La chute de l’empire de Rabah/II

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Hachette (p. 29-57).

II

Installation dans la Tomi et reconnaissances. — Fondation du poste de Krebedjé. — De Krébedjé à la Nana. — Transport des charges. — Ravitaillements. — Bonnes nouvelles de Libreville. — Le Léon-Blot est mis en chantier, puis lancé. — Fondation du poste de Nana B. — Les musulmans de Senoussi.



Sûr que nous pouvions être des rapports avec les N’dis, j’envoyai Le Bihan à Ouadda avec une lettre pour Huntzbüchler qui devait y être arrivé. Je lui donnai comme instructions de recruter un convoi de pirogues et de remonter la Tomi s’il le pouvait avec le plus grand nombre de charges possible. Le Bihan avec des guides fournis par Azangouanda atteignit Ouadda en quatre jours et y rencontra Huntzbüchler qui venait d’arriver avec un petit convoi de vivres.

Huntzbüchler, avec son activité habituelle, réunit en hâte une dizaine de pirogues qu’il chargea et, accompagné d’un agent de la maison hollandaise, M. de Graff, il s’engagea dans la Kémo, puis dans la Tomi. Il constata sur son parcours l’existence de nombreux rapides et d’une chute de près d’un mètre assez dangereuse. Deux de ses pirogues chavirèrent, mais fort heureusement on put en repêcher le contenu.

Les rapides franchis, la rivière large, d’abord de 30 à 40 mètres, se rétrécissait davantage, au point qu’en certains endroits des arbres qui y étaient tombés l’obstruaient presque complètement. Il fallait faire son chemin à la hache. Enfin au bout de dix jours, après de grandes fatigues, le convoi accostait près de notre campement et je pouvais donner l’accolade à Huntzbüchler[1]


un barrage de pêche.

Sans perdre de temps, dès le lendemain, laissant mon fidèle collaborateur à la garde du camp, je montai moi-même dans une pirogue afin de reconnaître la rivière en amont.

Son cours est de plus en plus tortueux, ses rives s’infléchissent en lacets nombreux, se repliant presque complètement sur eux-mêmes, si bien qu’on met plus d’une demi-heure à franchir la distance de deux points séparés à peine de 300 mètres à vol d’oiseau. Au bout de dix heures d’une navigation interrompue parfois pour nous frayer un passage au milieu des branches d’arbres et des barrages de pêcheries fermant complètement la rivière, nous atteignons une zone de rapides qui serait franchissable ; mais le cours de la Tomi s’incurve vers la gauche. Il est inutile de pousser plus loin. Nous avons atteint le terminus de la navigation utile. Nous sommes par 5° 45’ Nord. Une falaise élevée de 8 mètres au-dessus de la rivière la surplombe. Nous y abordons ; le terrain argileux bien découvert offre toutes les commodités pour la création d’un poste. Les indigènes, qui nous avaient suivis pendant notre montée, se rapprochent de nous, ils ne manifestent aucune crainte. Ce sont encore des N’dis, et les deux chefs G’Bongo et Krebedjé qui viennent me voir m’assurent de leurs bonnes dispositions. D’ailleurs ils connaissent Maistre qui a séjourné chez eux, leur village est indiqué sur la carte de ce voyageur sous les noms de Diougoumara et de Gor. Ils m’avouèrent n’avoir pas voulu dire leur véritable nom aux Européens qui nous avaient précédés, sans m’en donner la raison. À quoi bon d’ailleurs insister, l’essentiel est que nous nous entendions.


sur la tomi, passage d’un rapide.

J’obtiens de Krebedjé et de G’Bongo qu’ils m’accompagneront à notre camp, et nous redescendons la rivière. Un premier point était acquis. J’avais la certitude que nos convois pourraient être faits sans difficulté entre Ouadda et le village de Krebedjé, c’est-à-dire que nous pouvions nous rapprocher de près de cent kilomètres du but. Il y avait par suite lieu de s’établir définitivement à Krebedjé et de faire diriger sur ce point tout notre matériel.

Huntzbüchler s’en retourna donc à Ouadda pour réunir les pirogues nécessaires, pendant que je me préoccupais de trouver des porteurs pour déménager notre camp et occuper le point que j’avais reconnu.

Krebedjé et G’Bongo, qui s’étaient rendu compte du profit qu’ils pourraient retirer du fait de notre présence chez eux, réunirent très rapidement les hommes nécessaires et, en quelques jours, nous étions installés. Le 2 mars, nous commençons le poste : une maison d’habitation en pierre et en torchis, un magasin en pisé s’élèvent, un camp pour nos hommes se construit. En un mois et demi, nous étions tous logés. Peu à peu les convois montaient, nos colis s’entassaient dans le magasin, les pièces du vapeur méthodiquement rangées et numérotées étaient au grand complet sous un hangar.

Huntzbüchler me rejoignait en avril ; mais, surmené par les fatigues que nous endurions tous, malgré son robuste tempérament, il tomba bientôt atteint d’une fièvre bilieuse hématurique. Je le soignai du mieux que je pus, et au bout de quelques jours, il était hors de danger, mais si affaibli, qu’il lui était impossible de faire quoi que ce soit. Un long repos lui était donc nécessaire, aussi décidai-je de le laisser au poste de Krebedjé pendant que j’irais reconnaître la route au Nord. Un chef N’di, nommé Ernago, qui habitait à une vingtaine de kilomètres du poste, se présenta à moi et voulut bien consentir à nous servir de guide.

Nous nous mettons en route le 15 avril, en suivant une piste assez bien frayée. À une heure de notre point de départ, nous devons traverser la Tomi, large de vingt mètres encore, sur un pont de lianes.

Le paysage est monotone ; de vastes espaces couverts d’herbes ; des arbres nombreux, mais clairsemés.

Nous avons cette fois complètement abandonné la région des grandes forêts. On ne trouve plus d’arbres élevés que le long des ruisseaux que nous traversons. Le soir, nous sommes au village d’Ernago. Il se compose d’une centaine de cases espacées sur les flancs d’une colline rocailleuse. À part quelques notables vêtus d’une espèce de robe en étoffe de coton grossièrement tissée dans le pays, tout le monde est couvert d’un pagne d’écorce tannée, serré à la taille, laissant le torse et les jambes nus. Les femmes n’ont pour tout vêtement que quelques feuilles qui cachent leur nudité. Quelques-unes portent des colliers de perles autour du cou, des bracelets de cuivre grossiers aux poignets et des anneaux au-dessus des chevilles. Les élégantes ont le nez et la lèvre inférieure percés pour y introduire de petites tiges d’étain. Les hommes n’ont pour armes que des lances ou des sagaies et presque pas de flèches, alors que les G’Baggas, au contraire, s’en servent principalement. Ernago nous fait les honneurs de son village avec la plus grande amabilité, et, bien que son visage ne respire qu’à moitié la franchise, nous sommes tout à fait en confiance.


le poste de krébédjé.

Nous y passons la nuit, autant pour nous approvisionner que pour laisser le temps à Ernago de régler une affaire de ménage très grave.


la route de krébédjé à gribingui.

L’une de ses femmes, la plus jeune et la plus aimée (naturellement), était soupçonnée d’avoir accordé en l’absence du mari quelques « menus suffraiges » à un galant du village. Il n’y avait pas flagrant délit. Aussi les deux protagonistes niaient-ils à qui mieux mieux. On décida donc de s’en rapporter au jugement de Dieu. Ernago, qui cumulait avec les fonctions de chef celles de féticheur, s’en alla planter sur une termitière une douzaine de petits morceaux de bois. Ils devaient y rester trois jours. Si au bout de ce temps les termites avaient laissé les piquets intacts, la femme était innocente. Sinon elle était coupable…

Décidément l’histoire de tous les peuples est un éternel recommencement. C’était là une épreuve analogue à celles en usage chez nous aux débuts du Moyen âge. Combien d’innocents ces grossières superstitions ont-elles sacrifiés !…

Ernago tenait beaucoup à rester pour vérifier lui-même ses piquets. Je parvins néanmoins à le décider à nous accompagner dès le lendemain, en lui disant de confier ce soin à un ami qui le préviendrait. Il finit par consentir, et nous partîmes ; le sentier large et bien frayé serpentait le long d’une série de petites collines traversant de jolis bouquets de bois ombreux et des ruisseaux aux eaux claires, la Bazinda, la Moumounie, la M’Bingui, la N’Gougpé, larges de quelques mètres et peu profonds. Nous campons sur les bords de la N’Gougpé. Partout nous avons vu des traces de villages détruits, mais aucune habitation. Nous questionnons Ernago sur l’itinéraire de Maistre. Il nous dit qu’il a passé un peu plus à l’Ouest, sans pouvoir nous renseigner.


chefs des ungourras.

Le lendemain matin de bonne heure, après deux heures de marche, nous arrivons enfin à un très grand village, chez un chef nommé M’Boué. Nous sommes chez les Ungourras. Ernago a l’air d’être en pays de connaissance ; du reste, la langue des Ungourras est la même que celle des N’dis. Nous sommes admirablement reçus. Aussi, conçois-je les plus agréables espérances au sujet de la poursuite de ma reconnaissance en avant, et je m’endors la joie au cœur. Le réveil fut plutôt désagréable. M’étant informé à quelle distance se trouvait la Nana, rivière indiquée par Maistre comme un des sous-affluents du Chari, on me répondit qu’il y avait peut-être une rivière de ce nom chez les Mandjias, mais que personne n’en connaissait la route, car les Mandjias étant en guerre avec les Ungourras, il ne fallait pas songer à trouver un guide. D’ailleurs les Mandjias étaient des gens belliqueux et ne nous laisseraient pas passer. Je connaissais l’antienne et n’insistai pas. En pareil cas, il vaut mieux ne pas discuter. Je me contentai de dire que je ne craignais pas plus les Mandjias que n’importe quelle autre tribu indigène et que je me réservais plus tard d’aller chez eux moi-même. Patience est vertu d’Africain. Il ne m’aurait servi de rien de brusquer les choses. C’était un retard de trois mois au minimum qui s’offrait à nous. Va pour trois mois. Pourvu que la santé se maintienne, c’est l’essentiel. Je me fis le raisonnement très simple que, désirant recruter des porteurs parmi les indigènes, il fallait éviter de les molester et de leur inspirer de la crainte. Je réfléchissais que le premier contact de la mission Maistre avec les Mandjias avait été suivi d’une effusion de sang ; y aller seul ou avec leurs ennemis sans avoir préparé le terrain, c’était s’exposer de nouveau à combattre, ce qui n’aurait pas procuré de porteurs. Aussi mon parti fut vite pris. Je déclarai aux chefs Ungourras que j’allais m’installer chez eux et que s’ils désiraient commercer avec nous, ils devraient d’abord nous construire des abris pour recevoir nos marchandises dans un endroit que je choisirais, ensuite nous fournir des porteurs pour évacuer Krebedjé. Cette solution enchanta fort les Ungourras, qui allaient, eux aussi, pouvoir se procurer nos marchandises, soit en nous vendant des vivres, soit en portant pour nous.

L’emplacement du nouveau camp fut choisi sur un plateau ferrugineux dominant la vallée de la petite rivière M’Bingui, traversée par Maistre un peu plus à l’Ouest, et qu’il donne à tort comme un affluent du Chari, alors qu’elle se jette dans la Kémo qui appartient encore au bassin du Congo. Le nouveau camp qui s’appela Camp des Ungourras, était situé à peine à une soixantaine de kilomètres de Krebedjé. C’était maigre, mais c’était toujours cela d’acquis.


chef et femme ouaddas.

Les derniers arrangements terminés, nous revenons à Krebedjé, où je trouvai Huntzbüchler tout à fait rétabli. Nous n’eûmes plus qu’à attendre avec patience que les chefs Ungourras vinssent nous trouver avec des porteurs. À la date fixée, c’est-à-dire le 11 mai, personne n’était là. Je décidai d’envoyer Huntzbüchler pour occuper le point que j’avais choisi et recruter des porteurs. Il était à peine en route que M’Boué arrivait avec 300 hommes. C’était décidément un brave homme. On les chargea immédiatement, et ils se mirent en route. Cette première expérience réussit au delà de mes espérances. Pas une charge ne manqua à l’appel. Le portage était créé. Payés très régulièrement, les porteurs arrivèrent assez facilement. Le camp des Ungourras, composé d’abord des quelques cases construites par les indigènes, devenait plus habitable. Sous l’énergique impulsion d’Huntzbüchler, un grand magasin en pisé s’élevait ; des cases pour Européens s’édifiaient. Le Bihan dirigeait les convois. Bref, vers la fin de juin, malgré les pluies qui commençaient à tomber depuis un mois, il ne restait plus grand matériel à Krebedjé. À part un boat en acier venant de Brazzaville, tout était transporté.

Ce boat pesait près de 800 kilogrammes, était long de 9 mètres, large de 2. C’était une pièce difficilement transportable ; il fallait cependant que ce travail se fît. N’ayant avec moi aucun mécanicien, excepté un forgeron sénégalais, je dus couper cette embarcation en deux, c’est-à-dire faire sauter les rivets réunissant les diverses plaques, suivant un plan latitudinal dans les environs du centre de l’embarcation. Ceci fait, c’étaient encore deux colis de 400 kilos chacun à porter. Ce fut très dur ; les indigènes, découragés, n’y mettaient pas grand enthousiasme.

Enfin, à force de patience et grâce à quelques cadeaux faits à propos, le boat rejoignait le reste des charges. Nous étions alors au 10 juillet.

Un courrier venu quelques jours auparavant m’annonçait l’arrivée d’un petit convoi à Ouadda, composé de quelques vivres. Ce n’était pas suffisant, car les perles de verre qui nous servaient à faire nos achats de vivres allaient nous manquer ; il nous en restait à peine une douzaine de caisses. Que faire ? Ces perles qui constituaient à peu près l’unique moyen d’échange étaient pour nous indispensables… J’avais entendu dire qu’une des factoreries de la Société anonyme belge entrait en liquidation ; peut-être trouverais-je là de quoi m’approvisionner. Mais cette factorerie, située à Banzyville, en face de Mobaye, étant distante de Krebedjé de plus de 500 kilomètres, c’était donc un millier de kilomètres à faire pour me réapprovisionner.

Comme il n’y avait pas de temps à perdre, nous nous mettons en route, le 16 juillet, Le Bihan et moi, pour Ouadda. Nous étions en pleine saison des pluies. Trempés jusqu’aux os dans nos pirogues, nous descendons la Tomi, et le 18, nous faisons la rencontre de Prins. Il remontait avec lui le reliquat de ce qu’il avait pu recueillir de nos charges en souffrance sur la route de Loango à Brazzaville, soit une centaine de colis environ composés de tissus et de quelques vivres. Il m’apprenait qu’il restait encore environ deux cents caisses derrière, qu’il ne fallait pas compter revoir, car la route était de nouveau fermée par les indigènes en révolte. Les porteurs loangos avaient abandonné leurs charges dans la brousse et s’étaient absolument refusés à recommencer le portage. Cet événement, qui se renouvelait périodiquement, était dû à une occupation insuffisante de la ligne d’étapes. Il n’y avait pas 50 hommes sur toute la route pour en assurer la sécurité. Les indigènes, pillés par les porteurs suivant les troupes armées à destination du haut fleuve, se vengeaient sur ceux qui passaient ensuite et qui étaient sans défense. Il n’y avait qu’une chose à faire pour parer à cet inconvénient : créer des postes et organiser des patrouilles avec des Européens ; mais comme on manquait d’argent, on ne faisait rien. Il fallait donc, en ce qui nous concernait, que nous nous en tirions par nos propres moyens. Heureusement, par compensation aux nouvelles peu agréables que me donnait Prins, il était porteur d’une lettre du Commissaire général, M. de Brazza, qui avait repris la direction des affaires, lettre pleine de promesses et de précieux encouragements pour moi[2].

Cette lettre, en effet, me confirmait que décidément M. de Brazza approuvait ma conduite et qu’il avait l’intention de nous venir en aide. C’était l’avenir assuré, mais le présent était là, moins agréable ; il fallait se procurer des perles. Je continuai donc mon voyage sur Mobaye.

Arrivé à Ouadda, où je laissai Prins, je me rencontrai avec mon excellent ami, le docteur Cureau, désigné pour servir sous les ordres de M. Liotard, Commissaire du gouvernement dans le Haut Oubangui ; il devait le remplacer le cas échéant. Nous fîmes route ensemble et arrivâmes à Mobaye le 31 juillet. La factorerie de Banzyville était bien en liquidation ; je m’y approvisionnai de près de deux cents colis, principalement de perles dont une bonne moitié au moins n’avait pas cours sur la rivière, et qui me furent cédées presque pour rien. C’était la fortune. En route donc pour le retour aux Ungourras. Le 6 août, nous arrivons à Ouadda. Nous étions occupés à organiser le convoi de pirogues, quand une fumée épaisse apparaît sur le fleuve. C’était le Faidherbe qui, sous le commandement de M. de Mostuejouls, avait franchi les rapides et se dirigeait sur le poste. Aurais-je donc en une fois toutes les satisfactions ? De Mostuejouls était le mécanicien destiné par ordre ministériel pour servir sous mes ordres et monter le vapeur. Plus de doute, c’est bien lui ; il accoste, mais, cruelle déception ! il n’a pas reçu l’ordre de nous rejoindre, il a tout simplement mission de porter à Liotard un pli extrêmement urgent.


m. de mostuejouls, d’après le « monde illustré ».

Sur ce navire long de 16 mètres, outre de Mostuejouls, il y a encore deux autres mécaniciens, le second-maître Suiry et un sergent sénégalais, Demba Doucouré. Brazzaville avait bien fait les choses, trois mécaniciens pour ce petit bateau et aucun pour nous. Il est vrai qu’il s’agissait d’un pli extrêmement urgent, et ce pauvre de Mostuejouls, en prononçant les mots extrêmement urgent, en avait comme un tremblement dans la voix. Moi-même je le crus porteur de secrets d’État. Plus tard, je sus que ce fameux pli était tout bonnement la nomination de Gouverneur de mon ami Liotard. Récompense bien due et légitimement acquise. Mais tout de même deux mécaniciens auraient suffi pour l’annoncer. J’avoue que, jusqu’à mon dernier souffle, je ne pardonnerai jamais cette mauvaise plaisanterie à son auteur, que je ne nommerai pas ici. Qu’il me suffise de dire que c’était un de mes collègues. Ainsi donc j’allais avoir à mettre en chantier un vapeur et pas de mécaniciens pour le monter… Tant pis, je m’en passerai. Tout est prêt pour le départ. Nous nous mettons en route, et, le 29 août, nous arrivons au Camp des Ungourras avec toutes nos charges.


un mandjia.

Pendant notre absence, Huntzbüchler n’avait pas perdu son temps. Les chefs indigènes, mis en confiance par ses bons procédés à leur égard, étaient animés de la plus grande bonne volonté. Les Kas, voisins des Ungourras, étaient venus le visiter et l’approvisionnaient régulièrement. L’un d’eux, nommé N’Guéré, tout jeune homme, très intelligent, dont la mère était une femme Mandjia, finit par donner quelques renseignements ; il apprit à Huntzbüchler qu’à quelques kilomètres du poste se trouvait une route allant chez les Mandjias, mais que, pour l’atteindre, il n’y avait aucun sentier. Mon vaillant collaborateur se mit à l’œuvre de suite et entama la construction d’une piste large de 4 mètres. N’Guéré était envoyé chez les Mandjias et revenait avec la promesse de l’un de leurs chefs nommé N’Dokoua qu’il viendrait au poste, dès que je serais de retour.

Ces bonnes nouvelles me firent grand plaisir. C’était la presque certitude d’entrer chez les Mandjias pacifiquement, et, par suite, la possibilité d’y trouver des porteurs.

N’Dokoua ne se fit pas trop attendre. Quelques jours après mon arrivée, il était au poste. Témoin de nos bons rapports avec les Ungourras, ses craintes se dissipèrent vite. Il devint causeur et nous raconta que si les Mandjias s’étaient montrés hostiles vis-à-vis de Maistre, c’était parce qu’on avait pris ses hommes pour des Arabes[3]. Il voyait bien maintenant qu’il y avait eu erreur, et dorénavant les Mandjias seraient les amis des blancs. Je profitai de ses bonnes dispositions pour l’interroger sur la rivière Nana. Je comptais me diriger sur le confluent de cette rivière avec la Kouma indiquée sur la carte de Maistre. Mais ses réponses manquèrent de netteté ; il me promit néanmoins de me servir de guide. C’était l’essentiel.

Le samedi 12 septembre, ayant laissé au poste Prins et Le Bihan, nous partons en reconnaissance. Huntzbüchler m’accompagnait. N’Dokoua nous servait de guide.

La route construite par nos hommes, longue d’une douzaine de kilomètres, aboutissait à une piste assez peu frayée. Nous nous y engageons. Toujours même paysage, sauf que les borassus qui avaient presque entièrement disparu sont plus nombreux ; les palmiers sauvages apparaissent. Nous atteignons une petite rivière nommée Fafa. Je crois que nous sommes dans le bassin du Tchad. Pas encore ; la Fafa, grossie de la Guifa, se jette dans la Kémo.

Le lendemain, nous sommes au village de N’Dokoua ; il s’étend dans une plaine au fond de la vallée où coule un petit ruisseau insignifiant, dernier affluent appartenant au bassin du Congo. À 1 kilomètre plus loin, se trouve la source du premier cours d’eau faisant partie du bassin du Chari. C’est la rivière Tané qui se jette dans la Gougou.

Voilà donc un premier résultat géographique acquis et la ligne de séparation des deux bassins du Congo et du Chari (qui, par suite de renseignements inexacts fournis à Maistre, figure sur sa carte à 40 kilomètres au moins trop au Sud), définitivement déterminée. Les Mandjias, nos nouveaux hôtes, sont moins robustes d’aspect que les populations que nous avons rencontrées jusqu’ici ; leur langue aussi est complètement différente et se rapproche beaucoup de l’idiome Baya parlé dans la Sanga. Ce sont d’ailleurs les mêmes mœurs, les mêmes tatouages, les mêmes armes que dans cette dernière région. Nous restons deux jours chez N’Dokoua, qui hésite à nous accompagner plus loin. Il est vieux, ses jambes sont malades, et surtout il a une peur bleue…

Enfin, il se décide tout de même. Nous perdons beaucoup de temps à discourir à chaque village que nous rencontrons (et ils sont nombreux). D’immenses plantations de mil, de manioc les entourent. C’est partout l’abondance et la prospérité. On nous vend quatre poules moyennant une cuiller de perles, soit une valeur de 0 fr. 10. Il n’est si maigre porteur qui, le soir à l’étape, ne s’offre sa poule au pot. Quelle jouissance intense pour tout ce monde-là que de pouvoir se gaver à son aise !… On sera misérable plus tard, cela ne fait rien, on aura eu du bon temps… C’est ce à quoi ils pensent surtout…

Notre première étape nous conduit à une colline haute d’une trentaine de mètres au-dessus de la plaine. Le lendemain, après avoir traversé la Gougou, large de 10 mètres environ, nous finissons par atteindre une rivière large d’une douzaine de mètres. On me dit que c’est la Nana de Maistre. Son vrai nom est G’Bandela. Grossie de la Gougou, sa largeur atteint 18 mètres au confluent des deux rivières. Nous sommes par 6° 36’ de latitude Nord. D’après l’itinéraire de Maistre, nous ne sommes pas loin de la rivière Kouma, qui se jetterait dans la Nana, laquelle aurait 30 mètres de largeur. Je veux m’en assurer dès le lendemain. Nous faisons une trentaine de kilomètres vers le Nord sans résultat aucun. Je commence à croire que Maistre s’est trompé et qu’il a identifié la Nana avec une autre rivière dont on nous signale l’existence dans le Nord-Ouest et qui s’appelle Nana-Bassa ou Vassa. Les indigènes deviennent plus craintifs. Personne ne veut nous accompagner plus loin. Je décide de revenir sur nos pas et de nous installer au confluent de la Nana et de la Gougou. On reconnaîtrait la rivière plus tard, et, si elle était saine, on y lancerait la coque du vapeur.

Nous étions au 21 septembre. Près de dix-huit mois déjà s’étaient écoulés depuis notre départ de France et nous étions à peine à pied d’œuvre…

Encore une fois, il fallait recommencer la fastidieuse installation d’un poste, constituer des convois de porteurs, refaire cinq et six fois la même route pour surveiller les convois.

Ah ! certes, ce fut bien là la partie la plus ingrate, la plus rebutante, la plus pénible de toute notre campagne. Jamais las, mes vaillants compagnons se prêtèrent sans murmurer à toutes les situations. Sans vivres européens ou à peu près, couchant à la belle étoile, sous la pluie battante ou sous un soleil de feu, ils se chargèrent de tous les convois, recrutant les porteurs, constituant les caravanes, veillant sur les charges. Ils durent parcourir cinq et six fois le même trajet… Ils avaient pour les soutenir la foi dans le succès, qui pas un instant ne nous abandonna. Une camaraderie complète ne contribuait pas peu à maintenir les bonnes dispositions de tous et si j’ai quelque part en moi-même un sentiment de satisfaction intime et profond, c’est non pas l’orgueil du succès qui le cause, mais la joie de me dire que si nous sommes arrivés à nos fins, c’est principalement à cette bonne entente entre nous que nous le devons. Nous étions donc au 21 septembre 1890. Huntzbüchler regagnait le Camp des Ungourras et moi je m’occupais de la construction du nouveau poste. Nos hommes étaient arrivés à une telle habileté dans l’édification des cases que deux jours suffisaient pour avoir une petite maisonnette en clayonnage et torchis recouverte de paille, dont le sol était soigneusement damé. Ils en ont tellement construit de ces cases, les malheureux…


la nana. — endroit où a été lancé le « léon-blot ».

En quinze jours, le camp était à peu près terminé ; il se composait de six petites maisons pour Européens, d’un grand magasin et d’un vaste hangar pour abriter les miliciens. Les convois pouvaient arriver ; ils ne tardèrent pas, du reste. Successivement Prins, Le Bihan, puis Huntzbüchler nous amènent des charges en grand nombre. Ce dernier, légèrement fatigué, me remplace au poste et je retourne aux Ungourras, où j’arrive le 15. Le 20, je recevais un courrier de Ouadda m’annonçant l’arrivée d’un agent, M. Joulia[4], avec 15 miliciens sénégalais provenant du Haut Oubangui. Le 25, il était au poste.

Ce léger renfort était juste suffisant pour remplacer nos malades ou indisponibles, car M. Le Bihan, dont l’état de santé laissait à désirer, rentrait en France, et une douzaine d’hommes étaient malades ou morts.

Nous allons, Joulia et moi, nous installer à Nana et Huntzbüchler revient aux Ungourras avec Prins. Nous commençons l’établissement des ateliers à bois et à fer et d’une cale de construction couverte. Tout cela est vivement terminé. Il s’agit maintenant de mettre le Léon-Blot en chantier… J’ai tous les plans nécessaires, mais ni charpentier de métier, ni mécanicien. Mon personnel ouvrier se compose d’un Sierra-Léonais nommé John Sliver, employé auparavant à la maison hollandaise à Brazzaville comme graisseur sur l’un de ses vapeurs, d’un forgeron sénégalais nommé Samba Diara, et de deux Sénégalais, anciens chauffeurs à bord d’un des bâtiments de la station locale du Sénégal. Le charpentier se nomme John Tou ; il est tout juste capable d’équarrir un tronc d’arbre, et encore suit-il religieusement toutes les courbes de l’arbre. Je réunis tout ce personnel qui, dès le lendemain, se met à l’œuvre. Le malheureux boat, coupé en deux à Krebedjé, est remonté par mes soins avec des boulons et nous nous attelons au rivetage. Quel massacre ! que de coups de marteau inutiles ! Je ris, je me fâche, je rosse mes apprentis… Bref, en trois jours la besogne est faite, l’embarcation est mise à l’eau : elle est étanche. C’est un succès, mais à quel prix ! la coque est toute bosselée sur la ligne des rivets. Enfin, tant pis, nous avons une embarcation à flot qui va permettre de reconnaître la rivière. Au grand bateau, maintenant. C’est au tour du charpentier qui doit faire un vrai travail d’art. La coque doit reposer sur une courbe en bois épousant exactement les formes du navire, laquelle courbe doit être chevillée sur des piliers enfoncés dans le sol. Que de peine pour arriver à un résultat ! Enfin il est atteint, et John Tou, qui jusqu’ici a été incapable de faire convenablement une caisse, se révèle un maître. Il est vrai que je ne l’ai pas quitté une seule minute pendant toute la durée du travail… Tout est prêt pour commencer le montage du Léon-Blot. Je me passionne pour cette tâche. Les plaques de tôle sont amenées sur le chantier ; on les boulonne l’une avec l’autre ; les couples se dressent. Un forgeron Mandjia est embauché et nous prête son concours.

Pendant que je fais le métier d’ingénieur et d’ouvrier, Huntzbüchler s’occupe des convois ; ils fonctionnent très bien. Aussi je décide de l’envoyer avec le jeune Prins reconnaître la rivière. Le chef Mandjia Makourou, qui est devenu notre ami, me donne des renseignements qui ne laissent pas que de m’inquiéter : il y aurait, à deux jours de marche du camp, des rapides infranchissables. Il était indispensable de s’assurer de la véracité de ce fait.


l’interprète ahmed. (photographie pirou, boulevard saint-germain.)

Le 23 novembre, Huntzbüchler, Prins et une vingtaine d’hommes s’embarquent dans le boat et redescendent la rivière. Je reçois d’eux de fréquentes communications. La rivière est barrée par des pêcheries qu’il faut couper ; les troncs d’arbres tombés gênent beaucoup la navigation. Il faut travailler pendant dix jours pour trouver un passage de 4 mètres de large. Les indigènes les aident dans leurs travaux. Enfin la rivière devient plus belle ; les rives ne sont plus habitées, plus de pêcheries par conséquent ; tout d’un coup ils débouchent sur des rapides où ils manquent d’être entraînés mais qui, heureusement, ne s’étendent pas sur un long espace. Pendant 8 kilomètres environ, c’est une succession de cascades, de chutes.

Trois d’entre elles sont surtout merveilleuses : l’eau coule de roche en roche sur une largeur de plus de 50 mètres et sur une hauteur de plus de 10 mètres. C’est un château d’eau naturel de toute beauté. Il ne fallait pas songer à s’aventurer dans ces dangereux parages. Aussi, après avoir reconnu la longueur des chutes en suivant les berges, nos hommes se décident, dès qu’ils aperçoivent un bief navigable, à transporter leur bateau par terre sur les 8 kilomètres qui séparaient les deux zones saines de la rivière. En une demi-journée, c’est chose faite, le boat est remis à l’eau ; il y a bien encore par ci, par là, quelques endroits dangereux, mais, somme toute, on peut passer. Ils ne tardent pas à rencontrer une autre rivière un peu plus importante que la Nana et qui, grossie de cet affluent, atteint une trentaine de mètres de largeur. Elle paraît profonde. Le vapeur pourra y naviguer. Ils la reconnaissent pendant quelques kilomètres et décident de revenir. Le 8 décembre, ils étaient de retour. Huntzbüchler m’assurait qu’en nettoyant soigneusement la rivière, le Léon-Blot passerait aisément. Un point seul restait pour moi dans l’ombre. Ce cours d’eau dans lequel se jetait la Nana s’appelait Guiroungou, d’après les indigènes. Mais Guiroungou voulait dire simplement « grande eau ». Était-ce le Gribingui ? Si oui, nous l’aurions donc trouvé à une soixantaine de kilomètres en amont de l’endroit où Maistre l’avait traverse. La rivière Nana, coupée une première fois par ce voyageur, n’était donc pas la même que celle qu’il avait reconnue près du village de Yagoussou. Quelques jours après, mes doutes cessèrent ; le Guiroungou était bien le Gribingui, et on me dit que le village de Yagoussou était situé à deux jours de marche dans le Nord à partir des chutes, et que la rivière (identifiée à tort avec la Nana) qui se jetait dans le Gribingui près de Yagoussou s’appelait Vassa. Peu importe d’ailleurs, car cette hypothèse inexacte du voyageur qui m’avait précédé me faisait gagner trois jours de marche environ. Tout était donc pour le mieux ; il n’y avait plus qu’à travailler d’arrache-pied au bateau. Quatre équipes de riveurs, qui avaient fini par se tirer de leur tâche à mon entière satisfaction, s’y employèrent à qui mieux mieux.

Pendant que ce travail s’effectuait, M. Joulia, envoyé à Ouadda, m’annonçait son retour fin janvier avec M. de Mostuejouls enfin arrivé et un interprète arabe, Ahmed ben Medjkane, l’ancien compagnon de Mizon. On me donnait de plus l’espoir qu’un détachement important de Sénégalais avec deux agents européens ne tarderait pas à nous rejoindre. Toutes ces bonnes nouvelles nous donnèrent une nouvelle ardeur, et la besogne avança si bien que le 25 janvier, la coque était terminée et le bateau était mis à l’eau. Quelle fête pour nous tous !…

Il est temps que je donne maintenant quelques détails sur ce navire qui devait nous conduire au Tchad.


notre vapeur le « léon-blot ».

Léon Blot était le nom du malheureux ami qui m’avait affirmé qu’il irait au Tchad et que la mort atteignit pendant qu’il essayait avec M. de Brazza de mettre son projet à exécution. Je ne voulais pas qu’il eût un démenti et, puisqu’il n’avait pas pu de sa personne réaliser son rêve, du moins un bateau portant son nom naviguerait sur le lac mystérieux… C’est ainsi que fut baptisé le Léon-Blot.

Construit par les Ateliers et Chantiers de la Loire à Saint-Denis, il était long de 18 mètres et large au fort de 4. Son creux était de 1 mètre. Son tirant d’eau de 0m,40 lège. Chaque poids de 600 kilos embarqué le faisait caler 1 centimètre de plus. Il était mû par une machine de 60 chevaux actionnant une hélice sous voûte ; la vapeur était fournie par une chaudière du Temple. Le navire, une fois rivé, pouvait se séparer en sept parties qu’on n’avait qu’à réunir avec des boulons traversant les couples de jonction. Une bande de caoutchouc trouée pour laisser passer les boulons était interposée entre chaque tranche et assurait l’étanchéité de la coque.

Dans cette petite rivière, le navire paraissait immense. Je me décidai à en faire trois radeaux séparés. Je fus obligé pour cela de boulonner deux cloisons en acier à deux de ces radeaux pour leur permettre de naviguer. Ce dernier travail ne prit pas grand temps, et, le 29 janvier, Huntzbüchler opérait sa descente de la Nana dans les trois radeaux.

Le 1er  février, arrivait M. de Mostuejouls avec une des deux baleinières que m’annonçait M. de Brazza ; la seconde ne nous parvint jamais. J’éprouvai un réel plaisir à revoir ce serviteur si modeste et si dévoué, dont le concours m’avait été si précieux dans le passé et qui le fut bien plus encore dans la suite. Lui et Ahmed, c’étaient deux précieuses recrues.

Nous mettons en ordre tout le matériel et, ayant reçu avis de Huntzbüchler qu’il avait heureusement atteint les chutes avec le Léon-Blot, qu’il avait commencé l’édification d’un camp en aval, vers lequel il faisait transporter les tranches détachées du vapeur, nous nous mettons en route, de Mostuejouls et moi, pour le rejoindre. Le 20 février, nous étions au nouveau camp que l’on baptisa Nana B.

Il fallut refaire de nouveaux chantiers, construire d’autres abris, remettre la coque sur cale, procéder au montage de la machine et de la chaudière, et enfin monter à côté la deuxième baleinière en acier.


chefs n’gaos.

Grâce au dévouement et à l’activité de Mostuejouls, nous pûmes rapidement commencer ces travaux, et en avril, le Léon-Blot faisait ses essais. Mais de nouveau, la faiblesse des moyens mis à notre disposition se faisait sentir. Installés au poste de Nana B, nous manquions de tout. Il fallut encore organiser un convoi et renvoyer M. Prins à Ouadda dans l’espérance que les subsides promis par M. de Brazza étaient arrivés.

Notre agent exécuta promptement sa mission ; il eut le bonheur de trouver à Ouadda M. Fredon, qui nous amenait 30 Sénégalais et en annonçait 30 autres par prochain vapeur. Il avait de plus une quantité appréciable de perles, du vin et une bonne partie de notre matériel laissé en souffrance sur la route de Loango.

Le capitaine Marchand, avec qui Prins se rencontra également à Ouadda, sachant nos besoins, mit spontanément à ma disposition 800 thalers de Marie-Thérèse.

C’est à ce brillant officier que nous devions également de rentrer en possession de nos charges. On sait en effet qu’avant d’accomplir sa splendide traversée de l’Afrique, il avait passé plusieurs mois à pacifier la région de Comba à Brazzaville et avait réussi à retrouver près de 12000 colis en souffrance qui, sans lui, auraient été perdus.

Tout le monde en France a apprécié la belle œuvre de Marchand. — Il m’appartient à moi, qui suis son obligé, de lui apporter, en plus de mon admiration, le tribut de ma profonde reconnaissance.

Pendant l’absence de Prins, nous fûmes informés par les N’Gaos, nouvelle peuplade avec laquelle nous venions d’entrer en relation, que les musulmans de Senoussi se préparaient à nous attaquer. On dut fortifier le camp et prendre toutes les précautions pour éviter une surprise.

L’arrivée de Prins et de Fredon nous tira d’inquiétude, et nous pûmes choisir la place d’une station définitive. L’endroit le plus convenable était situé à 7 kilomètres dans le Nord-Est de Nana B, au pied d’une colline rocheuse, haute de 80 mètres presque à pic.

On se mit avec ardeur au travail : on fortifia ; on construisit des maisons d’habitation, un camp pour les soldats ; un jardin potager fut tracé.

En juillet, nouvelle alerte qui nous immobilisa encore plus d’un mois. Mais cette perte de temps nous permit de prendre enfin contact avec les musulmans de Senoussi.

Ayant appris notre présence dans le pays, ils s’étaient avancés jusqu’à deux jours et demi de marche de la station Gribingui, et, ignorant nos intentions, se méfiant de représailles au sujet du meurtre de Crampel, ils s’étaient, eux aussi, solidement retranchés au village de Yani Mandji.

C’est de cet endroit, qu’ils nous envoyèrent deux émissaires escortés d’une trentaine de soldats. L’un, nommé El Hadj Tekour, était un Haoussa ayant accompli plusieurs pèlerinages à la Mecque, et l’autre un Tripolitain presque blanc nommé Salah. Ils étaient porteurs d’une lettre exprimant, au milieu des compliments de bienvenue, l’appréhension d’hostilités de notre part. De l’affaire Crampel pas un mot. Ils nous amenaient quelques chevaux, des ânes et des bœufs porteurs, moitié en cadeaux, moitié pour les vendre.

Je répondis à ce message par une lettre dans laquelle j’exprimais nos intentions pacifiques, et notre désir d’entrer en relations commerciales avec les musulmans. Dans ces circonstances, il fallait nous armer de patience et nous résigner à ne pas bouger.

La faiblesse de nos effectifs ne nous permettait pas en effet de nous lancer sur le Chari en laissant derrière nous des agents et des troupes en trop petit nombre pour être en sécurité, et si l’on songe que le poste du Gribingui était situé à 300 kilomètres de tout autre point occupé par nos soldats, on se rendra compte aisément du sentiment qui me guidait. Profitant des chevaux nouvellement acquis, M. Fredon; avec quelques hommes, partit pour Ouadda en courrier rapide. Malheureusement les pluies torrentielles, qui tombaient depuis quinze jours, rendirent la route fort pénible. Il mit un mois pour revenir après avoir crevé trois chevaux. Mais il nous apportait une bonne nouvelle, l’arrivée prochaine de M. de Rovira avec 35 hommes de renfort et des caisses de perles.

  1. Voir Note 2.
  2. Voir Note 3.
  3. On s’étonnera à bon droit de trouver le mot Arabes connu par ces indigènes ; ils disent en parlant des Musulmans en général Arabi, que nous traduisons par Arabes, mais à tort selon moi. La traduction serait plutôt gens de Rabah ou Rabéh. Ce qui me fait adopter cette hypothèse, c’est que les indigènes emploient aussi le mot Tourgou, corruption de Turcs, nom sous lequel Rabah désignait ses bandes.
  4. M. de Brazza avait donné l’ordre à M. Liotard de mettre à ma disposition tous les miliciens du Congo en service dans l’Oubangui, ainsi, que deux agents européens, MM. Bobichon et Joulia. L’exécution immédiate de cet ordre n’aurait pas laissé de causer de sérieux ennuis à Liotard. Aussi me contentai-je de lui réclamer un agent et 15 hommes provisoirement.