La chute de l’empire de Rabah/IV

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Hachette (p. 98-138).


IV

Nous quittons le Tchad. — Ma rentrée en France. — Les envoyés Baguirmiens à la revue finale des grandes manœuvres. — Départ de Bretonnet pour le Chari. — Les menées de Rabah nécessitent mon retour au Chari. — Malheureux, mais glorieux combat de Togbao.


Le 2 novembre 1897, au lendemain de cette journée mémorable qui avait vu notre prise de possession des eaux du Tchad, nous nous décidâmes à revenir en arrière. Notre montée du fleuve s’opéra sans le moindre incident ; partout nous reçûmes un excellent accueil. À Goulfei, plusieurs milliers d’indigènes groupés sur la rive nous firent fête à notre passage. Nous revoyons le Logone, Koussouri, etc., et nous arrivons enfin au Baguirmi.

Nos deux compagnons, Youssef et Sliman, débarqués à Bougoman, se dirigent sur Massénia pour rendre compte de leur mission au sultan Gaourang et pour lui porter une lettre de ma part.

Je lui demandais de me confier deux notables, pour rentrer en France avec moi. Ma requête fut accueillie favorablement, et le 23 novembre, nous recevions, avec sa réponse à Bousso, les deux ambassadeurs qui devaient m’accompagner. C’était d’abord notre ami Sliman, qui nous avait guidés vers le Tchad, et un homme de moindre importance appelé Lamana.

Sliman, personnage très intelligent, lettré, était de naissance libre et avait le gouvernement d’une province. Son titre était « aguid Mondo ». Il était de plus le beau-frère du sultan, ce dernier ayant pris sa sœur comme une de ses quatre épouses légitimes.

Le programme dont le Gouvernement m’avait confié l’exécution était donc largement rempli.


sliman, chef des ambassadeurs baguirmiens venus en france avec m. gentil.

Nous avions trouvé la plus courte et la meilleure voie de pénétration entre les bassins de l’Oubangui et du Chari ; des postes allaient y être créés. Nous avions exploré en leur entier le Gribingui et le Chari, complètement inconnus sur la plus grande partie de leur cours. Nous avions conclu un traité avec une puissance musulmane, le Baguirmi, et nous nous étions largement documentés sur les États voisins : Ouadaï, Kanem, Bornou. Je revins de cette première campagne avec une idée très nette de la force et de la puissance de Rabah, de son organisation militaire et enfin des principaux détails de sa vie. Je compris, dès ce moment, que nous trouverions en lui, un jour ou l’autre, un adversaire redoutable… L’événement ne tarda pas à prouver que je voyais juste…

Les eaux baissaient depuis la fin du mois d’octobre. Il pouvait ne pas être prudent de prolonger davantage notre séjour à Bousso. Aussi nous mîmes-nous en route de suite. La navigation dans le Chari s’effectua très heureusement ; il en fut de même dans le Gribingui ; mais les eaux qui avaient beaucoup diminué ne couvraient plus les seuils de cailloux que j’avais remarqués à la descente, de sorte que trois rapides fort dangereux s’étaient formés. Nous les franchîmes avec assez de difficulté, et, le 12 décembre, nous faisions notre rentrée au poste du Gribingui. Fredon, qui en avait eu la charge pendant mon absence, m’apprit que Prins s’était rendu chez Senoussi depuis quinze jours. Il n’avait pas eu la précaution de réclamer un otage au chef musulman, si bien que j’étais très inquiet sur le sort de notre agent.


lamana, deuxième baguirmien venu en france avec m. gentil.

Je décidai de le faire revenir. Mais pour ne pas créer de complications, il me fallait user de ruse. J’écrivis donc à Senoussi une lettre, dont voici quelques extraits :

… Après les salutations… nous vous informons que nous avons atteint les eaux du lac Tchad. Nous avons traversé tous les pays de Rabah. Nous y avons reçu le meilleur accueil. J’ai avec moi des envoyés. J’ai donc beaucoup de choses à vous dire, mais il vaut mieux que ces choses soient confiées à quelqu’un de sûr, qu’écrites sur un papier pouvant se perdre. Je vous prie donc de me renvoyer M. Prins pour que je le mette au courant de la situation. Je lui écris de ne prendre de ses bagages que le strict nécessaire, afin qu’il ne perde pas de temps ; le reste, vous voudrez bien le faire mettre en lieu sûr pour qu’il n’y ait rien de perdu. Je désire que vous m’envoyiez pour vendre, un cheval noir avec une tache blanche au front…

Gentil.


Cette lettre, à laquelle je conserve sa forme de traduction arabe, était ponctuée pour que les différentes phrases, prises séparément, présentassent des faits rigoureusement vrais. En bloc, au contraire, on pouvait parfaitement comprendre que les envoyés que nous avions ramenés étaient des gens de Rabah. C’était ce que je souhaitais. De plus, la demande d’un cheval noir avec une tache blanche au front, semblait, par sa recherche du détail, éloigner de l’esprit de l’auteur de la lettre toute préoccupation importante. En un mot, je voulais que ma lettre ne donnât à Senoussi aucune arrière-pensée et qu’il me renvoyât mon agent.


azreg, envoyé de senoussi, venu en france avec m. gentil.

D’autre part, M. Prins recevait de moi une lettre conçue dans le même sens. Il perdit même trois jours à rechercher le fameux cheval, et il revint tout naturellement vers moi, ayant laissé la majeure partie de ses bagages chez Senoussi où il comptait retourner.

Je poussai un soupir de satisfaction en revoyant notre compagnon bien portant, très gai, et ne se doutant pas des mauvaises nuits qu’il m’avait fait passer. Il était accompagné de deux personnages que nous connaissions bien, El Hadj Tekour et Azreg. Le moment était venu de causer un peu de l’affaire Crampel.

Les deux pauvres envoyés, dès que j’abordai ce sujet jusque-là écarté, tremblèrent de frayeur, et leur terreur ne fit que s’augmenter, quand, au lieu des messagers de Rabah qu’ils comptaient voir, ils se rencontrèrent avec des Baguirmiens.

Ils m’assurèrent que Senoussi n’était pour rien dans le meurtre de Crampel, dont l’instigateur avait été Rabah. Je leur déclarai que je voulais bien les croire, mais que, s’il en était ainsi, je désirais que Senoussi, de même que le sultan du Baguirmi, me confiât des envoyés pour la France et que j’entendais que leur chef me donnât lui-même tous les détails relatifs à la mort de Crampel.


el hadj tekour, envoyé de senoussi, venu en france avec m. gentil.

Je leur fixai un délai de trente jours pour m’apporter une réponse nette, faute de laquelle nous les considérerions comme ennemis. El Hadj et Azreg, voyant que leur vie n’était pas menacée et que les choses semblaient s’arranger pour eux, respirèrent enfin et dirent à mon interprète :« Maintenant les poils de notre corps se sont couchés. Nous n’avons plus peur. » Ce qui voulait dire qu’ils avaient eu une telle frayeur que tous leurs poils s’étaient hérissés. Ils revinrent chez eux aussitôt. Vingt-quatre jours plus tard, ils étaient de retour. Senoussi m’écrivait une lettre dans laquelle il me disait qu’il désignait El Hadj et Azreg pour m’accompagner en France, qu’il haïssait Rabah autant que moi, que, Baguirmien d’origine, il était tout disposé à se grouper avec ses compatriotes sous notre protectorat, et que, quant à Crampel, c’était Rabah qui en avait ordonné le meurtre pour s’emparer de ses fusils. Vraie ou fausse, il fallait bien me contenter de cette version, et je me déclarai satisfait. J’écrivis en ce sens à Senoussi et l’informai que Prins ne retournerait pas chez lui, mais que je l’expédiais comme résident au Baguirmi. Plus tard je lui enverrais un agent qui resterait à demeure à N’Dellé, sa capitale, mais pour l’instant j’allais retourner en France avec ses envoyés et ceux du Baguirmi. Ma tâche était donc accomplie. Aucun péril ne semblait imminent. Aussi, après avoir renvoyé au Baguirmi M. Prins, avec une douzaine de Sénégalais et une cinquantaine de fusils pour Gaourang, décidai-je de rentrer en France, pour exposer au Gouvernement un programme d’action plus complet.

Je laissai la direction des affaires à mon excellent collaborateur Huntzbüchler, alors en parfaite santé ; il était convenu que je le ferais remplacer dès mon arrivée à Libreville. Hélas, nous ne devions plus nous revoir. La mort impitoyable le frappa au moment où il rentrait à son tour en France. Quelques mois après m’avoir quitté, il s’éteignit à Brazzaville, atteint de pneumonie, mais en réalité victime du surmenage effrayant auquel il avait été soumis pendant cette rude campagne. Je perdis en lui un excellent ami, et le pays un serviteur précieux.

Sur la route de France, en arrivant au fleuve Oubangui, je me rencontrai avec M. de Béhagle, ancien compagnon de Maistre, envoyé en mission commerciale dans le bassin du Tchad par un syndicat français. Maigre, de taille moyenne, les os de la figure saillants, les yeux creux, il offrait l’aspect d’un homme énergique. Ses traits durs, se contractant parfois, semblaient avoir reçu l’empreinte d’un chagrin profond. Constamment coiffé d’une chéchia rouge, recouverte d’une coiffe bleue, il allait narguant le soleil. Nous nous vîmes avec le plus grand plaisir. Il me confia ses projets et me demanda de l’aider.

J’y consentis bien volontiers, à condition qu’il me promît de s’abstenir de toute ingérence dans la politique et de se conformer strictement à son programme.

Il me déclara qu’il suivrait exactement mes indications, si bien que j’ordonnai à Huntzbüchler de mettre à sa disposition le Léon-Blot, dès les prochaines hautes eaux, pour effectuer deux voyages au Baguirmi, où il devait créer des établissements. Nous avions convenu également entre nous, que si l’occasion s’offrait pour lui de revenir par le Nord, il prendrait la route du Kanem et s’abstiendrait de négocier avec le Bornou ou avec le Ouadaï. Après quoi, nous nous séparâmes et je revins en France ; de Mostuejouls et Ahmed ben Medjkane m’accompagnaient. Mon absence avait duré trente-neuf mois.

Je ne m’étendrai pas longtemps sur l’accueil qui nous attendait à Paris. Qu’il me suffise de dire qu’il fut tellement chaleureux et bienveillant que j’en fus, pour ma part, tout confus. Tous mes compagnons recevaient des récompenses bien méritées. Moi-même, je fus comblé ; mais ce qui me fit plus de plaisir que les avancements et les honneurs fut l’assurance donnée par le ministre que l’on continuerait notre œuvre et que l’on allait procéder à l’occupation des territoires que nous venions d’explorer.

En attendant que l’on pût étudier complètement le nouveau programme que je soumettais, mon camarade d’école, le lieutenant de vaisseau Bretonnet, était, sur ma demande, désigné pour prendre la direction des affaires pendant mon congé. Il partait de France le 10 octobre 1898, emmenant avec lui les Baguirmiens et les gens de Senoussi qui avaient passé deux mois dans notre pays et qui rentraient chez eux, emportant le souvenir de tout ce qu’ils avaient vu, et l’impression de notre puissance militaire qu’ils avaient pu vérifier lors de la revue de Moulins, passée par le Président de la République.

Bretonnet était à peine en route que les plus mauvaises nouvelles nous parvenaient. Rabah, pour punir les populations du Chari qui nous avaient bien accueillis, les avait impitoyablement razziées et avait ensuite envahi le Baguirmi. Le sultan Gaourang, incapable de soutenir la lutte, avait brûlé sa capitale Massénia, et s’était replié sur le fleuve, dans les environs du dixième degré de latitude.

Il importait de prendre tout de suite des mesures telles que notre puissance s’affirmât définitivement. M. Guillain, alors ministre des Colonies, était un véritable homme d’État, à la fois pensant et agissant, ne perdant pas en vaines paroles un temps précieux. Il voulut bien, ainsi que je le lui proposai, ordonner l’exécution immédiate des mesures suivantes :


exercice militaire à brazzaville.

Avant tout, une compagnie de 150 hommes, commandée par le capitaine Jullien, destinée à renforcer la mission Marchand, se trouvant sans emploi par suite du traité franco-anglais récemment conclu, fut envoyée à la disposition de Bretonnet.

Ce dernier était avisé d’avoir à se porter avec les hommes de cette compagnie, qui se trouvait alors dans le Haut Oubangui, et le personnel sénégalais disponible, en service dans la région du Chari, aux environs du dixième degré, d’y rejoindre Gaourang et d’attendre là des renforts et des instructions.

Ayant ainsi pris toutes les précautions pour assurer la sécurité de nos postes du Chari, M. Guillain me confiait la direction générale du Chari et me donnait l’ordre de faire mes préparatifs de départ.

Je m’assurai le concours de collaborateurs d’élite. C’était d’abord le capitaine de cavalerie Robillot, un ancien soudanais, qui s’était distingué sous les ordres d’un militaire incomparable, le général Combes ; ensuite, le capitaine de Cointet, qui avait déjà fait ses preuves à Madagascar : officier très instruit et de beaucoup d’allant, il inspirait la plus grande confiance ; puis le capitaine de Lamothe qu’un séjour au Congo avait déjà acclimaté, et qui était, avant tout, un homme d’action. Un lieutenant de tirailleurs algériens, M. Kieffer, deux maréchaux des logis, MM. Baugnies et Levassor, un administrateur civil, M. Bruel, mon vieil ami de Mostuejouls, M. Pinel et trois interprètes arabes complétaient notre personnel européen. J’étais de plus autorisé à faire recruter 200 hommes au Sénégal. C’était donc une véritable expédition qui s’organisait.

Le 25 janvier 1899, une partie de notre monde quittait la France. Le 25 février, je partais à mon tour, emmenant le complément de personnel et de matériel. Le 30 mars, je rejoignais, à Brazzaville, le capitaine Robillot qui m’y avait précédé.

Nos charges transportées, ainsi que le personnel, par le chemin de fer de Matadi à Léopoldville, s’accumulaient peu à peu dans les magasins de Brazzaville. Quel changement s’était produit depuis la construction de ce chemin de fer ! En quelques jours, on pouvait transporter à Brazzaville des milliers de colis, au lieu que, lors de ma première expédition, il nous avait fallu des mois pour arriver au même résultat ; encore avions-nous un approvisionnement cinq ou six fois moindre. Mais combien regrettable est-il, que nous nous soyons laissés devancer dans la construction de ce chemin de fer par nos rivaux belges !

Pendant que nous hésitions et que nous tolérions une mission d’études, entre Loango et Brazzaville, nos voisins, non pas plus entreprenants peut-être, mais sous l’impulsion d’une volonté unique, consciente du but à atteindre, entamaient franchement le travail de la ligne. Malgré les obstacles du terrain, malgré l’opposition, ils triomphèrent, et le major Thys, à qui revient l’honneur du succès, faisait inaugurer la ligne en 1898. Elle est en exploitation depuis trois ans, et ses recettes annuelles s’élèvent à près de 16 millions… Quelle leçon pour nous ! Je me souviens encore, il y a quelque dix ans, avec quel sourire de pitié, beaucoup de gens, et non des moindres, du haut de leur col empesé, accueillaient la nouvelle de la construction de ce chemin de fer du Congo. C’est idiot, c’est absurde, disaient-ils ; il n’y aura jamais assez de trafic pour alimenter un chemin de fer. Aujourd’hui, le résultat est là, navrant pour nous. Dans dix ans, les Belges auront presque amorti leur capital et la ligne fonctionnera, concurrençant, avec une supériorité écrasante, toutes les entreprises rivales que nous essayerons de lancer. Mais ce n’est ici ni le lieu ni l’instant de me laisser entraîner à de semblables considérations.


le chaland à tranches démontables de la mission.

Nos Sénégalais n’étaient pas instruits ; le capitaine de Lamothe, le lieutenant Kieffer, les deux maréchaux des logis et un sergent nommé Cathala, que le Commissaire général venait de mettre à notre disposition, s’occupèrent d’en faire des soldats et de leur apprendre le tir. Le mois qu’ils passèrent à Brazzaville et qui nous était nécessaire pour mettre nos affaires en ordre, fut employé à ce dressage.

Pendant ce temps Robillot et de Cointet m’aidaient à faire les préparatifs de départ[1].


le vapeur « léon xiii »

Le 6 avril, le capitaine de Gointet, de Mostuejouls et un agent appelé Landre, embarquaient sur le M’foumou n’tango, vapeur d’une maison hollandaise. Ils emportaient environ 1 200 colis, parmi lesquels les tôles d’un grand chaland démontable, long de 12m. 60, large de 2 m. 70, que j’avais fait construire en France, pour le transport du matériel sur le Chari.

Moi-même, je me mettais en route, peu après, sur le vapeur Léon XIII, que Monseigneur Augouard, le si distingué évêque de Brazzaville, avait bien voulu consentir à nous affréter. Les capitaines Robillot et de Lamothe devaient suivre, quelque temps après, sur deux autres vapeurs de la maison hollandaise. Comme on le voit, notre mise en route s’était faite très rapidement.

Le 23 mai, nous atteignons Zinga, point extrême où les vapeurs pouvaient accéder en cette saison. Grâce à l’obligeance de M. Bernard, l’administrateur de Bangui, nous trouvons de suite, pour le groupe qui m’accompagnait, les pirogues nécessaires et nous pouvons atteindre Bangui, où je me rencontrai avec l’adminis trateur Rousset[2], venu au-devant de moi. Nous poursuivons notre route ensemble, avec des pirogues et une baleinière en acier. Nous passons le dangereux rapide de l’Éléphant et nous arrivons enfin à Ouadda. C’est là que je retrouvai M. Prins, qui rentrait en France, ayant fini son séjour. Par lui, je fus renseigné exactement sur les faits qui s’étaient passés depuis mon départ. Je les résume ici[3].


le capitaine jullien.

Les Sénégalais qui étaient au Baguirmi s’étaient relâchés comme discipline. M. de Béhagle n’avait pu s’entendre avec le sultan Gaourang, et, après avoir eu l’idée de pousser une pointe au Ouadaï, avait renoncé à son projet ; de concert avec Prins, il s’était décidé à faire une reconnaissance jusqu’au Tchad et, si la chose était possible, à entrer en rapports avec Rabah.

Je n’apprécierai pas ici l’opportunité de ce dessein. Je constate des faits et je passe. Qu’il me suffise de dire qu’entre temps M. de Béhagle avait reçu une certaine investiture officielle locale, l’autorisant en quelque sorte à collaborer à notre politique, ce qui le distrayait forcément de son rôle commercial.

Ceci établi, MM. Prins et de Béhagle quittèrent Kouno, dans les premiers jours de février, dans une baleinière en acier et redescendirent le Chari. Arrivés à Klessem, M. de Béhagle débarqua et Prins partit en reconnaissance. Près de Fadjié, Prins rencontra un parti de cavaliers qui firent feu sur lui ; il les repoussa aussitôt sans avoir éprouvé de pertes. Cette réception peu agréable le détermina immédiatement à revenir en arrière et à exposer la situation à M. de Béhagle. Celui-ci se serait décidé à rebrousser chemin avec Prins, si malheureusement le gouverneur de Koussouri, Othman Cheiko, n’avait pas envoyé à ce dernier une lettre d’excuses au sujet de ce qui venait de se passer. Il affirmait qu’il y avait eu méprise, et que, dorénavant, les Français pourraient circuler en toute sécurité sur le fleuve.


attaque de la reconnaissance de prins par les cavaliers de rabah à fadjié.

Ces assurances ne convainquirent pas Prins, mais suffirent à M. de Béhagle, dont l’esprit d’aventure et l’enthousiasme pouvaient se donner libre cours. Ils se séparèrent donc, l’un pour rejoindre son poste, l’autre, hélas ! pour ne plus revenir.

Peu après, Prins, remplacé à Kouno par le lieutenant Durand-Autier, rentrait en France. Il ne se rencontra pas avec M. Bretonnet qui, faute de moyens de transport, avait pris la route de terre, en passant par chez Senoussi. Cet officier était accompagné du lieutenant Braun, du maréchal des logis Martin, et de l’interprète Hassen. Après avoir séjourné quelque temps à N’Dellé, il longea le fleuve, puis, ayant rencontré une flottille de pirogues et de baleinières en acier, qui remontait à destination du Gribingui, il s’en servit pour continuer sa route et arriva à Kouno à peu près en même temps que j’atteignais Krebedjé. La flottille qui lui avait servi remontait jusqu’au Gribingui et un premier convoi comprenant des munitions d’infanterie et trois pièces de 4 descendait sous le commandement du chef de poste Pouret. Quelques jours après, j’arrivais dans la région et M. Prins me mettait au courant de la situation.


aspect des montagnes de togbao.

Ayant arrêté toutes les dispositions pour que l’énorme matériel que nous amenions pût être transporté, je pris avec moi la compagnie Jullien et me rendis en toute hâte à Gribingui, où j’arrivai le 29 juin 1899.

Là m’attendait une amère déception. Notre pauvre bateau d’autrefois, le Léon-Blot, était dans un état lamentable, abandonné à lui-même, la toiture démolie. La pluie tombant à torrents avait rouillé complètement les tubes de sa chaudière. Bref, le seul instrument, dont nous pouvions disposer pour envoyer des ravitaillements et des renforts, était complètement hors de service. Mon premier soin fut de le faire remettre en état ; de Mostuejouls et ses aides noirs s’y employèrent immédiatement.

Le lendemain de notre arrivée, une douzaine de petites pirogues accostaient au poste. Le patron Samba Soumaré, qui les amenait, m’annonçait qu’il était parti avec dix-neuf, mais que les païens qui les montaient s’étaient enfuis avec sept ; il en restait donc douze, encore étaient-elles tout juste capables de porter deux hommes et trois colis.


blocs de cailloux au pied de la montagne de togbao.

Samba Soumaré me remit une lettre de Bretonnet, datée du 6 juillet[4]. Après une demande du matériel qui lui était nécessaire, il exposait la situation politique telle qu’elle lui apparaissait. Il annonçait que son arrivée avait rendu l’assurance à Gaourang et à son entourage, et me faisait savoir qu’il avait chargé le lieutenant Durand-Autier d’aller porter aux avant-postes de Rabah une lettre déclarant que nous n’avions aucune intention hostile contre ses États. Bretonnet ajoutait qu’il ne croyait pas aux bruits rapportés, que Rabah allait marcher en personne sur Kouno. Néanmoins il réclamait la présence de la compagnie du capitaine Jullien.

Au reçu de cette lettre, le 31 juillet, j’envoyai à M. Pinel, à Krebedjé, l’ordre de ramener 200 charges de première utilité demandées par Bretonnet, et d’être de retour le plus tôt possible, lorsque trois jours plus tard, c’est-à-dire le 2 août au soir, un nouveau courrier me parvint. La situation s’était aggravée soudainement : le péril pour les nôtres était grand ; une attaque de Rabah était imminente.

Mais Bretonnet, avec le calme courage qui était dans le fond de sa nature, ne mettait pas en doute le succès final : « Je me hâte de vous annoncer, écrivait-il, que, bien que ne disposant que de 44 miliciens et de 20 Bacongos armés, nous sommes en état, avec les 400 Baguirmiens environ armés de fusils, et grâce à notre fortin et à nos trois pièces de 4, de faire bonne contenance et d’infliger des pertes sérieuses à l’ennemi, que je compte bien obligera la retraite. » Ailleurs, il écrivait : « Nous serons attaqués demain ou après-demain. Nous sommes en bonne position défensive ; l’arrivée de la compagnie Jullien s’impose donc, soit pour nous aider à nous dégager, soit pour la poursuite si, comme j’y compte, nous repoussons de suite Rabah. » Au capitaine Jullien, il écrivait : « Rabah ne possède guère que des fusils à piston. Il n’a plus guère pour ses quelques mousquetons que des cartouches refaites par lui avec des balles en fer, ayant perdu par conséquent toute portée… »

J’ai tenu à donner plusieurs extraits de ces lettres de mon malheureux ami, parce qu’elles montrent avec quelle crânerie et quel beau mépris du danger, Bretonnet, élevé à cette dure école qu’est la marine française, nourri de ses traditions chevaleresques, envisageait la lutte avec un ennemi si dangereux et si formidable.

Pourquoi faut-il qu’il l’ait tant méprisé, cet ennemi ! Hélas ! non, Rabah n’avait pas que des fusils sans portée. Il possédait un millier de fusils à tir rapide, environ quinze cents fusils à piston modèle 1842 et au moins deux mille cinq cents autres fusils à deux coups à piston et à pierre. Bretonnet était donc mal renseigné sur Rabah ou, pour parler mieux, il n’y croyait pas.

C’est le 2 août 1899, on l’a vu, que je reçus ces graves nouvelles. J’appelai aussitôt le capitaine Robillot, commandant des troupes. Je lui donnai l’ordre de prévenir de Cointet et de Lamothe pour les faire rallier d’urgence Gribingui. Quant à nous, nous allions partir dès le lendemain matin. « Le Léon-Blot n’est pas terminé », dit de Mostuejouls. Cela ne fait rien, on continuera ses réparations en chemin. Vite on embarque des munitions, des canons, toute la compagnie Jullien, forte de cent trente hommes, et le 3 août, nous voilà en marche.

Trois jours encore, on dut travailler au vapeur qu’on faisait avancer péniblement à la perche ; le quatrième enfin il était prêt. En route à toute vapeur ! Mais les eaux sont exceptionnellement basses ; on navigue avec la plus grande difficulté ; le chaland, remorqué avec quatre-vingt-dix hommes à bord, nous retarde beaucoup. Puis ce sont les rapides où nous perdons un temps précieux, puis le manque de vivres ; on perd une demi-journée pour faire boucaner la viande d’hippopotames que nous avons tués.

Enfin, le 14 août, nous sommes sur le Chari. À mesure que nous avançons, une angoisse profonde me saisit. Aucun courrier, aucune nouvelle. Que s’est-il passé ? Les Kaba-Bodos, chez les quels nous nous approvisionnons, ne peuvent ou ne veulent nous renseigner. Le 15 dans l’après-midi, nous trouvons un chef indigène, nommé Cada-Beri, qui nous accoste. Nous l’entourons et anxieusement lui demandons des nouvelles. Il doit savoir, lui ! Il habite près du village de Gaoura, que Bretonnet indique au capitaine Jullien comme le point où il trouvera des nouvelles.

Non, lui non plus ne connaît pas grand’chose ! Il a seulement entendu dire que Rabah et les blancs ont combattu. Il y a eu trois attaques ; dans deux, les blancs ont vaincu, mais à la troisième ils ont perdu beaucoup de monde ; il y a beaucoup de tués de part et d’autre.

On ne put tirer de lui davantage. Mais ce qu’il avait dit ainsi me suffisait, hélas ! Aussitôt je pensai, à part moi, que c’en était fait des nôtres. Il y avait eu bataille, cela n’était pas douteux. Si Bretonnet avait vaincu, le bruit s’en serait répandu au loin, et l’attitude des indigènes eût été tout autre. Sombre et envahi d’une profonde tristesse, j’avais hâte d’arriver au but. Enfin, dans le lointain, on aperçoit le village de Gaoura, les berges hautes sont couvertes de monde. Au fur et à mesure qu’on approche, on voit des gens habillés d’un boubou ; il y en a beaucoup. Ce sont des Baguirmiens, me dit un guide. Un moment l’espérance renaît ; des Baguirmiens ! Les nôtres sont donc encore envie ! Enfin, nous approchons davantage, on peut distinguer les physionomies. Mes regards se portent sur un homme, un seul ; je le reconnais : c’est le sergent Samba Sall. Il est là, debout, à moitié nu, à peine couvert d’un lambeau d’étoffe. « C’est toi, Samba Sall ? — Oui, mon commissaire. — Et Monsieur Bretonnet ? — Ah ! tous sont morts !… »


une hécatombe d’hippopotames dont la colonne fit boucaner la viande.

C’est par cette phrase que nous fûmes accueillis. Le bateau accoste ; je fais monter le malheureux à bord. Il se tient à peine debout ; je le fais asseoir et je m’aperçois que son bras gauche pend lamentablement. Une balle lui a cassé l’os. Il a faim, on lui donne à manger et avidement nous l’interrogeons. Le pauvre homme, encore sous le coup des émotions terribles qu’il a supportées et des fatigues qu’il a endurées, a peine à se remettre. Il parle enfin, et nous fait le récit du malheureux drame auquel il vient d’assister.

Bretonnet, ainsi qu’il l’annonçait, avait fait évacuer Kouno, pour occuper les collines de Togbao. Ces collines, hautes au maximum de 100 à 150 mètres au-dessus du fleuve, sont assez difficilement accessibles. Elles se composent de deux sommets principaux, séparés par un étroit défilé et de deux autres petites collines voisines commandées par les deux points culminants A et B[5]. Un tata en palanques est occupé par les Baguirmiens et le lieutenant Durand-Autier, avec dix hommes et une pièce de 4. Le défilé entre A et B est défendu par les gens du « M’baroma », chef baguirmien. Bretonnet avec trente hommes, deux pièces de canon, le lieutenant Braun et le maréchal des logis Martin, sont installés sur les sommets C et D.

L’ennemi est signalé le 17 juillet vers S heures du matin. Rabah en personne dirige l’action. Il compte sous ses ordres treize bannières, soit un effectif de deux mille sept cents fusils et environ dix mille auxiliaires arabes ou bornouans, armés de lances et de flèches. Il esquisse une première attaque de front qui est repoussée vigoureusement.

Il réunit son monde, fait mettre pied à terre à ses cavaliers et lance de nouveau la moitié de ses soldats à l’assaut des positions occupées par les nôtres. Pendant ce temps, un autre groupe tournait la position pour s’emparer du défilé.

À la première attaque, le lieutenant Braun avait été tué raide ; le maréchal des logis Martin le remplaça. Bretonnet reçut alors une balle en pleine poitrine. On le coucha le dos appuyé contre une mallette en fer et il continua à diriger la défense. Sentant ses forces s’en aller, il demanda alors du papier et un crayon. Il écrivit au lieutenant Durand-Autier de le rejoindre immédiatement avec ses dix hommes et de le remplacer. À ce moment la deuxième attaque de front était repoussée, mais malheureusement le mouvement tournant de l’ennemi avait réussi. Les Baguirmiens, affolés et mal commandés, s’enfuirent au premier choc et le défilé fut pris. Dès ce moment, Rabah avait la victoire. Maîtres du défilé, les ennemis escaladèrent les deux sommets principaux et ouvrirent un feu plongeant sur nos Sénégalais. Bretonnet reçut une deuxième blessure, mortelle. Peu à peu les Sénégalais tombaient, le maréchal des logis Martin était tué. Les Baguirmiens s’enfuirent. Gaourang, qui avait combattu avec nous jusqu’au dernier moment, faillit être pris ; il s’en tira avec deux blessures au bras. Quant au lieutenant Durand-Autier, surpris par les masses ennemies au moment où il s’apprêtait à rejoindre son chef, il fut entouré en un instant et tué avec tous ses hommes.


m. bruel (photographie boyer)

M. Pouret, un jeune homme de vingt ans, tomba aussi à son poste. Un à un, les valeureux défenseurs du plateau disparaissaient et, quand il n’y en eut plus un seul capable de tirer un coup de fusil, l’ennemi seulement osa donner l’assaut final.

Sur les cinq Européens, les deux Arabes et les quarante-quatre Sénégalais, qui avaient soutenu cette lutte héroïque, il ne restait que trois hommes vivants. Encore étaient-ils blessés. Tous les autres étaient morts en dignes fils de France, à leur poste, sans reculer d’une semelle. Ah ! certes, la race qui fournit de tels hommes n’est pas dégénérée et elle a le droit d’envisager l’avenir avec confiance. Les trois survivants Sénégalais furent immédiatement conduits devant Rabah. Son premier soin fut de leur demander où étaient leurs compagnons. « Tous ceux qui t’ont combattu, lui répondit Samba Sali, sont sur la colline ; pas un de nous n’a fui, il ne reste que nous trois qui sommes blessés. — Combien étiez-vous donc en tout ? — Cinq blancs, deux Arabes et quarante-quatre Sénégalais. — Ce n’est pas vrai, tu mens, il n’est pas possible que vous ayez osé me combattre avec si peu de monde, tu mens, tu mens. » Et en disant ces mots, Rabah était ivre de fureur. Sa colère était compréhensible, car de son côté il avait plus d’un millier d’hommes hors de combat ; son fils Niébé avait la jambe cassée par une balle. Il répugnait à son orgueil de penser qu’un si petit nombre d’hommes lui avait infligé de telles pertes.


mm. rousset et prins

Il finit cependant par se calmer peu à peu, et ne pouvant se défendre d’un sentiment d’admiration pour ses vaillants adversaires, il proposa aux trois survivants d’entrer à son service. Celui qui servait d’interprète entre Rabah et Samba Sall était un des Sénégalais de Crampel. Il conseilla à Samba Sall de faire une réponse dilatoire. C’est ce qui le sauva. Rabah donna l’ordre de le garder à vue, lui et ses deux compagnons et il fit procéder à l’inhumation des morts. Les esclaves n’ayant pas droit à la sépulture, Rabah mit trois jours pour enterrer les hommes libres, après quoi il regagna Kouno.


le poste de fort-archambault, construit hâtivement par le capitaine jullien en prévision d'une attaque de rabah.

Samba Sall, malgré son bras cassé, n’avait qu’une idée, la fuite. Il fit part de son dessein à ses deux compagnons, qui, trop malades, lui répondirent qu’ils ne pouvaient le suivre. Étroitement surveillé par une sentinelle attachée à sa personne, il prétexta un jour un besoin naturel pour s’isoler et se sauver. Sa blessure le faisait cruellement souffrir. Pendant près d’un mois, il erra dans la brousse, sans vivres, sans vêtements ; il réussit enfin, après des péripéties sans nombre, à atteindre le village de Gaoura où nous le rencontrâmes. Voilà ce que peuvent faire et ce que font tous les jours ces Sénégalais, à qui nous devons la conquête d’une partie de notre empire Africain. On conviendra aisément que la croix d’honneur, qui fut donnée par la suite au sergent Samba Sali, était largement gagnée.

Ainsi donc, c’était fini : le drame s’était accompli. Nous ne reverrions plus aucun des nôtres. Que faire ? Avant tout, éviter l’emballement qui est le pire des conseillers, et examiner froidement la situation.

Rabah était à Kouno, à une centaine de kilomètres de nous. Grisé par sa facile victoire qui avait produit une impression considérable sur les indigènes, il était à craindre qu’il ne tentât un nouvel effort contre nous et ne vînt nous attaquer avant l’arrivée de nouveaux renforts.

Il fallait se tenir en garde contre une surprise. En mettant les choses au pire, on avait au moins six jours devant soi pour se fortifier solidement. Je choisis en conséquence l’emplacement d’un poste et je donnai l’ordre au capitaine Robillot, commandant les troupes, de faire débarquer la compagnie Jullien, les deux pièces de 65 millimètres et les artilleurs, soit en tout cent vingt-huit fusils, et de commencer de suite la construction d’un blockhaus et d’un camp palissadé qui reçut le nom de Fort-Archambault, en souvenir d’un jeune officier de la compagnie Jullien, mort dans le Haut Oubangui.

Il était urgent d’amener de suite de nouveaux renforts au point occupé par Robillot ; d’autre part il ne fallait pas trop dégarnir la région civile commandée par M. Bruel, car on pouvait appréhender très bien une attaque de Senoussi sur le poste de Gribingui.

Il y avait lieu dans tous les cas d’opérer très vite. C’est pourquoi, je rembarquai sur le vapeur, le 19 août au soir, avec de Mostuejouls ; veillant à tour de rôle, nous pouvions effectuer notre montée jusqu’à Gribingui en cent soixante heures, dont cent trente de marche réelle ; les trente autres heures furent employées à faire du bois. La compagnie de Cointet se trouvait déjà réunie au poste.


tir du canon à fort-archambault.

Je la renforçai avec une partie des hommes de la compagnie de Lamothe et je l’envoyai aux ordres du capitaine Robillot. À la date du 9 septembre, ce dernier disposait par suite de six officiers, deux sous-officiers, un brigadier, un ouvrier d’artillerie et deux cent soixante et onze fusils. Solidement retranché dans un camp construit par les soins du capitaine Jullien, il pouvait défier toute attaque et j’étais tranquille de ce côté. Malheureusement, il n’en était pas de même pour le Gribingui où, par mesure de sécurité, j’étais obligé de maintenir cinquante hommes de la compagnie de Lamothe, attendant toujours, mais en vain, des renforts que j’avais réclamés au Haut Oubangui, qu’on ne voulait pas m’envoyer et qui n’arrivèrent, malgré les ordres les plus formels du Commissaire général, M. de Lamothe, que six mois plus tard, de sorte qu’ils ne purent même pas prendre part aux divers combats qui furent livrés par la suite.

Le mois de septembre se passa tout entier à réunir au poste de Gribingui tout notre matériel, principalement l’artillerie et les munitions… Nous avions, outre les deux pièces de 65 millimètres de débarquement déjà à Fort-Archambault, quatre pièces de 80 millimètres de montagne fortement approvisionnées en obus à balles et en obus à mélinite. Par malheur, nos gargousses étaient arrivées en mauvais état. Il fallut donc en confectionner d’autres, avec une poudre plus vive, dont les qualités balistiques ne nous étaient pas connues. De plus les hausses manquaient ; le maréchal des logis Delpierre en fabriqua deux en bois très dur et je les graduai.

La concentration de notre matériel s’opérait avec la plus grande régularité, grâce à l’activité de MM. Bruel, Rousset, Perdrizet, Pinel, etc…, qui se dépensèrent sans compter. Il ne me restait plus qu’à me préoccuper d’une chose, de l’attitude qu’allait prendre Senoussi dans les circonstances présentes.

M. Mercuri, le second de M. de Béhagle, se trouvait, je l’ai dit, installé dans sa capitale, à N’Dellé, où il avait fondé une factorerie. Je le mis au courant de tout ce qui venait de se produire, de la mort de Bretonnet, de la captivité de Béhagle, en l’engageant à prendre toutes les précautions possibles pour sa sécurité.

Il se trouva qu’à ce moment Senoussi redoutait, pour lui-même, une invasion possible de la part du Ouadaï. Il me fit part de ses craintes et m’envoya une lettre de condoléances au sujet de la mort de Bretonnet.

Je devins par suite un peu plus maître de mes mouvements et je pus faire mes préparatifs de départ.

En diminuant d’une façon intensive les deux postes de la Kémo et de Krebedjé, on put réunir soixante-cinq fusils à Gribingui. C’était réellement trop peu. Mais comme je comptais toujours que le Haut Oubangui nous enverrait les renforts que M. Bruel était allé chercher, je ne m’inquiétai pas outre mesure et, le 12 octobre, je me mis en route avec le capitaine de Lamothe et les cinquante hommes de sa compagnie. Le 17, nous étions tous réunis à Fort-Archambault.

Pendant mon absence, on avait travaillé ferme au nouveau poste, qui était formidable d’aspect. Au centre, une termitière creusée avait constitué un magasin à munitions. Au-dessus de ce magasin s’élevait une plate-forme soigneusement damée, où les deux pièces de 65 millimètres étaient en batterie. Une palissade, haute d’un mètre cinquante environ, entourait le camp. À l’intérieur, un matelas de terre battue, rejeté contre les pieux de la palissade, pouvait mettre nos tirailleurs à l’abri du feu de l’ennemi. Extérieurement, un fossé profond rendait un assaut presque impossible, d’autant que sur une vingtaine de mètres environ autour des palanques, des piquets très pointus, fortement enfoncés dans le sol, ne permettaient à qui que ce fût d’atteindre l’enceinte sans se blesser horriblement. Bref, nous occupions une position pour ainsi dire imprenable.


paysage des environs du bahr-sara.

La construction de Fort-Archambault ne fut pas l’unique préoccupation du capitaine Robillot et du capitaine Jullien. On chercha à savoir où était Gaourang et à entrer en communications avec lui. Malheureusement, la chose n’était pas facile. Les Tounias, indigènes voisins du fort, ne se souciaient pas beaucoup de servir de courriers. Ils avaient trop peur d’être faits prisonniers par Gaye, un des chefs Nyellims, alliés de Rabah. Il fallait donc infliger une première correction à ce Gaye. Ce fut le capitaine Jullien qui en fut charge. Son village principal fut enlevé à la baïonnette au point du jour, et après avoir perdu pas mal de monde, il fut obligé de se réfugier près de Rabah.

Malgré cela, nous ne fûmes guère plus avancés au sujet de Gaourang. On prétendait qu’il s’était sauvé du côté de Laï, sur le Logone, et que Boubakar, le premier lieutenant de Rabah, était chargé de le surveiller. C’est ce que disaient du moins ceux des Baguirmiens qui, après le combat de Togbao, s’étaient réfugiés à Fort-Archambault. Triste engeance en vérité que ces Baguirmiens ! Après avoir honteusement abandonné Bretonnet qui mourait pour eux, ils n’avaient qu’une chose en vue, maintenant qu’ils étaient en sûreté, c’était de piller les malheureux indigènes de Gaoura, auprès desquels ils avaient trouvé l’hospitalité.

J’ai dit que nous étions tous réunis à Fort-Archambault le 17 octobre. Rabah, toujours à Kouno, s’y était solidement fortifié. La distance qui séparait Kouno de Fort-Archambault était d’un peu plus de cent kilomètres. Au dire des indigènes, la route qui y conduisait était assez bonne ; mais le Bahr-Sara, qui coulait entre ces deux points, opposait à la marche d’une colonne un obstacle assez sérieux.

Comme on ne pouvait pas s’éterniser davantage dans une inaction qui aurait été mal appréciée par les indigènes, je décidai le départ et je rédigeai un ordre prescrivant au capitaine Robillot de marcher immédiatement contre Rabah et de venger les nôtres tombés glorieusement à Togbao.

  1. Pendant qu’ils s’effectuaient, une nouvelle navrante me parvint : le docteur Sibut, mon ami d’enfance, médecin de notre expédition, que nous avions débarqué à Libreville, était mort à l’hôpital. À peine en route, déjà une victime ! Il fut remplacé par le docteur Allain, médecin des colonies, qui spontanément nous offrit son concours. On verra que nous n’eûmes pas à nous plaindre de cette recrue.
  2. M. Rousset avait fait l’intérim du service, entre le moment du départ de Huntzbüchler et l’arrivée de Bretonnet.
  3. Voir la Note 5.
  4. Voir Note 6.
  5. Voir le plan aux Notes et éclaircissements. (Note 6 bis).