La chute de l’empire de Rabah/Note V

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Hachette (p. 282-290).

NOTE V

mission de béhagle


Prins, je l’ai dit, avait été envoyé comme résident au Baguirmi, en mars 1898. Il rejoignait son poste, quand, aux environs du dixième degré, il aperçut des cavaliers baguirmiens qui l’avertirent de l’invasion du Baguirmi par Rabah, de la fuite de Gaourang et de sa présence à Kouno, à quelques kilomètres de l’endroit où se trouvait notre agent.

Conformément aux instructions reçues, Prins rejoignit le sultan qui s’était installé sur le fleuve, dans une zeriba très vaste qui lui servait de camp de guerre, et d’où ses soldats partaient pour aller razzier dans les environs, les villages païens tributaires. Une foule énorme, de plusieurs milliers de personnes, hommes, femmes, enfants, se trouvaient avec Gaourang, déguenillés, presque mourants de faim. L’arrivée de notre agent avec ses quelques sénégalais et les cinquante fusils que j’envoyais à Gaourang, ramena un peu d’espérance au cœur de tous ces gens. C’était pour eux la preuve qu’on ne les abandonnait pas, et que la promesse de protection qui leur avait été faite, au nom de la France, n’était pas vaine.

Quelques mois après l’arrivée de Prins, le vapeur Léon-Blot pouvait opérer une première descente. Il arrivait avec MM. de Béhagle et Mercuri. Ce dernier s’installa de suite à Kouno, et y ouvrit une factorerie. Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner que les transactions ne seraient pas très actives. La population ruinée et en fuite, chassée de ses foyers, dépossédée de ses biens, n’était en effet guère capable d’alimenter un établissement commercial.

Dans ces conditions, il y avait une solution naturelle qui s’imposait. Le retour en arrière et l’attente d’un moment plus favorable. Le territoire entre Ouadda et Gribingui, sans être aussi riche en produits du sol que la région de l’Oubangui, offrait cependant assez de ressources en ivoire et caoutchouc, pour qu’un commerçant put y trouver profit. C’était dans cette région qu’à mon sens de Béhagle eût dû se cantonner. Malheureusement, il ne put s’y résoudre. Enthousiaste comme il l’était, avide d’aventures, son tempérament ne l’attirait pas vers le commerce, qui eût dû être son objectif principal. Il se considérait bien plus comme destiné à faire une étude et une exploration des pays du centre africain que comme le mandataire d’une société commerciale qui lui avait imposé, comme conditions, de faire avant tout des affaires.

Aussi comme à Kouno se trouvait le coursi ou envoyé du Ouadaï[1], de Béhagle s’aboucha avec lui et le pria de remettre au sultan Ibrahim, une lettre dans laquelle il lui demandait l’accès de ses territoires ; il lui proposait, comme cadeau, cinquante fusils et des munitions. Le coursi du Ouadaï qui avait reçu, à cette occasion, force cadeaux, trouva très simple, pour augmenter ses petits profits, de remettre la lettre à Gaourang.

Comme bien on pense, ce dernier ne fut pas content. Ayant reçu chez lui les Français, ayant traité avec eux, il ne devait pas penser que ces mêmes Français, essaieraient d’entrer en relations avec ses oppresseurs et surtout n’hésiteraient pas à leur fournir des armes.

À partir de ce moment, la position ne fut plus tenable pour M. de Béhagle. Constamment surveillé, il ne pouvait plus se livrer à la moindre transaction, car sur ordre du sultan, personne n’osait commercer avec lui. En conséquence de quoi, il revint au Gribingui et protesta auprès de M. Rousset dont il réclama l’intervention.

Notre agent, assez embarrassé et ne pouvant pas se rendre compte sur place de la situation, en conformité d’ailleurs avec des instructions très générales concernant M. de Béhagle, prit parti assez nettement pour ce dernier, et lui confia même une espèce d’investiture, l’autorisant, à un moment donné, à intervenir politiquement.

Voici d’ailleurs les textes des lettres échangées à cette occasion :


Lettre de M. Rousset à M. de Béhagle :


Gribingui, 14 janvier 1899.
L’administrateur commandant par intérim la région du Chari à M. de Béhagle, chef d’une mission commerciale et scientifique.
Monsieur le Chef de Mission,

D’accord avec moi, vous avez décidé de quitter la station de Gribingui, le 15 janvier courant, à l’effet de rejoindre le Baguirmi…

Par ce courrier, j’invite d’une manière pressante, notre agent au Baguirmi, à favoriser de tout son pouvoir, l’entreprise dont vous êtes chargé et à vous prêter aide et assistance dans la mesure de ses moyens.

… Une fois que vous serez rendu au Baguirmi, la question se posera évidemment pour vous du choix de la voie par laquelle vous êtes appelé à continuer votre enquête vers le Nord. Je ne saurais, à cet égard, vous donner des indications qui aillent à l’encontre des desiderata que M. Gentil vous a exprimés. Mais il n’est pas douteux que ces desiderata envisageaient un ordre de choses que le temps a pu modifier. Tout dépendra des circonstances et c’est à vous qu’il appartiendra, dans l’intérêt de votre mission, de choisir la meilleure route.

… Quoiqu’il en soit, j’ai songé à profiter de votre passage dans les régions en dehors de ma sphère d’action actuelle, et qui y confinent immédiatement. Pressenti à ce sujet, vous m’avez déclaré être prêt à seconder mes vues et à souscrire aux demandes que je pourrais formuler en ce sens.

Dans ces conditions, je vous reconnais un caractère officiel pour agir au mieux des intérêts de la France soit au Kanem, soit au Ouadaï, soit même avec Rabah, le dominateur du Bornou.

Signé : Rousset.


M. Rousset s’adressait en outre à M. Prins, notre résident au Baguirmi, dans les termes suivants :


Monsieur le Résident,

J’ai l’honneur de vous informer que M. de Béhagle, chef de mission, quittera demain la station du Gribingui, à destination du Baguirmi. Il emmène le surf-boat en fer que vous avez mis à sa disposition, au retour de son dernier voyage avec le Léon-Blot.

M. de Béhagle ayant rejoint le Baguirmi, prendra ses dispositions pour continuer vers le Nord et fera choix de la voie de pénétration qui lui paraîtra la meilleure et la plus sûre. Je n’ai pas qualité pour infirmer non plus que pour atténuer les instructions que M. Gentil peut lui avoir laissées à cet égard. Je lui laisse sa pleine liberté d’action, tout en exprimant le vœu qu’il puisse aller du côté du Kanem.

Dans ces éventualités, M. de Béhagle aura sans doute besoin de recourir à vos bons offices pour obtenir, du sultan Gaourang, des lettres d’introduction, des moyens de transports, etc.

Vous voudrez bien vous mettre à sa disposition et user de toute votre influence en vue de lui faire obtenir satisfaction…

Par lettre de ce jour, je reconnais à M. de Béhagle, en dehors de ma sphère d’action actuelle, un caractère officiel pour agir au mieux des intérêts de la France dans les régions contiguës au Baguirmi.

Signé : Rousset.


En réponse à la lettre à lui adressée par M. Rousset, M. de Béhagle écrivait ce qui suit :


Monsieur l’Administrateur,

Par lettre de ce jour, vous me faites le grand honneur de me charger officiellement d’agir au mieux des intérêts de la France, soit au Ouadaï, soit même auprès de Rabah, et plus particulièrement vous me désignez le Kanem comme objectif.

Vous me recommandez de m’inspirer des idées politiques de votre prédécesseur et de régler ma ligne de conduite sur la politique que le temps et les événements me feront paraitre la meilleure.

Je vous suis fort reconnaissant de la preuve de confiance que vous m’accordez. Vous savez avec quel soin scrupuleux, même aux dépens de mes intérêts, j’ai suivi la ligne de conduite que votre prédécesseur m’avait dictée. Depuis plus de deux mois, vous me voyez aller et venir, préoccupé de bien faire et uniquement désireux d’être utile. Cela doit vous être un sûr garant de l’avenir.

À l’encontre des idées préconisées jusqu’ici, je considère que d’aller au Kanem et s’y maintenir, est actuellement plus difficile que d’entrer en relations avec Rabah ou avec le Ouadaï.

Trois éléments politiques qui nous sont également hostiles s’y disputent l’influence : le Senoussisme, le Ouadaï et Rabah. Il est inutile d’insister à propos du Senoussisme. À l’inimitié religieuse de cette secte, s’ajoute la crainte justifiée d’une concurrence commerciale.

Le Ouadaï doit nécessairement s’inquiéter de nous voir successivement accorder notre protection à ses grands vassaux, et des armes. Senoussi d’abord, le Baguirmi ensuite, après le Kanem. Le plus vulgaire souci de sa sécurité doit l’induire à nous tenir en échec dans ce dernier état. Tant qu’à Rabah, nous sommes en état d’hostilité ouverte avec lui et c’est pour nous barrer la route qu’il a pris pied au Kanem. C’est après m’être rendu compte de cette situation que j’ai noué, dans mes précédents voyages au Baguirmi, de puissantes relations qui m’ouvriront, je l’espère, le grand état musulman du Tekrour.

De là, je pense agir avec plus d’autorité sur le Kanem. En tout cas, dans de pareilles entreprises, la prudence est de règle absolue, celui qui cherche l’aventure y périt. Un accident dans ces contrées, y rendrait à l’avenir plus difficiles nos relations.

Me livrer au hasard serait aller contre les intérêts que je viens servir ici. Soyez persuadé que je n’en courrai pas volontiers le risque.

Signé : de Béhagle.


Au moment où cette correspondance s’échangeait Bretonnet était arrivé à la mission de la Sainte-Famille et avait avisé M. Rousset de sa venue au poste du Gribingui — trois semaines plus tard environ — M. Rousset en prévint M. de Béhagle, mais ce dernier, déjà impatienté par de longs retards, ne voulut pas attendre plus longtemps et se mit en route le 16 janvier.

Il n’entre pas dans mes intentions, en écrivant ce livre qui est avant tout une œuvre de bonne foi, de me livrer à la moindre critique. Je constate des faits, sans même vouloir les discuter. Il serait en effet déplacé, de juger des événements, qui se sont produits en mon absence. Telle mesure qui peut être bonne à un moment donné, peut avoir, si elle est appliquée trop tard ou mal à propos, des conséquences désastreuses. Aussi éviterai-je toujours de donner une opinion sur des actes dont je n’aurai pu apprécier l’opportunité sur place.

Il était en effet fort possible que la politique préconisée par moi, ne fut plus opportune et que les circonstances qui me l’avaient fait adopter fussent changées. Il ne faut pas oublier en effet que Rabah avait envahi le Baguirmi, que Gaourang, sultan de ce pays, l’avait quitté, et que par suite l’état avec lequel j’avais traité n’existait plus.

Celui qui voulait dans ces conditions pénétrer dans l’intérieur de l’Afrique, devait par conséquent employer d’autres moyens que ceux que j’indiquais. Mais ce qu’il m’est permis de dire et de constater sans parti pris aucun, c’est qu’il eût été préférable d’attendre. Un mouvement en avant, nécessitant un changement de politique radical, il eût été mieux, avant d’adopter un nouveau système, de provoquer de nouvelles instructions du département.

Mais à quoi bon discuter davantage. Loin du pays, loin de tout, abandonné à lui-même, il est nécessaire que l’Européen qui a la responsabilité des événements, ait aussi droit à l’initiative la plus grande. Cette initiative, qui doit amener le succès ou la défaite, lui est indispensable. Sa vie étant l’enjeu de la partie, il est juste qu’il soit juge des coups.

Ainsi donc le 16 janvier, de Béhagle se mettait en route et rejoignait Prins à Kouno.

Ce dernier, après avoir pris connaissance des instructions données à M. de Béhagle, se déclara prêt à lui prêter son concours, en lui faisant remarquer toutefois qu’il n’augurait pas très favorablement de la tentative d’essai de négociations avec Rabah.

De Béhagle lui répondit que le Ouadaï lui était fermé, le Baguirmi pris, il ne lui restait d’autre alternative, pour atteindre le Kanem, que de traiter avec Rabah.

Prins s’inclina, mais Gaourang, mis au courant de la situation, protesta par la lettre suivante adressée à Prins :



au nom de dieu
louange à dieu

Que la bénédiction et la grâce de Dieu soit sur son envoyé. De la part de la seigneurie, notre maître, le plus intrépide des vaillants, qui pratique le rite de Maleck…

Abd’Er Rhaman Gaourang, fils de notre seigneur et maitre Abd’El Kader (que Dieu prolonge sa vie. — Amen) À la seigneurie, l’homme de confiance Moussa (surnom de Prins) je vous témoigne honneur et respect et vous adresse le salut et la bénédiction divine.

Ensuite, je vous informe, Moussa, que votre père Gentil et moi, nous avons, en toute confiance et de bonne foi, passé un pacte, et comment, vous rompriez les engagements pris et le pacte passé entre Gentil et moi ? Nos conventions, la bonne foi et la confiance existant entre nous, doivent subsister et être préservées de tout ce qui pourrait les atteindre. Je vous dis cela parce que votre hôte (de Béhagle) celui qui est venu porteur d’une lettre de votre frère (Rousset) et qui a prétendu être un de ses agents, ne doit pas être cru et ses prétentions sont inadmissibles.

Cet homme est simplement un commerçant venu chez nous demander l’autorisation de faire du négoce. Je ne m’explique pas que vous disiez qu’il ira à Zinder et que vous irez ensuite à Bougoman, sans mon autorisation.

Je prends patience et j’attends d’avoir terminé mes affaires pour discuter avec vous et aviser ensemble de régler la question de la façon la plus convenable. Si vous avez confiance en Dieu et en Gentil, mes engagements avec Gentil ne seront pas infirmés, et la confiance continuera à régner entre nous. C’est tout. Salut.

Pour traduction conforme.
Signé : Hassen, interprète.


Cette lettre, pleine de bon sens, n’eut aucun effet, et Prins et de Béhagle se mettent en route, l’un par eau, dans une embarcation en acier, l’autre par terre.

Prins ayant atteint Fadjé, point situé à une vingtaine de kilomètres en aval du confluent du Chari et du Logone, fut brusquement assailli par un parti de deux cents cavaliers de Rabah, qui, sans provocation aucune, ouvrirent le fou sur lui, à une vingtaine de mètres. Fort heureusement, personne des nôtres ne fut atteint ; les balles traversèrent la coque de l’embarcation en plusieurs endroits, et ce fut tout. La riposte ne se fit pas attendre et les cavaliers s’enfuirent, laissant quelques uns des leurs sur le terrain.

La réception était vraiment peu engageante et il ne semblait pas d’après cela, que des négociations avec Rabah eussent grande chance de succès.

Ce fut l’avis de Prins qui rebroussa chemin et rejoignit de Béhagle à Klessem, petit village situé à 30 kilomètres environ dans le Sud-Sud-Est de Koussouri.

Ils se concertèrent tous deux et se disposaient à revenir en arrière, quand malheureusement, un envoyé d’Othman Scheiko, gouverneur de Koussouri, arriva porteur d’une lettre de son maître pour les Français.

Dans cette lettre, il exprimait ses regrets au sujet de l’attaque qui venait de se produire et affirmait à Prins que dorénavant, il pourrait circuler en toute liberté sur le fleuve.

Notre résident n’eut pas la moindre confiance dans ces assurances et ne changea pas ses intentions de retour vers Kouno.

Malheureusement, il n’en fut pas de même pour de Béhagle, que les avances d’Othman Scheiko convainquirent complètement et qui se décida à se rendre à Koussouri, pour y attendre la réponse d’une lettre qu’il adressa à Rabah. Prins essaya de le détourner de son projet. Ce fut en vain. Ils se séparèrent donc, l’un pour prendre la route du retour, l’autre hélas pour ne plus revenir… On était alors au 20 mars 1899.

  1. On sait que le Baguirmi, tributaire du Ouadaï depuis plus de soixante ans, payait, tous les trois ans, à ce dernier pays, un impôt que le sultan du Ouadaï envoyait prélever par un « coursi ».