Contes d’Italie/La carte postale

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Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 183-196).


LA CARTE POSTALE


Dans un silence solennel, le soleil se lève ; des rochers de l’île, un brouillard bleuâtre monte vers le ciel, imprégné du doux parfum des genêts dorés.

Au milieu de la sombre plaine des eaux endormies, sous la pâle coupole du ciel, l’île est comme un autel élevé au dieu Soleil.

Les étoiles viennent de s’éteindre, mais la blanche Vénus scintille encore ; solitaire, elle se noie dans la froide hauteur du ciel trouble, au-dessus des couches transparentes des nuages teintés de rose qui se consument lentement à la flamme des premiers rayons.

Pour accueillir le soleil, les brins d’herbe se redressent, ainsi que les pétales des fleurs, appesantis par la rosée ; des gouttes lumineuses pendent au bout des tiges, elles grossissent, se détachent et tombent sur la terre qui sort de son sommeil.

Les oiseaux se sont réveillés, ils voltigent et chantent dans le feuillage des oliviers ; et, d’en bas, s’exhalent vers la montagne les profonds soupirs de la mer, ranimée par le soleil.

Tout est calme, les gens dorment encore, et dans la fraîcheur du matin, le parfum des fleurs et des herbes est plus net que les sons.

Sur le seuil de la blanche maisonnette, assaillie de toutes parts parla vigne, comme une barque par les flots glauques de la mer, apparaît le vieux Ettore Cecco, qui vient saluer le jour. C’est un homme solitaire, misanthrope, aux longs bras de singe, au crâne dénudé de sage, au visage si fripé par le temps, qu’on ne distingue presque plus les yeux au milieu des rides sèches qui les entourent.

Après avoir lentement porté à son front sa main velue et noire, il contemple un grand moment le ciel rose, puis il regarde autour de lui ; sur la pierre lilas de l’île chatoie toute une gamme de tons émeraude et or : le rose, le rouge et le jaune flamboient. Le visage tanné du vieillard s’épanouit en un petit rire débonnaire ; il hoche sa tête pesante et ronde.

À son attitude, on dirait qu’il porte un fardeau ; ses pieds sont très écartés l’un de l’autre, son dos un peu voûté ; autour de lui, l’aurore s’amuse avec une gaîté toujours croissante ; la verdure de la vigne étincelle avec plus d’éclat, les pinsons et les serins gazouillent plus fort parmi les arbustes, les clématites et les ronces ; dans les buissons d’euphorbe, les cailles chantent ; un merle siffle, insouciant et coquet comme un Napolitain.

Le vieux Cecco élève ses longs bras fatigués au-dessus de sa tête : il s’étire comme s’il se préparait à s’envoler vers la mer paisible, semblable à du vin dans une coupe.

Et après avoir fait jouer ses vieux os, il s’assied sur une pierre près de la porte. De la poche de sa veste, il sort une carte postale, ferme à demi les paupières et se met à la regarder attentivement, en remuant les lèvres sans parler. Sur son large visage, qui n’a pas été rasé depuis longtemps et qui semble comme argenté, un nouveau sourire apparaît ; et dans ce sourire se confondent bizarrement l’amour, la tristesse et la fierté.

Sur le morceau de carton qu’il tient, sont représentés en bleu deux jeunes hommes aux larges épaules ; ils sont assis côte à côte et ils sourient gaîment ; ils ont des cheveux bouclés, une grosse tête comme celle du vieux Cecco ; au-dessus des portraits, on a imprimé en grandes lettres très lisibles : « Arturo et Enrico Cecco, deux nobles combattants de la classe ouvrière. Ils organisèrent la grève de vingt-cinq mille ouvriers de l’industrie textile, dont le gain était de six dollars par semaine, et ils viennent d’être incarcérés. Vivent les champions de la justice sociale ! »

Le vieux Cecco ne sait pas lire et l’inscription est écrite en langue étrangère ; mais il sait ce qu’elle signifie ; chaque mot lui est familier et crie, chante, comme une trompette de cuivre.

Cette carte postale bleue avait causé au vieillard beaucoup d’inquiétudes et de tracas ; il l’avait reçue deux mois auparavant et, immédiatement, avec son instinct paternel, il avait senti que quelque chose allait mal : car on ne publie le portrait des pauvres gens que lorsqu’ils ont violé les lois.

Cecco avait caché ce morceau de papier dans sa poche ; c’était comme une pierre posée sur son cœur et dont le poids augmentait chaque jour. Bien des fois, il voulut montrer sa carte au curé, mais une longue expérience de la vie l’avait convaincu que « si le prêtre dit la vérité à Dieu, il ne la dit jamais aux hommes ».

La première personne à laquelle il demanda la signification de la mystérieuse carte fut un peintre étranger, un jeune homme, grand et mince, aux cheveux roux, qui venait très souvent chez Cecco.

— Signor, dit Cecco au peintre, qu’ont-ils fait, ces gens-là ?

L’artiste jeta un coup d’œil sur les joyeuses physionomies des deux enfants du vieillard et il répondit :

— Quelque chose de drôle, sans doute…

— Et qu’y a-t-il d’écrit en haut ?

— C’est en anglais. Les Anglais exceptés, personne ne comprend leur langue, sinon Dieu et aussi ma femme, si elle dit la vérité en cette circonstance, car dans bien des cas elle ne la dit pas.

Le peintre était bavard comme une pie : il était visible qu’il ne pouvait parler sérieusement de quoi que ce fût. Le vieillard le quitta avec un air morne ; le lendemain, il se rendit chez la femme de l’artiste, une grosse signora. Il la trouva au jardin, vêtue d’une robe blanche, ample et transparente : elle était accablée par la chaleur ; couchée dans un hamac, elle levait des yeux irrités vers le ciel bleu.

— Ces gens ont été mis en prison, dit-elle en mauvais italien.

Les jambes du vieillard tremblèrent comme si l’île tout entière avait vacillé sous un choc ; il trouva pourtant la force de demander :

— Ils ont tué ou volé ?

— Oh ! non. Ce sont des socialistes, tout simplement.

— Des socialistes, qu’est-ce que c’est ?

— C’est de la politique ! expliqua la signora, et elle ferma les yeux.

Cecco savait que les étrangers sont des gens absurdes, plus bêtes que les Calabrais ; mais il avait envie de savoir la vérité au sujet de ses enfants et il attendit longtemps près de la signora, jusqu’à ce que celle-ci ouvrît enfin ses grands yeux indolents. Et alors il demanda, en désignant du doigt les deux visages :

— Est-ce honnête ?

— Je ne sais pas, répondit-elle avec ennui. Je t’ai dit que c’était de la politique, comprends-tu ?

Toute la nuit, le vieux garda le portrait de ses enfants entre ses doigts ; à la lueur de la lune, la carte semblait noire et faisait naître des pensées encore plus sombres. Le matin, il résolut d’interroger le prêtre ; l’homme à la soutane noire lui répondit brièvement et avec sévérité :

— Les socialistes, ce sont des gens qui nient la volonté de Dieu ; il te suffit de savoir cela.

Et il ajouta d’un ton plus sévère encore, tandis que Cecco s’en allait :

— Il est honteux de s’intéresser à des choses pareilles, à ton âge…

« C’est heureux que je ne lui aie pas montré la carte ! » pensa le vieillard.

Trois ou quatre jours après, il se rendit chez le coiffeur, un faraud, un étourdi, robuste comme un jeune âne, dont on disait qu’il aimait pour de l’argent de vieilles dames américaines qui viennent soi-disant jouir de la beauté de la mer et qui, en réalité, cherchent des aventures avec de pauvres gens.

— Dieu ! s’exclama ce mauvais garçon après avoir lu l’inscription, et ses joues s’enflammèrent de joie. C’est Arturo et Enrico, mes camarades ! Ah ! je vous félicite de tout cœur, père Ettore, et je me félicite, moi aussi. Voilà que j’ai encore deux compatriotes célèbres de plus ! Comment n’en serait-on pas fier !

— Ne bavarde pas trop ! avertit le vieillard.

Mais l’autre criait en gesticulant :

— Ah ! que je suis content !

— Qu’y a-t-il d’écrit sur eux ?

— Je ne peux pas le lire, mais je suis sûr que c’est la vérité. Les pauvres garçons doivent être de grands héros pour qu’on ait enfin dit la vérité à leur sujet !

— Tais-toi, je t’en prie ! répéta le vieillard, et il partit en faisant claquer furieusement ses sabots sur les pierres.

Il se rendit chez un signor russe qui passait pour un homme honnête et bon, s’assit près du lit de camp sur lequel celui-ci se mourait lentement, et demanda :

— Que dit-on de ces gens-là ?

Fermant à demi ses yeux tristes et décolorés par la maladie, le Russe lut d’une voix faible l’inscription de la carte postale. Le vieillard l’interrompit :

— Signor, vous le voyez, je suis très vieux et j’irai bientôt vers mon Dieu. Quand la Madone me demandera ce que j’ai fait de mes enfants, je devrai lui répondre en détail et sincèrement. Ce sont mes enfants qui sont sur cette carte, mais je ne comprends pas ce qu’ils ont fait et pourquoi ils sont en prison.

Alors, le Russe lui conseilla d’un ton très grave et très simple :

— Vous direz à la Madone que vos enfants ont bien compris le principal enseignement de son Fils : ils aiment leur prochain d’un vivant amour.

On ne peut dire de mensonges avec simplicité ; pour mentir, il faut des mots sonores et quantité d’enjolivements. Le vieillard crut le Russe et il serra avec force la frêle main qui ignorait le labeur.

— Ainsi, la prison, ce n’est pas une honte pour eux ?

— Non, dit le Russe. Vous le savez, on ne met les riches en prison que lorsqu’ils ont fait trop de mal et qu’ils n’ont pas su le dissimuler, tandis que les pauvres diables, eux, sont jetés au cachot dès qu’ils veulent faire un tant soit peu de bien. Vous êtes un heureux père.

Et, de sa voix frêle, il raconta à Cecco ce que les gens honnêtes avaient projeté de faire de la vie : ils voulaient vaincre la misère et l’ignorance, et tous les abus et les infamies qui en résultent.

Le soleil flambe au ciel comme une fleur de feu et sème la poussière dorée de ses rayons sur les grises masses des rochers ; dans chaque fissure de la pierre, quelque chose de vivant — herbes couleur d’émeraude, fleurs bleues comme le ciel — se dresse avec avidité vers le soleil. Les étincelles dorées de la lumière solaire éclatent et s’éteignent dans les grosses gouttes de rosée cristalline.

Le vieillard regarde comme tout, autour de lui, aspire la lumière, absorbe cette force vivante, comme les oiseaux s’affairent et construisent des nids en chantant. Il pense à ses enfants, qui sont sur l’autre bord de l’Océan, détenus dans la prison d’une grande ville, ce qui est mauvais pour la santé, oui, très mauvais.

Mais ils sont en prison, parce qu’ils sont honnêtes, comme leur père l’a été toute sa vie.

Et le vieux visage bronzé s’illumine d’un sourire orgueilleux.

— La terre est riche, les gens sont pauvres ; le soleil est bon et l’homme mauvais, se dit le vieillard. J’ai pensé à cela toute ma vie et quoique je ne leur en aie pas parlé, ils m’ont compris. Six dollars par semaine, c’est quarante lires. Oh ! oh ! Mais ils ont trouvé que c’était trop peu, pour un homme qui veut bien vivre, et vingt-cinq mille de leurs camarades ont été d’accord.

Il est sûr que ses pensées secrètes se sont développées et agrandies en ses enfants ; il en est très fier, mais il sait combien les gens ajoutent peu de foi aux histoires qu’ils inventent eux-mêmes tous les jours, et il se tait.

Pourtant, le vieux cœur si vaste déborde parfois, en pensant à l’avenir des deux fils, et alors Cecco, redressant son dos voûté, bombant sa poitrine, rassemblant ses dernières forces, crie d’une voix enrouée vers la mer, vers le lointain, dans la direction où sont ses enfants :

Va li o !

Et le soleil rit, s’élevant toujours plus haut, au-dessus de l’eau molle et épaisse de la mer ; dans les vignes, les gens répondent au vieillard :

O-oï-i