La besace de haine/C’est vous qui l’avez tué !…

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Éditions Édouard Garand (p. 60-62).

— XV —

C’EST VOUS QUI L’AVEZ TUÉ !…


Au matin suivant, une sœur tourière pénétra dans la chambre du capitaine pour y éteindre la veilleuse. Elle faillit pousser un cri de terreur et s’évanouir en découvrant le capitaine inerte, ensanglanté et le sein percé d’un poignard qui y demeurait planté. Et, chose plus horrible, la main droite de Jean Vaucourt était crispée sur le manche de l’arme.

Elle courut prévenir la sœur supérieure. L’instant d’après toute la maison était bouleversée par cette rumeur affreuse qui courait d’étage en étage, de chambre en chambre, de cellule en cellule :

« Le capitaine Jean Vaucourt avait mis fin à ses souffrances » !

Un suicide !…

La chose était stupéfiante !

Ce suicide était-il possible ? Oui, et c’était même une certitude pour tout le monde.

Pour tout le monde ? Non !

Le vicomte de Loys savait que ce n’était pas un suicide !

Non !… Marguerite de Loisel savait que ce n’était pas un suicide, bien que les circonstances parussent le démontrer ! Elle savait et elle ne savait pas : en apprenant la terrible nouvelle, elle était accourue dans la chambre du capitaine, elle avait vu le jeune homme ensanglanté, livide, immobile et sa main droite serrée sur le manche du poignard. D’abord, elle était tombée à genoux auprès de la couche funèbre en sanglotant.

Ensuite sa pensée s’était mise au travail. Oui, toutes les circonstances pouvaient faire croire au suicide : il tenait encore dans sa main l’arme fatale ! Et puis, Marguerite savait que le capitaine souffrait atrocement, non pas tant de ses blessures reçues à Carillon, que de savoir sa jeune femme et son enfant entre les mains d’ennemis implacables. Savoir que sa femme adorée et son enfant souffraient doublait, triplait sa propre souffrance ! Savoir qu’il ne pouvait aller à leur secours, augmentait sa souffrance !

Dans tout le cours de cette journée où il avait été amené à l’Hôpital-Général, il n’avait cessé de clamer sa souffrance et son désespoir… il s’était suicidé pour échapper à une torture qu’il ne pouvait plus endurer !

Eh bien ! non… l’esprit de Marguerite de Loisel se révoltait à cette pensée ! Elle s’insurgeait opiniâtrement contre cette idée de suicide ! Car Jean Vaucourt avait des ennemis qui le poursuivaient partout ! Car Jean Vaucourt avait tout près de lui un ennemi terrible, le plus terrible peut-être… le vicomte de Loys !

Marguerite, à cette accusation que son cœur voulait mettre sur ses lèvres, se rebellait pourtant… c’était si odieux que c’en était incroyable ! Pourtant !… Elle réussit à faire taire sa pensée, comme elle réussit à faire taire ses lèvres. Elle attendrait les événements.

Et en attendant ces événements, en attendant aussi le chirurgien qu’on avait fait mander, Marguerite retomba dans le gouffre du passé.

Elle se reporta à ce jour où elle avait vu Jean Vaucourt, le jeune clerc de notaire, vêtu de sa soutanelle, fier, noble et beau ! De suite elle avait aimé, sans se l’avouer peut-être, ce jeune homme ! Elle l’avait aimé, peut-être pas de la même façon qu’elle avait aimé le vicomte de Loys, mais elle l’avait aimé quand même ! Et elle l’avait aimé d’un amour plus vrai peut-être qu’elle n’avait aimé le vicomte, puisque pour Jean Vaucourt, pour épargner à Jean Vaucourt toute souffrance, toute douleur, elle se fût fait écharper !

Et voilà, maintenant, qu’il était mort, presque sous ses yeux, et elle n’avait pu lui porter secours !

Marguerite sentit une vive douleur crisper son cœur, douleur qui s’accrut en songeant à Héloïse, au coup affreux que cette nouvelle lui porterait ! Et cette pensée lui fit tellement de mal qu’elle éprouva un étourdissement, et pour ne pas tomber à la renverse, elle se leva pour s’asseoir sur un siège près du chevet du lit.

Le chirurgien arrivait.

Il invita tout le monde à sortir de la chambre, ne retenant près de lui que deux sœurs infirmières.

À regret Marguerite de Loisel sortit de la chambre et gagna sa cellule. Elle allait y chercher les documents qu’elle y avait laissés.

De Loys, qui se réjouissait de voir la mort du capitaine attribuée au suicide, vit venir Marguerite. Et plein d’audace à présent que tout danger se trouvait écarté de lui, il interpella la jeune fille :

— Est-ce vous, vraiment, que je revois ici ?

Il montrait une figure tout à fait étonnée.

— Je suis bien celle que vous pensez, répliqua froidement Marguerite. Que me voulez-vous, monsieur ?

Le ton de la jeune fille et le regard qu’elle lança au vicomte troublèrent grandement ce dernier.

— Mademoiselle Mar… bredouilla-t-il… mademoiselle Lard…

— Dites donc Mademoiselle de Loisel, vicomte ! Si vous n’avez pas oublié ma figure, comment avez-vous pu oublier mon nom ? demanda Marguerite légèrement ironique.

— Pardon, mademoiselle Marguerite, il y a si longtemps, et je suis si malade… Voulez-vous me dire ce qui est arrivé cette nuit ?… On parle de suicide…

— C’est le capitaine Jean Vaucourt, répondit lentement Marguerite en dardant l’éclat de ses yeux noirs et profonds dans les regards troublés du vicomte.

Oh ! ces regards pénétrants, ces regards de feu… comme il se les rappelait ! Ces regards avaient été doux et langoureux un jour ; mais aussi comme ils avaient été durs et redoutables une fois ou deux ! Et à cette même minute ils étaient si foudroyants, que de Loys, malgré lui, papillota des paupières.

— Le capitaine Jean Vaucourt… bégaya-t-il.

— Lui-même, monsieur.

— Il s’est suicidé, dites-vous ?

— Ce n’est pas moi qui le dis, monsieur. Il est vrai que d’autres le disent et le pensent…

— D’autres ?…

— Mais moi je pense et je dis qu’il a été tué !

— Qu’il a été tué !… fit de Loys en pâlissant et en s’agitant avec effroi sous ses draps.

— Oui… reprit Marguerite avec un accent terrible, c’est vous qui l’avez tué !

Et la jeune fille, laissant le vicomte horrifié, s’élança vers sa cellule.

Rapidement elle prit les papiers qui se trouvaient encore éparpillés sur la petite table, en fit un paquet à la hâte et sortit pour regagner sa chambre du jour.

En refermant sa porte un des papiers qu’elle avait sous son bras tomba par terre sans qu’elle s’en aperçut.

Elle s’en alla.

Le vicomte, qui avait vu ce papier tomber, se leva vivement et alla le ramasser pour le glisser aussitôt dans ses vêtements de nuit.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Le matin de ce même jour, vers les six heures et demie, une femme enveloppée d’un manteau d’étoffe grise, un panier au bras, sortait d’un taudis d’une ruelle obscure de la basse-ville : ce taudis, c’était le cabaret borgne de la mère Rodieux, et cette femme, c’était Rose Peluchet.

Elle s’en allait aux provisions.

À l’angle où la ruelle débouchait sur la rue Sault-au-Matelot, Rose Peluchet aperçut une forme humaine écroulée devant une porte et gisant inanimée.

Rose s’arrêta, tremblante et émue. Dans le demi-jour qui régnait elle ne pouvait reconnaître à quel sexe appartenait cette forme humaine. Elle se rapprocha un peu craintivement, puis elle se baissa et reconnut que c’était une femme… une femme jeune encore, mais excessivement maigre, et enveloppée dans une couverture de lit.

— Pour l’amour du bon Dieu ! murmura la jeune fille, qui peut bien être cette femme ?… N’importe ! ajouta-t-elle, on ne peut toujours pas la laisser là à crever de froid et de faim !

Sans plus, Rose déposa son panier par terre, souleva la femme dans ses bras et l’emporta au cabaret.

La mère Rodioux venait de se lever, d’allumer le feu de la cheminée et de commencer à vaquer à ses occupations journalières.

En voyant entrer sa servante avec cette femme inanimée dans ses bras, la mégère s’écria :

— Eh ben ! qu’est-ce que c’est que tu nous apportes pour déjeuner, la Pluchette ?

— Ah ben, patronne, c’est une jeune femme qui était sans vie sur la rue… je l’ai ramassée !

— Tiens ! cette trouvaille !

Rose Peluchet déposa son fardeau sur un grabat près de l’âtre, et la mère Rodioux s’approcha pour voir qui était cette jeune femme.

Les flammes claires du foyer éclairaient vivement les traits livides et amaigris de la jeune femme, et la mère Rodioux en se penchant poussa un cri de surprise :

— Ho ! par la bonne sainte des saintes !… est-ce ben possible ce que je vois ?

— Ah ben, patronne, allez-vous me dire qu’on connaît la dame ?

— Si on la connaît ?… j’te pense, et ce n’est pas la dernière venue !

La mère Rodioux ricana aigrement et ajouta :

— Veux-tu savoir son nom, Rose ?… Elle s’appelle madame Jean Vaucourt, et c’est la fille du comte de Maubertin !

— Ho !… fit Rose Peluchet avec admiration.

La mère Rodioux se pencha à l’oreille de sa servante et avec un ricanement sinistre, elle ajouta :

— Merci, la Pluchette… tu viens de m’apporter une fortune !

— Une fortune !…

Et la Pluchette, croyant que la mère Rodioux avait perdu la boule, partit de rire et s’élança dehors pour aller reprendre son panier et courir aux provisions.