La besace de haine/Les mille livres de Pertuluis et Regaudin

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Éditions Édouard Garand (p. 74-76).

— IV —

LES MILLE LIVRES DE PERTULUIS ET REGAUDIN


Étourdis et fort penauds, Pertuluis et Regaudin se regardaient comme chats échaudés : Regaudin tapotant son épaule gauche, Pertuluis tripotant sa panse endommagée par la rapière de Flambard. Puis, soupirant et hoquetant, les deux compères se mirent à panser leurs légères blessures.

Pertuluis bégaya :

— J’ai soif !

Regaudin bredouilla :

— J’ai la gorge desséchée comme un ruisseau à sec !

— Ohé ! la mère… appela Pertuluis.

— Biche-de-bois ! où est ma rapière ? demanda Regaudin.

Ventre-de-grenouille ! où est ma rapière ? fit comme un écho la voix de Pertuluis.

Tous deux, découvrant leurs épées gisant par terre, rougirent violemment.

— La gueuse ! grommela Pertuluis en ramassant sa rapière, comment a-t-elle pu échapper de ma main ?

— Cette satanée lame ! fit Regaudin en relevant son épée, je jurerais que la mère Rodioux en a graissé la poignée avec le lard d’un goret !

— Une chose sûre, reprit Pertuluis, ce Flambard de cochon allait crever, car j’avais ce coup tout paré… Tu connais ce coup, Regaudin ? Mais tu sais, pour le réussir à point il y a une manière de se glisser les doigts autour de la poignée, et alors — peut-être étais-je trop soûl ? — oui, alors, la poignée m’a échappé ! Holà ! la mère Rodioux, vociféra-t-il aussitôt, va-t-il falloir s’égosiller pour commander rien que deux petits carafons ?

— Si l’on se servait soi-même, proposa Regaudin, car mon gosier prend feu !

— Ma langue se dépend, et je la perdrai ! dit Pertuluis en serrant sa gorge.

— Eh bien ! mon vieux, tu t’y connais en eau-de-vie, va nous servir !

— Tiens ! cette idée… comme si je ne l’avais pas eue avant toi !

Et Pertuluis, pestant contre la soif qui l’étranglait, contre la mère Rodioux, contre ce satané Flambard, se dirigea titubant vers le réduit où la cabaretière entassait ses liqueurs, souleva un fût, le déposa sur le comptoir, tourna la cannette et se mit la bouche au-dessous.

— Eh là ! eh là ! Pertuluis, cria Regaudin en se précipitant, vas-tu avaler la futaille entière ? Biche-de-bois ! m’en faut aussi !

Il repoussa rudement Pertuluis qui avait sa face toute mouillée d’eau-de-vie, et à son tour il appliqua sa bouche sous la cannette. Et tous deux, tour à tour pendant dix minutes, s’humectèrent chacun à sa soif.

— Bien ! fit Regaudin avec un sourire d’extase, me revoilà d’aplomb !

— Ouf ! souffla rudement Pertuluis en s’essuyant la face, j’ai cru un moment que je buvais la mer ! J’en suis si gonflé que la panse m’en claque !

— Moi, dit Regaudin, qui chavirait d’ivresse, je cours après ce gredin de Flambard et je le perce comme une outre vide !

— C’est dit, appuya Pertuluis. Moi, je lui fais sortir tout le venin de sa carcasse, puis je souffle ses tripes jusqu’à ce qu’elles crèvent et éclatent comme des coups de canon !

— Allons ! cria Regaudin.

— Va, Regaudin, je t’enfile la marche !

— Je glisse… fit Regaudin en mettant la main sur le pommeau de sa rapière.

— Et j’extirpe… acheva Pertuluis.

Regaudin passa dans la cuisine, mais il s’arrêta, surpris, sur le seuil de la porte en débris.

— Oh ! oh ! que vois-je ? fit-il.

Puis, faisant un bond énorme, il s’élança auprès du corps inanimé de la mère Rodioux et lui arracha des mains la bourse que lui avait remise Deschenaux.

Pertuluis regretta de n’avoir pas pris les devants, il arriva trop tard.

— Nos mille livres ! criait Regaudin fou de joie, élevant la bourse et la soupesant. Même, ajouta-t-il, que cette divine bourse me paraît peser un peu plus que les mille livres !

— L’intérêt !… ajouta sententieusement Pertuluis.

Puis, marchant brusquement vers son compère, il essaya de lui enlever la bourse, disant :

— Comptons et partageons !

— Comptons et partageons !

— Pas de ça ! grogna Regaudin aigrement. Je touche, donc je tiens les finances. Voilà ! ajouta-t-il, en laissant tomber une poignée de louis d’or dans la main de Pertuluis.

Celui-ci soupira et enfouit la monnaie dans l’une de ses poches. Il ne se rebella pas ; car il était entendu que celui des deux qui touchait le premier telle somme d’argent en administrait la dépense jusqu’à épuisement.

Soudain, Pertuluis tendit l’oreille et sourit largement. Puis il cria à Regaudin, qui s’était mis à danser et à chanter autour de la mère Rodioux, qui demeurait toujours sans connaissance :

— Silence donc ! Regaudin, n’entends-tu pas ?

— Je n’entends que le merveilleux carillon de cette bourse !

Sautant et fredonnant des airs joyeux Regaudin continuait à faire tinter les pièces d’or à ses oreilles.

— Chut donc, animal ! vociféra Pertuluis en lançant à son camarade un coup de pied qui l’envoya rouler à quelque cinq ou six pieds.

Regaudin se releva en gémissant et demanda :

— Qu’est-ce donc que tu entends de plus divin que l’harmonie de cette monnaie ?

— Hé ! ventre-de-crapaud ! vas-tu museler ta crécelle maudite ? hurla Pertuluis. Je te dis d’écouter !

Il tendait l’oreille à l’entrée du passage qui longeait les trois chambres du logis.

Regaudin se décida de garder le silence.

Un faible gémissement de femme se confondait avec les bruits du vent. Regaudin s’était rapproché de son compagnon.

— C’est la voix plaintive que j’ai entendue la nuit passée, murmura Pertuluis… c’est cette jeune femme !

— Oh ! oh ! fit Regaudin en écarquillant les yeux, y aurait-il là un autre mille livres ?

— Tout juste… attends-moi !

Pertuluis se glissa dans le passage, puis pencha la tête dans la première porte ouverte qu’il découvrit ; c’était la chambre de la mère Rodioux, et elle était vide. Il alla à la seconde porte ; là encore la chambre était déserte.

Alors le gémissement entendu parvint de nouveau à l’oreille du grenadier.

— Tiens ! c’est là, se dit-il tout joyeux.

C’était la chambre voisine dont la porte était hermétiquement fermée.

Pertuluis la poussa. Cette pièce, comme les autres sans fenêtre, était très obscure. Tout de même Pertuluis perçut une forme humaine étendue sur un grabat. Il frémit de tout son être, et comme un fauve se jette sur une proie, il se rua vers le grabat, saisit la forme humaine, la roula prestement dans une couverture et la souleva dans ses bras.

— Ô mon Dieu ! ô mon Dieu !… cria une voix de femme toute tremblante de peur.

— Tais-toi ! gronda la voix sourde de Pertuluis. Sinon, je t’enfonce ce poignard dans ta belle gorge, ce qui sera un bien grand malheur, attendu que…

La voix effrayée se tut, et la forme humaine palpita dans les bras de Pertuluis, qui ajouta :

— Bien ! faut être sage, ma jolie, ça vous vaudra plus cher !

Il emporta son fardeau dans le passage et gagna rapidement la cuisine.

Regaudin l’attendait.

— Est-ce fait ? demanda-t-il en voyant apparaître son camarade.

— Oui, répliqua rudement Pertuluis. Allons, ouvre la marche, ça presse !

Regaudin cligna de l’œil à la vue du paquet volumineux que Pertuluis portait dans ses bras et demanda, narquois :

— Où allons-nous, monsieur le Chevalier ?

— Chez son Excellence, monsieur le Prince de Deschenaux, réclamer les mille livres qu’il nous a promises !…

Les deux grenadiers s’élancèrent dans la neige.