La ceinture fléchée/Oui, je l’aime !

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Éditions Édouard Garand (p. 26-28).


CHAPITRE XIV

« OUI, JE L’AIME ! »


Sept jours s’étaient écoulés depuis la première rencontre de Jacques Martial et d’Alice Paquin.

Le jeune homme et la jeune fille s’étaient non seulement vus tous les jours pendant cet espace de temps ; mais Jacques habitait chez Madame Paquin.

Grâce à des détours habiles et à des finesses de conversation, il avait réussi à se faire inviter par la mère d’Alice à demeurer chez elle pour le temps qu’il passerait à Sainte-Blandine.

Une douce intimité s’était établie entre le jeune homme et la jeune fille. Ils entretenaient de longues conversations sur les sujets les plus variés. Leurs deux esprits communiaient aux mêmes idées, leurs deux cœurs aux mêmes sentiments. Ce n’était pas le coup de foudre ; non, c’était tout simplement la naissance d’une amitié saine que la jeunesse et l’ardeur du sang transformerait peut-être en amour.

Cet après-midi-là, Jacques se coucha.

Pendant qu’il dormait Alice se rendit au village acheter des victuailles. Il se leva. Elle n’était pas encore de retour.

Une conversation s’engagea entre lui et Madame Paquin. Il parla de tout. Puis, Madame Paquin questionna :

— Mais où donc demeurez-vous ? Vous ne me l’avez pas encore dit.

— À la Rivière-du-Loup, Madame.

La mère d’Alice ne put réprimer un geste de surprise.

Il demanda :

— Vous connaissez la Rivière-du-Loup ?

— Oui, mais il y a longtemps que j’y suis allée. Vous savez, je vis ici en recluse depuis plusieurs années. Quand je suis venue ici, Alice n’était qu’un petit bébé. Elle ne se rappelle de rien. Il ne faut pas lui répéter cela, Monsieur Jacques. Si je vous raconte ces choses, c’est qu’après tant d’années de silence mon cœur déborde. J’ai besoin de me confier du moins partiellement à quelqu’un. Jusqu’à présent, je n’ai connu que des paysans, et je ne voulais pas leur parler. Peut-être ne m’auraient-ils pas comprise. Mais dites-moi, est-ce que la Rivière-du-Loup a bien changé ?

— Oh ! Madame, je suis jeune. Et puis, quand on demeure dans une ville on ne s’aperçoit presque pas du changement. C’est comme quand on est dans un train, il peut faire du 60 à l’heure, et on ne s’en soucie guère. Mais si on le voit s’engouffrer à cette vitesse à une gare, c’est bien différent. En tout cas je puis vous dire que la Rivière-du-Loup a progressé, s’est développée de façon remarquable.

Madame Paquin demeura songeuse. Elle semblait avoir sur le bout de la langue une question qu’elle voulait poser et qu’il lui coûtait d’exprimer. Enfin elle se décida :

— Du temps que je demeurais à la Rivière-du-Loup, dit-elle, j’ai connu une famille de Martial que j’estimais beaucoup. Je me demande si ce sont de vos parents.

— Oh ! Madame, la Rivière-du-Loup, c’est la ville des Martial. Il y en a beaucoup.

— Mais David Martial ?

Le jeune homme sursauta :

— David Martial ! s’écria-t-il, mais c’est mon père !

— Votre père ! oh !

Madame Paquin pâlit. Puis deux grosses larmes roulèrent lourdement sur ses joues.

Jacques, intimidé devant cette douleur subite, ne savait quelle attitude prendre.

Il dit :

— Mais qu’avez-vous, Madame ?

— Oh ! ne vous occupez pas de moi. Ce sont mes nerfs de femme, voilà tout. J’ai tant de souvenirs disparus, tant de souvenirs brisés, broyés, déchiquetés, dans mon cœur, voyez-vous !

Elle hésita :

— Alors, dit-elle, alors vous connaissez bien Henri Latulippe.

— Mon oncle Henri Latulippe !

— Ah ! c’est vrai, c’est votre oncle.

— Et vous le connaissez, vous aussi ?

— Oui, c’est-à-dire… que je l’ai vu autrefois… Enfin…

Madame Paquin bafouillait. Jacques s’aperçut qu’elle retenait ses sanglots. Elle put terminer :

— Enfin… enfin, je le… connais.

— Pauvre oncle Henri !

— Pourquoi cette exclamation !

— Bien, figurez-vous : mon oncle est actuellement l’un des plus riches Canadiens français du bas du fleuve. Il vaut bien son million. Or depuis plus de quinze jours, il est disparu.

— Disparu !

— Oui, et on ignore totalement où il est. On ne sait même pas pourquoi il a fui. Les affaires vont merveilleusement bien. Pourquoi est-il parti ? Mystère ! Et il a emporté avec lui tout son argent disponible, celui qu’il pouvait réaliser à court délai, soit quelques centaines de mille piastres.

Madame Paquin paraissait très émue.

Jacques Martial poursuivait :

— Je ne sais si mon pauvre oncle jouit de la plénitude de ses facultés mentales ; mais, le jour qu’il est disparu, il me fit une scène. Il faut que je vous explique. Vous ne savez pas que je suis le gérant-général de ses établissements. Or il prétendit que j’avais des intentions malhonnêtes à son égard, que je complotais contre son bien, bref que je le volais…

Madame Paquin semblait passionnée par cette histoire.

Mais à ce moment on entendit les grelots de l’attelage d’Alice qui arrêtait son cheval en face de la maison.

— Chut ! Chut ! fit Madame Paquin. Je vous en prie, Monsieur Jacques, ne répétez pas à Alice un seul mot de ce que nous venons de dire. Me le promettez-vous ?

— Je vous le promets.

— Solennellement ?

— Sur l’amour que j’ai pour elle ?

— Vous l’aimez ?

— Oui.

— D’amour ?

— Oui.

— Vous voulez la marier ?

— Oui.

Madame Paquin poussa un grand cri et perdit connaissance.