La besace de haine/Piste perdue

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Éditions Édouard Garand (p. 53-56).

— XIII —

PISTE PERDUE


Voilà ce qu’avaient un peu deviné Bigot et ses deux laquais, Deschenaux et de Coulevent. Puis tous trois étaient remontés dans le cabinet de travail de l’Intendant.

De Loys reposait toujours sur le divan.

— À présent, dit de Coulevent, il va falloir s’occuper du vicomte.

— Je désire qu’on me fasse conduire au Couvent des Hospitalières, dit de Loys avec un sourire terrible, et je dois passer pour un homme à demi mort !

Bigot lui jeta un regard de surprise.

Deschenaux s’approcha de l’intendant et lui murmura à l’oreille quelques paroles.

Bigot esquissa un sourire de triomphe diabolique et dit :

— Superbe, vicomte ! Je vais donner ordre qu’on attelle à l’une de mes berlines.

Et, en effet, vingt minutes après le vicomte de Loys, accompagné de son ami de Coulevent, roulait vers l’Hôpital-Général. Et il pensait :

— Maintenant, entre Jean Vaucourt et moi, il ne reste plus qu’une carte à jouer, et je jure Dieu que je jouerai cette carte le premier !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Avant de suivre le vicomte à l’hôpital, nous reviendrons à Flambard qui emportait le père Croquelin sous son bras.

S’étant aperçu qu’il était tout couvert de boue, il pénétra dans un cabaret du voisinage dans le but de refaire sa toilette, et en même temps s’occuper un peu de ramener à la vie l’ancien mendiant qu’il avait probablement étouffé à noir sous son bras.

Mais le père Croquelin, en se sentant libéré, toussa, éternua, et sourit largement.

— Vous m’avez pas mal étouffé, dit-il, mais j’aime mieux cela que toutes les imbécillités de cette bande de diables verts, jaunes et noirs qui dansaient autour de moi comme des sauvages qui s’apprêtent à scalper leurs victimes. Je vous dois donc la vie, monsieur Flambard. Mais me direz-vous où vous avez pris toute cette boue ?

— Cette boue ?…

Flambard se mit à rire et narra son aventure.

Il s’était fait conduire en une chambre par le cabaretier, et, tout en parlant, il faisait sa toilette. Le père Croquelin écoutait et en même temps frottait les habits du spadassin.

Lorsqu’il eut terminé son récit, il demanda :

— Et vous, père Croquelin, vous ne m’avez pas confié votre mésaventure ?

L’ancien mendiant fit le récit de son excursion chez M. Pierrelieu. Quand il en fut venu à la mention par les domestiques de « la captive », Flambard l’interrompit :

— Ah ! ah ! vous êtes certain qu’on a parlé d’une captive ?

— Aussi certain que je suis certain d’étriper un de ces sacrés gardes…

— Eh bien ! nous n’avons pas de temps à perdre. Il sera bientôt le crépuscule, et il importe de vérifier s’il y a captive ou non chez ce Pierrelieu.

Flambard envoya chercher un cabriolet.

— Vous, père Croquelin, allez m’attendre à la maison du capitaine où je vous rejoindrai ce soir !

Il passait quatre heures de quelques minutes, quand le cabriolet portant le spadassin s’arrêta devant la demeure de M. Pierrelieu.

Flambard descendit et s’approcha d’un domestique qui battait des tapis dans le parterre.

— C’est ici que demeure M. Pierrelieu ? interrogea-t-il.

— Il y demeure aujourd’hui, répondit le domestique, mais demain il n’y sera plus.

— Ah ! bah ! dit Flambard.

— C’est comme je vous dis. Demain, nous remménageons en la cité pour l’hiver.

— Bon ! je comprends, sourit Flambard en mettant une pièce d’or dans la main du domestique.

Celui-ci regarda la pièce, puis Flambard, et demanda, en mettant la pièce de monnaie dans sa poche :

— C’est un renseignement que vous désirez ?

— Non, c’est pour t’encourager à ta besogne et me laisser aller frapper à la porte.

— La porte est ouverte, monsieur, comment frapperez-vous ? demanda naïvement le domestique avec quelque méfiance.

— Je me contenterai seulement d’entrer sans frapper.

— Oui… et moi je risquerai de perdre ma place ! Pas de ça, monsieur, je vais vous introduire.

— Comme tu voudras, mon ami. Ainsi donc, monsieur Pierrelieu est là ?

— Non. Monsieur Pierrelieu est à ses affaires à la ville : mais mademoiselle est là.

— Tiens ! fit Flambard avec un accent débonnaire, j’ai précisément une communication à faire à mademoiselle.

— Venez ! dit le domestique.

Il introduisit le spadassin dans le vestibule et appela une fille de chambre.

— Philomène, dit-il, voici un gentilhomme qui veut faire une communication à mademoiselle : va la prévenir !

La fille de chambre s’éloigna. Le domestique indiqua un siège à Flambard et alla reprendre son travail dans le parterre.

Mlle Pierrelieu faillit s’évanouir d’effroi, lorsqu’elle aperçut dans le vestibule la silhouette haute et narquoise de Flambard.

— Mademoiselle, commença celui-ci en s’inclinant, je vous prie de m’excuser si ma visite intempestive vous contrarie ; mais je suis muni pour vous d’une très importante communication de la part du capitaine Jean Vaucourt.

— Jean Vaucourt !… balbutia Mlle Pierrelieu en chancelant.

Flambard se précipita à son secours.

— Voulez-vous vous asseoir, mademoiselle ? Je pense que vous n’êtes pas très bien.

— Ô mon Dieu ! bégaya Mlle Pierrelieu, le sein tremblant, quelle nouvelle affreuse venez-vous m’apprendre, monsieur ?

— Mademoiselle, je viens vous apprendre que le capitaine Vaucourt est blessé et incapable de se mouvoir et qu’il vous redemande sa femme.

— Sa femme !…

Mlle Pierrelieu, de pâle qu’elle était seulement devint livide. Elle étendit les bras en criant :

— Ô monsieur… monsieur Flambard ! ayez pitié de moi !

— Mademoiselle, je ne vous ferai aucun mal, du moment que vous me mettrez en présence de madame Héloïse.

— Mais qui a dit qu’elle était ici ?

— Le capitaine Jean Vaucourt qui m’envoie, répliqua Flambard sans sourciller.

— Mais comment sait-il que sa femme…

— Est ici ?… C’est le bon Dieu qui a permis qu’il la vît en songe dans cette maison.

Et, imperturbable, Flambard ajouta :

— Ce qui prouve que Dieu « sait aussi des méchants arrêter les complots ! »

— Oh ! monsieur, pleurnicha Mlle Pierrelieu, je ne suis ni méchante ni mauvaise…

— Parbleu ! c’est bien ce que je pensais, mademoiselle.

Et Mlle Pierrelieu sachant qu’elle ne pourrait donner le change au spadassin, résolut d’avouer sa complicité en défigurant la vérité.

— Monsieur, reprit-elle en pleurant, comme on m’avait dit que madame Vaucourt courait de grands dangers, j’ai offert ma maison afin qu’elle vécût en sûreté jusqu’au retour de son mari.

— Mademoiselle, je n’ai aucun doute que le capitaine vous saura gré de cette charitable action. Mais, aussi, comme je suis pressé et que le crépuscule approche…

— Vous voulez donc emmener madame…

— Si je veux l’emmener… Mais c’est l’ordre que je dois exécuter bon gré mal gré.

Mlle Pierrelieu, au fond, n’était pas fâchée de se voir débarrassée d’Héloïse puisque celle-ci se trouverait hors de la portée de Deschenaux. Cela reviendrait toujours à une sorte de vengeance contre son volage fiancé ; même qu’elle cherchait à se persuader que ce serait encore la meilleure des vengeances en rendant la jeune femme à son mari !

Et puis, comment aurait-elle pu refuser de rendre la jeune femme à celui qui venait la réclamer ? Ah ! elle connaissait trop la réputation du terrible spadassin pour essayer seulement de se mettre en travers de sa volonté ou de ses intentions. Donc le mieux, de tous côtés, c’était de se rendre et de rendre sa victime.

— C’est bien, monsieur Flambard, je vais aller prévenir madame Héloïse. Mais auparavant je vous dirai qu’elle est bien souffrante depuis un mois, et mon médecin assure qu’elle a besoin de beaucoup de ménagements.

— C’est entendu. Allez, mademoiselle, je vous suis.

— Ne vaut-il pas mieux que j’aille la prévenir, monsieur ?

— Je désire la prévenir moi-même, mademoiselle, sourit Flambard. Voyez-vous, j’ai pour principe de toujours faire moi-même mes affaires.

— Vous ne vous fiez pas à moi ?

— Si, mais vous n’êtes qu’une femme, mademoiselle, et je vous vois très énervée. Aussi, comme la délicate mission que j’ai à accomplir demande du sang-froid, je crois…

— C’est bien, monsieur, venez.

Elle conduisit Flambard aux cuisines.

Les cinq ou six domestiques qui s’y trouvaient furent très surpris d’apercevoir cet étranger qui apparaissait comme un maître redoutable. Leur surprise devint de la stupeur en constatant que Mlle Pierrelieu avait ses beaux yeux noirs tout rougis et tout humides de larmes.

Que se passait-il ? C’était pour eux un événement qu’ils avaient hâte de commenter.

Mlle Pierrelieu appela une servante et lui dit :

— Allumez un bougeoir, Marie, et conduisez-nous à la chambre de Madame !

La servante obéit vivement, toute stupéfaite qu’elle était. Elle pénétra dans un couloir sombre sur lequel donnaient les chambres des domestiques. Mlle Pierrelieu et Flambard suivaient.

La servante s’arrêta devant une porte au fond, c’était la dernière.

— Avez-vous la clef ? demanda Mlle Pierrelieu.

— Je l’ai oubliée ! déclara la servante en rougissant.

— Allez la chercher, commanda Mlle Pierrelieu, je tiendrai le bougeoir.

La servante reprit le chemin de la cuisine.

De suite Mlle Pierrelieu expliqua à Flambard :

— Monsieur, vous pourrez trouver étrange que ma pensionnaire soit ici et sous clef ? Aussi, je désire vous expliquer que je lui ai donné cette chambre pour qu’elle fût plus près de mes domestiques qui en ont soin. Et si je tiens la porte fermée à clef, c’est afin d’empêcher certains domestiques mal stylés de pénétrer chez madame et de l’importuner.

Flambard fit mine d’accepter ces explications comme vraies et sincères.

La servante revint avec la clef de la chambre.

— Ouvrez ! commanda Mlle Pierrelieu.

La porte fut ouverte. La première, la servante poussa un cri de surprise… la chambre était inhabitée !

Flambard aperçut une petite fenêtre ouverte et qui donnait sur une cour à l’arrière de la maison. Cette cour était murée, mais l’une des parois était à demi démolie, et le spadassin comprit que la jeune femme, pour échapper à ses geôliers et à ses bourreaux, avait pris la fuite.

Mais Mlle Pierrelieu, elle, avait poussé un véritable rugissement de lionne blessée.

Elle saisit un bras de Flambard qu’elle serra avec une force prodigieuse, elle serra si fort que ses doigts et ses ongles pénétrèrent dans la chair du spadassin qui ne put réprimer une grimace de douleur.

— Monsieur, gronda sourdement la jeune fille avec des lèvres qui frémissaient tandis que ses regards lançaient des lueurs fauves, monsieur, vous avez une voiture à la porte, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Flambard.

— Eh bien ! emmenez-moi avec vous !

— Pourquoi ? demanda Flambard très étonné.

— Pour me conduire au Palais de l’Intendance. Voulez-vous ? dites !

— Mademoiselle, je ne peux vous refuser, venez.

Flambard ne songea pas à demander de plus amples détails, il croyait deviner. Au Palais de l’Intendance il y avait Deschenaux… il y avait Bigot ! Flambard sourit. La disparition d’Héloïse ne l’inquiétait pas énormément. De ce moment il était quelqu’un qui se chargerait de la retrouver, et ce quelqu’un c’était Mlle Pierrelieu. Oui, Flambard se doutait bien à présent qu’il aurait un bon auxiliaire dans la personne de cette jeune fille !…

Mlle Pierrelieu était montée précipitamment à sa chambre pour s’habiller à la hâte. Quand elle fut prête à partir, elle dissimula un poignard dans son corsage.

Dix minutes plus tard le cabriolet roulait à toute vitesse vers la cité avec Flambard et Mlle Pierrelieu qui, agitée de jalousie et de fureur, songeait :

— Oui, c’est Deschenaux qui l’a fait évader… il la voulait !… Oh ! le monstre, le monstre…