La besace de haine/L’agonie de la Nouvelle-France

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Éditions Édouard Garand (p. 62-63).

Deuxième Partie

HAINE CONTRE HAINE

— I —

L’AGONIE DE LA NOUVELLE-FRANCE


C’était l’agonie…

La Nouvelle-France ne rendait plus qu’un souffle difficile, un souffle entrecoupé de hoquets !

Livide et mourante entre les serres des oiseaux de proie qui la tenaillaient depuis dix ans, meurtrie et déchirée par une nuée d’ennemis qui n’avaient cessé de la larder durant plus d’un siècle, la colonie n’émettait plus qu’un râle douloureux !

C’était le commencement de la fin !

Sa mère, La France, paraissait l’oublier et elle la laissait aller à son sort effrayant ; ou plutôt ceux qui dirigeaient la France — pour être juste — le roi, ses ministres et son parlement se désintéressaient jour après jour de cette colonie qui ne leur paraissait qu’un fardeau inutile et encombrant. Là-bas, tandis qu’on menait à toutes guides le char cahotant de l’État, cette colonie, qu’estimait tant l’Angleterre et qu’elle convoitait parce qu’elle avait le flair que ne possédait pas, hélas ! un roi Louis XV, on la jetait par-dessus bord !

Depuis le commencement de cette guerre de Sept Ans la France, qui avait éprouvé plus de revers qu’elle n’avait compté de succès, la France, épuisée, malade, indécise, se laissait aller sur la pente des désastres ! Ou plutôt, encore, les hommes incapables qui la menaient semblaient la pousser davantage sur cette pente terrible… pente qui aboutissait à un abîme effrayant : la révolution !

La Nouvelle-France sentait le vertige de l’abîme même au lointain où elle se trouvait, elle en subissait elle-même la formidable attraction. Mais, plus consciente de son devoir, de son honneur, elle résistait à la poussée, à l’attraction. Elle s’agrippait aux bords de la pente et, par efforts inouïs, par sacrifices incalculables, par un héroïsme surhumain elle réussissait à éviter le tourbillon et à remonter le long de la glissade échevelée ! Et elle allait réussir complètement, elle allait échapper à la chute fatale, mais il lui fallait un mince secours, un secours qu’elle réclamait à bras tendus, à mains jointes, à lèvres frémissantes, à sa mère ! La mère, ou mieux ceux qui aveuglaient cette mère détournèrent la tête : à quoi bon !

Or, cet « à quoi bon » dédaigneux trouvait un écho destructif et néfaste dans l’esprit d’êtres inhumains et méchants qui, en leurs mains, avaient accaparé les pouvoirs publics, et qui, avec un cynisme horrible, essayaient de précipiter la plongée finale ! Hélas ! ils allaient atteindre leur but trop tôt…

Bigot, en effet, avait fini par prendre en ses mains sordides la direction totale des finances du pays.

Les finances !…

C’était l’unique force pour lutter avec chances de succès contre les finances anglaises qui, après l’effort extraordinaire qu’elles avaient accompli pour mener la campagne de 1758, campagne qui avait rendu l’Angleterre maîtresse de Louisbourg, allaient durant l’hiver de 1759 accroître du double cet effort pour écraser définitivement les vaillants défenseurs de la Nouvelle-France.

Bigot et consorts semblaient s’être ligués avec les ennemis du dehors pour achever plus tôt l’œuvre funeste. Le Marquis de Vaudreuil, trop pris par les opérations militaires, c’est-à-dire les affaires du dehors, ne donnait pas l’œil aux affaires de l’intérieur, s’en remettant à Bigot dont il ne soupçonnait pas ou, mieux peut-être, dont il ne semblait pas redouter les manœuvres perfides. Il refusait de prêter l’oreille aux sages avis de quelques hommes dévoués et clairvoyants qui surveillaient les menées sombres de la clique. Il ne voulait pas entendre le marquis de Montcalm, qui ne cessait de lui faire des représentations pour faire cesser les scandales publics dont se rendaient coupables les Cadet, les Varin, les Péan, les Estèbe, les Pénissault, les Corpron, et toute cette hideuse phalange de cannibales que conduisaient au son de l’or tintinnabulant Bigot et ce triste sire Deschenaux que l’histoire condamne comme un abject voleur.

Plus que cela, à la veille du terrible déclenchement que l’Angleterre allait exécuter contre la Nouvelle-France, et durant les quelques mois qui précédèrent l’arrivée de la flotte anglaise sous les ordres de Wolfe, M. de Vaudreuil en était venu à se brouiller tout à fait avec ses principaux officiers : Montcalm, Lévis et Bougainville. S’il n’y avait entente entre les chefs, qu’allait-il arriver ? Et, pourtant, le marquis de Vaudreuil, canadien par naissance, ne manquait pas de patriotisme. Il eût tout sacrifié de ses biens personnels et de sa personne pour conserver au roi de France cette belle colonie. De fait, quand il alla après la conquête rendre compte au roi de son administration, il arriva à la cour comme un pauvre homme, ayant fait servir pour le service public ses émoluments de gouverneur. Pour continuer à tenir convenablement son rang de gentilhomme il avait compté sur la générosité du roi de France qui, malheureusement, ne sut pas reconnaître les grands services qu’il avait rendus à la France. S’il commit des fautes — des fautes dont il ne devait être tenu trop rigoureusement responsable — quels bienfaits il avait accomplis dans cette colonie, et que de fois il l’avait sauvée du désastre par quelque entreprise glorieuse dont il avait été l’âme directrice !

Quant aux erreurs commises et à ses imprévoyances, il faut dire que le marquis avait été, tout le temps de son administration, la dupe de Bigot qui avait placé dans son entourage immédiat des gens à lui, gens qui étouffaient les voix autorisées qu’on entendait s’élever de temps à autre contre la bande de détrousseurs des biens du roi et de la France.

Mais lorsqu’on vit les préparatifs formidables que faisait l’Angleterre en cet hiver de 1759, on décida de mettre de côté les divisions et l’on s’apprêta à donner l’effort.

Un grand appel au secours fut lancé à la France par la voix de Bougainville qu’on envoya à la cour.

Qu’allait répondre la France ?

C’est ce que nous saurons bientôt dans un autre récit intitulé « Le Siège de Québec ». Pour le moment, il importe que nous poursuivions la narration de cette histoire.

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