La cache aux canots/07

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Éditions de l'Action canadienne-française (p. 51-55).


VII

DES AMIS



UNE ANNÉE s’était écoulée depuis le jour où le manchot avait porté secours au coureur des bois, et une solide amitié s’était formée entre cet Indien un peu étrange et le chasseur français. Celui-ci possédait bien la langue indigène ; de son côté, Amiscou, avec sa remarquable intelligence, n’avait pas tardé à comprendre le langage des Blancs et même à parler un peu cette langue nouvelle.

Jean Brisot et le manchot faisaient souvent de longues parties de chasse ; le solitaire des bois avait le don de découvrir les endroits propices et, de son unique bras, il se servait fort habilement d’une carabine que lui avait donnée le Visage-Pâle. Le soir, ils fumaient ensemble auprès de leur feu de camp, et le Français se faisait raconter le détail de la vie aventureuse du jeune Indien.

Dès le lendemain de leur rencontre, lors de l’épisode du loup, le Huron avait raconté au petit Jeannot l’histoire de son bras et du passage des Iroquois et, l’enfant, doué d’un très

bon cœur, avait saisi la grande main cuivrée du manchot et s’était écrié :

— Oh ! les méchants ! Pauvre Amiscou, comme tu as dû souffrir !

Cet élan spontané avait ému le solitaire, lui que les enfants fuyaient toujours, et dès ce moment une grande affection s’établit entre lui et le jeune fils de Jean Brisot. Presque chaque jour, le Castor revenait à la maisonnette et il avait toujours quelque cadeau pour plaire au petit : c’était un arc et un carquois de flèches, une lance de bois, une hache inoffensive passée dans une petite ceinture de jonc, ou d’écorce, de jolis coquillages qu’il allait chercher sur les bords du lac Salé… enfin, toujours, il s’évertuait à faire plaisir à Jeannot.

Le chasseur, touché de cet attachement de l’Indien pour son fils, conçut bientôt pour ce Huron une amitié véritable et qui ne fit que s’accroître à mesure qu’il faisait plus ample connaissance avec ce sauvage nomade, qui semblait vouloir enfin se fixer auprès de ses nouveaux amis.

Un soir d’hiver, le Castor, sur les instances de Jeannot, avait consenti à passer la nuit à la maisonnette, à cause de la tempête qui faisait rage ; les deux hommes restèrent longtemps à causer auprès du feu et, tout en fumant leurs calumets de plâtre, l’Indien demanda :

— Pourquoi es-tu dans ce pays, toi, mon ami ? Et surtout, pourquoi restes-tu si loin des hommes de ta nation qui ont des villages et des maisons ?

Jean soupira un peu, tira une longue bouffée de sa pipe et, regardant rêveusement la fumée qui allait se perdre dans la cheminée, il répondit :

— Je suis natif de Marseille ; j’étais venu en Nouvelle-France pour chercher fortune… ma femme m’accompagnait. Nous quittâmes le port, il y a dix ans, sur un grand voilier qui ramenait dans ce pays monsieur de Maisonneuve, le gouverneur de Ville-Marie, et plusieurs autres personnages. Il y avait aussi à bord une bonne dame du nom de Marguerite Bourgeoys, qui venait, avec des compagnes, établir des écoles en ce pays. À notre arrivée à Québec, je m’installai pour un temps non loin du fort Saint-Louis, et je trouvai bientôt du travail… Puis, à la fin du troisième hiver, ma femme tomba malade… Jeannot avait alors six mois… une fluxion de poitrine emporta la jeune mère et je restai seul avec le petit…

La voix du chasseur se fit rauque, coupée par l’émotion ; il se tut un moment, puis continua :

— Tu ne peux comprendre mon désespoir ! Je ne voulus pas rester à Québec, je partis vers ces régions nouvelles amenant avec moi la fidèle Onata qui adorait l’enfant. Dans la solitude des forêts, j’ai mieux enduré ma peine… et le petit a pris de la santé en grandissant si près des sapins !

— Ne revois-tu jamais tes compatriotes ?

— Pas ici, mais, lorsque je vais vendre mes peaux de loup et de castor, j’en rencontre toujours.

— Et des Robes-Noires… en vois-tu ?

— Sans doute, à chaque voyage. N’es-tu jamais allé toi-même dans les établissements sur les bords du grand fleuve Saint-Laurent. ?

— Jamais !

— Je t’amènerai la prochaine fois, veux-tu ?

— Hé ! Hé ! Je porterai Jeannot quand il sera fatigué !

— Jeannot restera ici avec la squaw[1], c’est un trop long voyage pour lui !

— Alors, je reste, dit le grand Indien, il va s’ennuyer le petit… je l’amuserai en ton absence !

— Comme tu voudras, mon ami. Je serai content de te savoir auprès d’eux et, à mon retour, j’aurai sans doute des nouvelles à t’annoncer ; je sais qu’il est question d’un établissement français dans ces environs et, dans ce cas, si tu restes ici, tu auras bien sûr l’occasion de rencontrer une Robe-Noire !… N’as-tu jamais songé à devenir chrétien ?

— Non, je ne connais pas cette religion, mais, quand j’étais petit, j’entendais les gens parler d’un Dieu qui n’était pas le Manitou… était-ce le Dieu des chrétiens ?

— Oui, mon ami, le Dieu des Chrétiens, le Dieu de Jeannot, le mien… le seul vrai Dieu !

— Le Dieu aussi des Robes-Noires ?

— Certainement !

— Alors il doit, ce Dieu, avoir un paradis pour ses fidèles ?

— Oui, le ciel !

— Et si j’adorais ce Manitou des Visages-Pâles, je pourrais, à la mort, y entrer dans ce ciel et retrouver mon guérisseur dont je revois chaque nuit en rêve la figure pleine de douceur ?

— Bien sûr ! Et, tu sais, à mon voyage, je ne manquerai pas d’apprendre le nom de ce missionnaire, victime des Iroquois !

Lorsque vint le printemps, Jean Brisot partit pour Ville-Marie afin d’y faire la traite de ses belles fourrures, confiant aux soins de l’Indienne et de Grand-Castor, son jeune fils tant aimé. Son absence devait durer environ deux mois.


  1. Femme indienne.