

— Eh bien ! il faudra châtier Bigot et de Loys !

— Et d’autres… après ceux-là ! gronda le spadassin.

— Ah ! oui, ricana le capitaine avec mépris, il y a ce Cadet…

— Cadet, intervint encore Marguerite, est l’un de ceux qui vous ait fait le moins de mal. D’ailleurs c’est un idiot qui n’a nullement conscience de ses actes, ce n’est qu’un instrument aveugle ! Actuellement, en Nouvelle-France, il n’y a qu’une tête — tout, respect que j’éprouve pour monsieur le gouverneur et ses admirables officiers ! — et cette tête, c’est François Bigot. Tout le reste est son instrument ou à peu près !

— Soit, gronda Flambard, je me charge de cette tête !

— Qu’elle tombe ! proféra Jean Vaucourt.

— Elle tombera… rugit sourdement Flambard avec un geste terrible.

Le capitaine, très fatigué par cette scène, se laissa choir lourdement sur sa couche et ferma les yeux.

— Monsieur Flambard, dit Marguerite, le chirurgien me grondera certainement pour avoir permis une si longue entrevue…

— Je vous comprends, mademoiselle, sourit le spadassin, je me retire de suite.

— Oh ! vous pouvez revenir demain, après-demain, quand vous voudrez, surtout quand vous aurez quelques bonnes nouvelles à nous apprendre !

— Je reviendrai, promit Flambard en s’en allant.