La besace de haine/Tandis que les rapières se heurtent

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Éditions Édouard Garand (p. 69-74).

— III —

TANDIS QUE LES RAPIÈRES SE HEURTENT


Il était huit heures le lendemain de ce jour, lorsque Pertuluis et Regaudin surgirent de la pièce d’arrière de la taverne et vinrent s’installer près du feu dans la salle du cabaret.

La mère Rodioux était à son comptoir.

— Vous avez passé une bonne nuit, messeigneurs ? demanda-t-elle.

— Excellente, madame, répondit Regaudin.

— Une nuit de songes merveilleux ! déclara emphatiquement Pertuluis.

Les deux compères venaient de se lever. Ils avaient couché durant trois heures seulement sur un grabat que la cabaretière avait installé dans sa cuisine. Comme ils avaient passé toute la nuit à boire, ils apparaissaient la tête lourde, la voix enrouée, et les membres grelottants.

— Nous boirions bien deux carafons, dit Regaudin en s’asseyant à cette table près du foyer.

— La Pluchette ! appela la mère Rodioux.

Rose Peluchet, occupée à la cuisine, pénétra dans la salle, la tête ébouriffée et le visage très pâle. Comme le cabaret ne s’était vidé qu’aux petites heures du matin, Rose avait passé la nuit à servir la clientèle.

— Deux carafons à ces gentilshommes ! commanda la mère Rodioux.

La cabaretière était à ce moment occupée derrière son comptoir à une besogne mystérieuse à laquelle elle paraissait fort s’intéresser. Que faisait-elle ? Simplement le mélange de ses liqueurs. Tous les matins elle mettait deux heures à ce travail, mais elle était bien compensée : elle y gagnait un bénéfice de cent pour cent et même davantage.

Rose Peluchet obéit à l’ordre reçu et retourna à la cuisine.

Les deux compères burent lentement et silencieusement les deux carafons, puis ils se mirent à causer à voix basse.

Dans le cours de la nuit une terrible tempête de vent et de neige s’était élevée, et par l’étroite croisée de la taverne l’on pouvait voir au dehors un épais brouillard de flocons de neige qui rendait toutes choses invisibles. Le vent rugissait faisant craquer la baraque et la secouant si violemment que, de temps à autre, Pertuluis levait ses yeux vers le plafond comme pour s’assurer que le toit demeurait encore au-dessus de sa tête. Parfois, de rudes rafales s’engouffraient dans la cheminée, elles soufflaient âprement sur les flammes et les braises et soulevaient un nuage de cendres chaudes et de fumée qui emplissaient la salle.

— Heu ! quel temps… soupira Regaudin.

— Nous avons trouvé un gîte au bon moment, murmura Pertuluis.

— Il faut croire que le bon Dieu ne nous a pas oubliés tout à fait.

— Oui, mais faut-il dire que j’avais promis avant-hier deux messes si nous trouvions un gîte.

— Deux messes ! s’écria Regaudin. Comme ça se trouve… j’avais promis également deux messes le jour d’avant-hier.

— Ce qui fera quatre, dit avec satisfaction Pertuluis. Heureusement que nous sommes tombés tout droit sur le chemin du sieur Deschenaux.

— Décidément, c’est un bon diable, déclara Regaudin, et je ne lui garde plus rancune.

— Ni moi.

— Pourvu, reprit Regaudin, qu’il nous donne suffisamment pour payer nos quatre messes.

— N’a-t-il pas promis mille livres ?

Regaudin se mit à rire.

— Est-ce pour lui montrer l’envers de la peau de ce coquin de Flambard que, j’espère, le diable a dû étriper à quatre !

Cette réminiscence fit rougir de confusion Pertuluis qui grogna :

— Je regrette bien de ne l’avoir pas pourfendu de haut en bas ! N’importe ! N’as-tu pas souvenance d’hier au soir, Regaudin ?

— Si je n’ai pas souvenance ? Biche-de-bois ! je crois que si… ma tête en est toute pleine !

— Et de Deschenaux ?

— Tiens ! c’est vrai. Je dois avouer que cette fumée de l’âtre jette quelque brouillard dans ma mémoire. Donc, le sieur Deschenaux. …

— N’a-t-il pas promis mille livres si nous pouvions lui retrouver cette jeune femme…

— Biche-de-Biche ! s’écria tout à coup Regaudin en se frappant le front. S’il nous l’a promis ? Je crois bien. Je n’ai fait que rêver à cette jeune femme et à ces mille livres, si bien que j’ai encore tous les yeux épanouis de la beauté de cette jeune femme et du rayonnement des mille livres d’or !

— Et bien, moi, j’ai fait mieux que rêver, j’ai observé !

— Oh ! oh ! n’as-tu pas dormi la nuit passée ?

— Pas un pouce, répondit Pertuluis.

— Ah bah ! Pourquoi, ce matin, ronflais-tu à faire lever le toit ?

— Pour faire croire que je dormais. Je regardais et j’écoutais.

— Que diable entendais-tu dans le bruit de cette tempête, et que regardais-tu dans le noir d’enfer qui nous enveloppait ?

— Je voyais d’abord la mère Rodioux et la Pluchette sortir de leurs chambres. Puis, tandis que la Pluchette ranimait les braises du feu, la mère Rodioux allait dans sa taverne quérir un flacon d’eau-de-vie. Ensuite elle faisait un mélange quelconque qu’elle faisait chauffer, puis elle ajoutait du sucre, versait le tout dans une tasse et disait à la Pluchette :

— Fais-lui boire ça !

— Biche-de-bois ! fit Regaudin très intéressé. N’était-ce pas pour toi ou moi ce mélange ?

— Non, répondit Pertuluis. C’était pour une voix plaintive qui partait ou de la chambre de la tenancière ou de celle de la servante.

— Une voix plaintive… Tu as bien dit une voix plaintive ? demanda Regaudin très ému.

— Une voix plaintive de femme, Regaudin… de femme, entends-tu ?

— Si j’entends ? Je crois bien. Même qu’il me semble à t’entendre voir cette belle jeune femme…

— Dont nous a parlé le sieur Deschenaux.

— Mais si, par hasard, cette jeune femme était précisément celle que nous sommes chargés de retrouver, comment se peut-il faire qu’elle soit sous le même toit que nous ?

— Voilà ce que je ne saurais expliquer, mais que je saurai expliquer à coup sûr pas plus tard qu’aujourd’hui.

Puis, brusquement, Pertuluis cria :

— Deux autres carafons ! mère Rodioux.

— La Pluchette ! appela encore la cabaretière.

Cette fois Rose Peluchet ne répondit pas à l’appel.

— Ah ! ça, où est-elle fourrée ? grogna la mère Rodioux qui s’empressa d’apporter vivement les deux carafons à ses hôtes.

— Vous ajouterez ces deux carafons à l’addition, dit Regaudin en souriant.

La mère Rodioux grimaça et dit :

— Messieurs, la monnaie laissée hier par le gentilhomme en manteau de fourrure est épuisée depuis longtemps. Même qu’en plus vous avez aligné joliment de carafons toute la nuit, sans compter la table et le logement et sans compter quelques tasses que vous m’avez cassées, sans compter encore quelques…

— Oh ! si ce n’est que cela, interrompit négligemment Pertuluis, soyez tranquille, la mère. Regaudin, ajouta-t-il avec importance, veuille faire à madame un bon sur la caisse de monsieur l’Intendant !

— Combien alors madame ? demanda Regaudin.

— C’est bien, c’est bien, répondit vivement la cabaretière, j’ajouterai encore ces deux carafons, mes gentilshommes.

Elle s’en alla, grommelant :

— Voyons ! qu’est-ce que la Pluchette peut ben faire dans la cuisine que je l’entends pas ?

Elle pénétra rageusement dans la cuisine où elle trouva la Pluchette renversée sur un siège et évanouie.

La mère Rodioux la secoua durement et cria :

— Hé, là ! fainéante, est-ce le temps de dormir ?

La jeune fille revint à elle en sursaut, tout comme si, en effet, elle sortait d’un sommeil profond. Puis elle passa sa main sur son front livide et murmura :

— J’sus pas ben ben, tout à coup patronne, et j’ai ben envie de me coucher !

La mère Rodioux aperçut le visage défait et l’air malade de sa servante.

— C’est ben, va te coucher un peu, grogna-t-elle. Je t’appellerai quand j’aurai besoin de toi.

Elle regagna la salle du cabaret.

Quelques ouvriers sans travail entraient à ce moment dans la taverne, s’approchaient du comptoir et commandaient à boire.

Peu après un nouveau personnage fit son apparition. En ouvrant la porte une avalanche de neige l’enveloppa. Il repoussa cette porte durement. Il portait sous son bras gauche un paquet assez volumineux. Il jeta un regard ardent autour de lui et aperçut les deux grenadiers.

— Tiens ! Regaudin, c’est encore lui ! murmura Pertuluis qui achevait de vider son carafon.

C’était en effet Deschenaux.

Quand il fut près de la table, il déposa son paquet et enleva son feutre pour en secouer la neige qui le couvrait. Or, la mère Rodioux, qui observait l’homme attentivement, tressaillit en le reconnaissant : les flammes du foyer venaient d’éclairer nettement son visage. Elle ébaucha un sourire mystérieux.

Lui, replaça son feutre sur sa tête, s’assit et commanda d’une voix rogue qu’il essayait de rendre méconnaissable :

— Trois carafons, la mère !

Comme la veille, il jeta sur la table une poignée de louis d’or.

Les yeux de la mère Rodioux, comme ceux de Pertuluis et de Regaudin, reflétèrent des rayons jaunes de cupidité.

La cabaretière était accourue comme une rafale, au risque de se barrer les jambes et de s’allonger sur le parquet.

— Messeigneurs… prononça-t-elle avec un sourire obséquieux.

Elle déposait les carafons et les verres.

— Qu’est-ce cela ? interrogea Deschenaux en examinant le contenu d’un carafon à la lueur des flammes du foyer.

— Monseigneur, c’est de ma réserve pour les gens de haut rang. Goutez, vous allez voir.

Deschenaux emplit les verres.

La mère Rodioux avança des doigts crochus vers les beaux louis, et cupide et hésitante :

— C’est une livre et demie seulement, monseigneur !

— Emporte ! dit rudement Deschenaux.

La mégère empocha lestement les louis et s’en fut à reculons avec révérences sur révérences.

— Allons, mes compères, dit Deschenaux après que les deux grenadiers eurent vidé leurs verres, j’espère bien que je vous trouve en bon état ce matin ; et avec ces vêtements que je vous ai apportés…

— Excellence, interrompit Pertuluis, notre état est tout à fait satisfaisant. Pour ma seule part, il me semble que je pourfendrais cent gardes et cent autres après !

— Quant à moi, qui avais quelques soucis, dit Regaudin, je me trouve depuis hier tout à fait allégé et soulagé ; il me semble bien que je n’ai jamais commis le plus petit péché véniel.

— Bien, sourit Deschenaux. Je vais à présent vous donner quelques nouvelles instructions relatives à cette jeune femme…

— Ah ! au fait, cette jeune femme… interrompit Pertuluis.

Regaudin lui pila rudement sur le bout du pied.

— Au fait, dit-il cette jeune femme…

Pertuluis éternua à faire éclater sa tête.

— Hé ! que signifient ces airs et ces façons ? demanda Deschenaux en fronçant le sourcil.

— Devons-nous parler, Regaudin ? demanda Pertuluis.

— Devons-nous, Pertuluis, confier les indiscrétions dont nous nous sommes rendus coupables ?

Depuis un moment la mère Rodioux ne quittait pas de l’œil les trois hommes.

Mais voilà que pour la troisième fois la porte de la taverne s’ouvrit violemment, et deux personnages entrèrent rapidement l’un après l’autre.

Le premier était un mendiant reconnaissable à ses haillons, au bâton noueux qu’il portait à la main et à sa besace. La mère Rodioux reconnut, non sans surprise, le père Croquelin. Le deuxième, dans la bourrasque de neige qui l’enveloppait encore, était moins visible. Mais il entra tout à fait dans la salle et referma vivement la porte.

Alors Pertuluis jeta cette exclamation de stupeur et peut-être d’effroi :

— Par le ciel et l’enfer ! c’est Flambard !…

Un ricanement nasillard et sinistre retentit dans la salle du cabaret, et une terrible la main et s’étaient retranchés derrière la tami-obscurité du lieu.

— Par les deux cornes de Satan ! ricana Flambard, voici mes excellents camarades de Fontenoy ! Charmé, mes dignes seigneurs.

Au nom de Flambard prononcé par Pertuluis, les trois hommes s’étaient précipitamment levés. Tous trois avaient mis l’épée à la main et s’étaient retranchés derrière la table.

— Charmé… de plus en plus charmé ! disait toujours Flambard en avançant lentement et en faisant tournoyer sa rapière. Je cherchais précisément à me délasser le poignet, et voici que je trouve deux maîtres-ès-armes de grande renommée et de haute valeur. Père Croquelin, ajouta Flambard railleur, je vous présente le Chevalier de Pertuluis !

Révérence narquoise du père Croquelin.

— Père Croquelin, reprit Flambard, je vous présente le Sieur de Regaudin, écuyer du brave chevalier !

Nouvelle révérence de l’ancien mendiant.

— Père Croquelin, poursuivit Flambard en dardant ses yeux narquois sur l’homme au manteau de fourrure qui, à l’entrée de Flambard, avait vivement relevé son cache-nez et enfoncé sur ses yeux son feutre à larges bords, père Croquelin, je vous présente cet intéressant et digne secrétaire de monsieur l’intendant-royal, le Sieur Deschenaux !

Deschenaux poussa un cri terrible.

— Sus ! sus ! hurla-t-il aux deux grenadiers.

Les rapières furent engagées.

— Taille en pièces ! clama Pertuluis.

— Pourfends et tue ! rugit Regaudin.

Au premier choc des épées les ouvriers qui buvaient au comptoir se jetèrent, saisis d’épouvante, hors du cabaret.

Et à ce premier choc aussi Flambard s’aperçut qu’il aurait fort à faire, car la haine et l’eau de vie et, peut-être aussi, l’esprit de revanche, donnaient à Pertuluis et Regaudin une vigueur et une maitrise qui étonnèrent le spadassin.

Deschenaux, dont l’épée était trop courte pour qu’il se mêlât au combat avec avantage, se tenait derrière les deux braves et surveillait la bataille.

Cette bataille, néanmoins, manquait d’intérêt à cause de sa lenteur et de l’extrême prudence avec laquelle les deux grenadiers engageaient leurs lames avec celle du spadassin. Parfois ils tentaient d’attaquer, mais de suite les terribles ripostes de Flambard les rejetaient sur la défensive. Et le spadassin, riant, ne cessait de narguer :

— Ce que c’est que ce bon hasard, il nous fait rencontrer des amis partout, là surtout où l’on n’a pu s’imaginer les trouver ! Ah ! ça, mes maîtres, n’avais-je pas été informé que le roi de France avait envoyé ordre à monsieur de Vaudreuil de vous faire écharper vifs ? Faut-il donc que je sois contraint d’exécuter cet ordre royal ? Je le veux bien, mais j’aurai toujours le regret d’avoir lacéré vos capotes neuves, d’avoir déchiré et abîmé de la pointe de ma rapière ces culottes qu’envierait monsieur Bigot, d’avoir fait quelques trous à vos feutres superbes, d’avoir tailladé quelque peu vos chemises qui manquent à votre dos ! Mais je serai enchanté de vous trouer la peau et de vous donner une de ces saignées gigantesques dont parlait certain bretteur, spadassin et pourfendeur nommé le chevalier de Pertuluis ! J’aurai également ce bonheur enviable d’envoyer ce pauvre Regaudin, qui n’a plus de valant que la peau et les os, faire une promenade chez le diable rouge des mille enfers d’où il ne reviendra jamais plus, je compte bien !

Regaudin, comme s’il eût été distrait par ces paroles mordantes de Flambard, venait de commettre une faute en découvrant Pertuluis qui préparait justement une botte secrète, et la rapière de Flambard, écartant celle de Regaudin, piqua droit à l’abdomen de Pertuluis.

— Ventre-de-bœuf ! grogna celui-ci, que fais-tu, Regaudin, tu as failli me faire crever la panse !

Flambard se mit à rire.

— Maître Regaudin, dit-il, a encore du rêve de la nuit dernière dans l’œil, il voit trouble !

Le jeu des-rapières devint plus rapide ; Pertuluis, que la colère excitait, reprenait l’offensive avec Regaudin qui voulut réparer sa faute.

— Pan !… cria tout à coup Pertuluis.

— Et pan !… riposta Flambard en éclatant de rire.

Pertuluis avait de la pointe de sa rapière atteint Flambard à la joue droite d’où un filet de sang avait jailli.

Mais Flambard, déjouant l’épée de Regaudin, réussit par un coup droit très rapide à enfoncer sa rapière de deux pouces dans le ventre de Pertuluis qui faillit s’affaisser.

— Ventre-de-cochon ! cet animal-là en veut donc absolument à ma panse !

— Tu en perds, Pertuluis, tu en perds ! cria Regaudin pour se venger de ce que lui avait dit son compère l’instant d’avant.

Pertuluis ne répliqua pas, mais son jeu devint plus serré et plus ardent ; et Flambard, qui ne s’était jamais mesuré avec les deux gaillards, commençait à penser qu’ils valaient un peu mieux qu’on avait dit. Il comprit que c’étaient deux rudes ferrailleurs qui pourraient bien lui donner du fil à retordre. Il avait perdu l’offensive qu’il ne semblait plus pouvoir reprendre, et à son tour il reculait, retraitait…

Mais il ne perdait pas son sourire ironique ni cessait-il de persifler :

— Décidément, mes maîtres, quelque bon diable — serait-ce cet excellent Deschenaux que la mère Rodioux semble vouloir embrasser ? — vous aura appris à manœuvrer une rapière !

Tout en ferraillant, Flambard avait surpris la mère Rodioux à faire des signes d’intelligence avec Deschenaux, puis il avait vu la tenancière s’approcher du secrétaire de Bigot, se pencher à son oreille… mais non pour l’embrasser, pour lui dire ceci seulement :

— Monseigneur, ce Pertuluis et ce Regaudin sont propres pour l’enfer qui les attend et où ce démon de Flambard va les envoyer à coup sûr. Or, si Flambard demeure vainqueur, vous êtes perdu aussi, et peut-être moi avec, et peut-être aussi une jeune femme très intéressante qui est là, dans mon logis, et qui vaut deux mille livres comme rien…

— Une jeune femme ? dit Deschenaux en tressaillant. Qui est cette jeune femme ?

— La fille du comte de Maubertin… mais c’est deux mille livres, monseigneur !

Deschenaux manqua s’évanouir d’étonnement et de joie.

— La fille de Maubertin ? murmura-t-il. Tu ne rêves pas ?

— Vous voyez bien que je suis éveillée, pardi ! puisque je vous demande deux mille livres !

— Deux mille livres ?… Certes, tu les auras. Où est cette jeune fille ?

— J’ai dit une jeune femme, et c’est deux mille livres, monseigneur, je vous le répète ! Car je sais que monsieur Flambard me les compterait, lui, rubis sur l’ongle !

— Prends garde qu’il ne te compte dix coups de sa rapière !

— Je sais ce que je dis. Est-ce entendu ? Ou faut-il que j’aille tirer ce bon monsieur Flambard par la manche de son habit ?…

— Attends… ne fais semblant de rien ! J’ai là quinze cents livres dans une bourse, elles sont à toi ! Aujourd’hui, demain, quand tu voudras, les cinq autres cents livres seront à toi… tu n’auras qu’à te présenter au Palais !

— C’est bien. La bourse ?…

Deschenaux tira une lourde bourse, celle peut-être qu’il avait promis de remettre à Pertuluis et Regaudin, et il la déposa dans les mains de la mère Rodioux qui esquissa une affreuse grimace de jubilation.

— À présent, reprit Deschenaux, dis-moi vite où est cette jeune femme et indique-moi par où je pourrai fuir avec elle !

À cet instant, Flambard avait le dos tourné à la cabaretière et à Deschenaux. Il retraitait toujours, renversant sur son passage les tables et les escabeaux pour embarrasser ses deux adversaires qui fonçaient sur lui avec une prodigieuse vigueur. Le père Croquelin suivait les combattants pas à pas, ne perdant pas un détail de la bataille, et assuré que Flambard méditait quelque coup qui enverrait chez le diable les deux grenadiers.

Le moment était donc opportun pour Deschenaux et la cabaretière de s’esquiver sans que leur sortie fût remarquée. La mère Rodioux conduisit Deschenaux à la cuisine et lui indiqua la chambre d’Héloïse.

— Faites vite ! souffla-t-elle.

Deschenaux bondit.

Héloïse, assise sur le bord de son grabat écoutait, haletante, les bruits de la bataille, et elle demandait à Dieu de donner la victoire à Flambard dont elle avait reconnu la voix. Mais en voyant paraître Deschenaux, elle poussa un cri terrible. Lui, se jeta sur la jeune femme, la roula dans une couverture et la prit dans ses bras pour reprendre immédiatement le chemin de la cuisine.

— Par ici ! lui cria la mère Rodioux qui tenait la porte ouverte sur la petite cour à l’arrière de la taverne. La tempête rugissait de plus en plus au dehors, Deschenaux s’y jeta avec sa proie dans ses bras, et la mère Rodioux referma vivement la porte.

Mais Flambard avait entendu le cri poussé par Héloïse.

— Par les deux cornes de Lucifer ! jura-t-il. Est-ce qu’on égorge les femmes par là ? Oh ! oh ! ajouta-t-il, étonné, où est allé ce Deschenaux du diable ?

Il fut agité par un pressentiment qui mouilla d’une sueur glacée la racine de ses cheveux. Et alors, par un prodige remarquable, il passa de la défensive à l’attaque à la plus grande surprise des deux grenadiers. Sa rapière voltigea et siffla terriblement, et elle domina tous les bruits de l’ouragan abattu sur la cité. Puis la lame étincelante atteignit Regaudin à l’épaule gauche. Le grenadier laissa tomber son épée et s’écrasa sur le plancher. Flambard fit un bond contre Pertuluis ; les deux rapières, dans le choc qui suivit, jetèrent des étincelles, et celle de Pertuluis s’envola de sa main, monta au plafond, résonna bruyamment et retomba aux pieds du « chevalier » qui demeura tout hébété…

— Père Croquelin ! hurla aussitôt Flambard, suivez-moi !

Sans plus s’occuper des deux grenadiers, notre héros s’élança vers la porte de la cuisine que d’un coup d’épaule il enfonça.

Il se trouva dans la cuisine juste au moment où la mère Rodioux refermait la porte sur Deschenaux qui emportait Héloïse de Maubertin.

— Par ici, père Croquelin, cria Flambard !

D’un coup de poing il envoya rouler la mère Rodioux à dix pieds sur le plancher où elle demeura évanouie. D’un autre coup d’épaule il fit voler cette seconde porte en éclats et se rua dans la tempête, seulement guidé par son pressentiment.

Le père Croquelin suivait derrière ; toutefois, avant de sortir, il regarda la mère Rodioux étendue inerte sur le plancher et murmura :

— Si vous avez fauté, la mère, ça va vous coûter cher, car je connais Flambard… Gare à vous, donc !

Et il disparut à son tour dans la bourrasque de neige…