La civilité des petites filles/04

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4. — Les Repas.


Quelle que soit notre position, que nous soyons riche ou pauvre, que nous habitions la ville ou la campagne, nous pouvons assister à des repas de cérémonie, à l’occasion d’un baptême, d’une noce, d’une réunion de famille, etc. Dès lors, nous devons nous tenir convenablement.

Pour ne pas avoir l’air emprunté quand nous sommes en société, nous devons dans l’intimité de la famille nous conformer aux usages des gens bien élevés.

On peut n’avoir sur sa table que des mets grossiers ; mais on doit les manger proprement et avec autant d’adresse que les mets les plus délicats.

J’ai connu un campagnard intelligent, très brave homme, qui fut nommé maire de son village. H administrait parfaitement sa commune et jouissait de l’estime de tous. La seule chose qui lui déplaisait dans ses fonctions était les rapports qu’il devait avoir avec des messieurs, de hauts fonctionnaires. Il était invité parfois à dîner à la préfecture et il m’avouait en riant que, malgré l’honneur qu’on lui faisait, son plus agréable moment était celui où il quittait la table…

N’est-ce pas, en effet, un supplice que d’être obligé de regarder sans cesse autour de soi pour voir si l’on agit comme tout le monde, si l’on ne fait pas de bévues, de gaucheries, et si l’on ne provoque pas les moqueries et les sourires.

Certains travaux, certaines actions, se font de temps à autre ; quant aux repas, ils se renouvellent impérieusement plusieurs fois par jour, il est donc indispensable de ne pas prendre de mauvaises habitudes qu’il est très difficile ensuite de détruire.

Écoutez attentivement, mes chères petites, coque j’ai à vous dire sur la manière de vous tenir à table, et vous ne serez point embarrassées quand vous vous y trouverez en nombreuse compagnie, même à la table d’un préfet ! Sachez d’abord que lorsqu’on est invité à dîner il faut être exact et n’arriver ni trop tôt ni trop tard : environ quinze minutes avant l’heure du repas.

Il ne faut quitter la table que quand la maîtresse de la maison en donne le signal.

On doit une visite dans la huitaine à la personne chez laquelle on a dîné.


Tenue à table.


Avant de se mettre à table, il faut se laver soigneusement les mains et ne pas exhiber au milieu des convives des ongles en grand deuil ou des taches d’encre aux doigts.

Il est bon de prendre à table une tenue aisée, ni raide, ni guindée, et de se tenir près de la table, l’estomac y touchant presque. On ne doit pas se renverser sur le dos de son siège ni surtout poser les coudes sur la table ; c’est une chose absolument interdite, il n’est permis que d’y appuyer les poignets.

Un enfant ne doit pas s’asseoir à table avant que ses parents ne soient eux-mêmes assis. Alors il se met à sa place ordinaire. S’il est chez des étrangers, il attend qu’on lui désigne la place qu’il doit occuper, il ne peut la choisir lui-même. Que l’on soit chez soi ou chez les autres, il ne faut jamais se faire attendre, ne serait-ce qu’une minute.

L’exactitude n’est pas seulement la politesse des rois, c’est aussi celle des
convives.

Le roi Louis XVIII était très rigoureux à ce sujet. À l’heure dite, il se mettait à table, sans pitié pour les retardataires.

Un jour, le capitaine des gardes de service, invité à la table du roi, arriva longtemps après que Sa Majesté y était. Il s’excusa de son mieux.

Le roi lui fit servir les meilleurs mets restants et lui demanda s’ils étaient de son goût.

Troublé, l’officier répondit :

— Je ne fais jamais attention à ce que je mange.

— Tant pis, reprit le roi, il faut, monsieur, faire attention à ce qu’on mange et à ce qu’on dit.

Tâchons de profiter de la double leçon royale.

Mes petites lectrices ont des frères et, au besoin, elles peuvent leur donner des leçons de politesse, c’est pourquoi je dirai ici que les hommes, à table, doivent toujours avoir la tête découverte. Celui qui garde son chapeau ou sa casquette passe pour un grossier personnage. Certaines personnes écartent les bras à table comme des ailes de moulin, ou gesticulent avec leurs fourchettes et leurs couteaux à la main, de manière à effrayer leurs voisins qui s’éloignent instinctivement. Ces gêneurs devraient se rappeler qu’une salle à manger n’est pas une salle où l’on fait des armes.

La serviette. — Dans la campagne, chez beaucoup de cultivateurs,
et aussi chez quelques ouvriers des villes, on se sert peu ou point de serviette. C’est une raison pour manger plus proprement encore, car dans ce cas, la blouse, le tablier ou le fichu sont exposés à recevoir des taches.

En arrivant à la place qui lui a été assignée, chaque convive s’assied, déploie sa serviette et l’étend simplement sur ses genoux. Autrefois — et cela se fait encore — les messieurs attachaient leur serviette sous le menton, ou à une boutonnière de leur habit ; les femmes la fixaient avec une épingle sur un des côtés de leur poitrine. C’était une excellente précaution, mais qui, de nos jours, n’est plus admise dans la société, je ne saurais trop vous dire pourquoi.

La serviette sert aussi à s’essuyer la bouche et les doigts. Une maîtresse de maison sait gré à ses convives de ne pas essuyer à leur serviette, et surtout à la nappe, la lame de leur couteau remplie de sauce, ou ayant servi à couper des fruits. Dans ces cas, on se sert d’une bouchée de pain.

À moins d’être dans une auberge ou un hôtel, il n’est pas permis d’essuyer son verre, sa fourchette et sa cuillère avant de s’en servir. Cette précaution injurieuse semble dire : Je me méfie de la propreté de votre vaisselle.

Je me rappelle l’étonnement, j’allais dire l’ahurissement, d’une gracieuse maîtresse de maison lorsqu’elle vit un de ses convives frotter et refrotter avec sa serviette le verre et l’assiette qu’il avait devant lui. C’était vraiment un excès de propreté.

Le repas terminé, on plie sa serviette si l’on doit rester plusieurs jours dans la maison, ou si le soir même on doit prendre un autre repas. Dans le cas contraire, on pose la serviette contrepliée près de son assiette et non sur le dos de sa chaise.


Manière de manger. — En attendant le jour — qui ne viendra peut-être jamais — où nous serons aussi adroits d’une main que de l’autre, c’est la main droite qui est chargée du plus grand travail. C’est elle qui tient la plume quand nous écrivons, l’aiguille quand nous cousons, la cuillère, la fourchette, le couteau et le verre quand nous sommes à table.

Dans la campagne, on se sert quelquefois encore et en même temps de la cuillère et de la fourchette pour manger la soupe. La fourchette aide à mettre la soupe dans la cuillère, soin parfaitement inutile et usage qu’il ne faut pas adopter.

Si le potage est trop chaud, il faut attendre qu’il se refroidisse, il n’est pas séant de souffler dessus à moins que, pour une raison quelconque, on soit obligé de manger vite.

C’est surtout quand on prend des potages clairs, vermicelle, tapioca ou chocolat au lait, qu’il est bon de veiller à ne pas emplir trop sa cuillère si l’on veut éviter la chute du liquide sur le… menton ou les éclaboussures sur les babils, chose toujours désagréable pour soi et pour les autres.

Dès qu’on a de la viande dans son assiette, on doit, pour la couper, prendre la fourchette de la main gauche et le couteau de la main droite, puis reprendre la fourchette de la main droite
pour porter les morceaux à la bouche.

Les os, les débris de viande, les arêtes de poissons, les pelures de fruit et en général tout ce qui n’est pas mangeable doit être déposé dans un coin de l’assiette. Il faut bien se garder de jeter quoi que ce soit sous la table.

Les enfants ne doivent pas tendre leur assiette pour être servis des premiers ; ils doivent attendre patiemment leur tour et ne rien demander ; on ne peut les oublier. Il leur est expressément défendu de porter la main au plat, à moins qu’on ne fasse passer le plat à la ronde. Dans ce cas, ils ne doivent pas remuer les morceaux, mais prendre ceux qui sont devant eux. À propos de la discrétion que les enfants doivent avoir durant les repas, on raconte le fait suivant : Julia était à table, elle avait grand’faim et, chose extraordinaire, on avait oublié de la servir. Alors, pour ne pas paraître gourmande, elle s’avise de dire tout haut : — Papa, un peu de sel s’il vous plaît ! Le père ne voyant rien sur l’assiette de sa fille, lui répond étonné : — Mais, que veux-tu faire de ce sel ? — Papa, c’est pour manger avec la viande que vous allez me donner.

À ces mots, les convives se mirent à rire, et bientôt l’assiette de Julia fut garnie de bons morceaux.

Lorsque la maîtresse de maison sert elle-même, il faut garder ce qu’elle envoie et ne point passer son assiette à d’autre. C’est une remarque importante.

On trouve parfois dans les aliments des objets répugnants qui ne font pas partie… de l’assaisonnement. Ce sont là de vrais petits ennuis pour les maîtresses de maison, et il est difficile de les éviter malgré toutes les précautions prises. Aussi, une personne polie qui rencontre une malpropreté dans les aliments qu’on lui sert ne dit rien et tâche de la faire disparaître adroitement pour ne pas exciter le dégoût de ses voisins. Un jour, j’entendis un petit garçon pousser de grands cris parce qu’il avait trouvé une mouche dans sa viande, et ce fut bien pis encore quand il vit un ver dans son fromage.

C’était sot de la part d’un enfant, et c’aurait été malhonnête et ridicule de la part d’un grande personne.

Il n’est pas défendu de parler à table, les repas sont des moments de gaieté, de délassement, et les convives peuvent se laisser aller au plaisir de la conversation ; mais il est bon de ne pus parler la bouche pleine, sans quoi il adviendrait… ce qui est advenu au corbeau de la fable.

Les enfants à table ne doivent jamais être importuns, ils ne doivent pas gesticuler, remuer sans cesse et risquer de salir dans leurs mouvements les habits de leurs voisins.

Ils ne doivent parler que quand on les interroge. Rien n’est insipide pour les convives comme d’entendre bavarder sans relâche autour d’eux ; aussi pour éviter cet ennui et avoir la tranquillité, on prend souvent le parti de reléguer les enfants bavards et tapageurs à une table séparée. C’est ce qui est arrivé à un petit garçon dont je vais vous raconter l’histoire.

Albert avait presque huit ans, et voyant un jour le dîner servi, il se disposait à prendre sa place accoutumée.


Comme il y avait nombreuse compagnie, le père, qui avait ses raisons pour cela, dit à son fils : « Tu n’as pas la barbe assez longue pour dîner avec nous aujourd’hui, retire-toi. » L’enfant reste confus et va raconter sa peine à sa mère. Celle-ci, pour le consoler, lui fait dresser une petite table sur laquelle elle fait servir, outre de la viande, force gâteaux et friandises, Pendant qu’Albert mange, le gros chat de la maison s’approche et ose porter sur un plat sa patte audacieuse. Indigné d’une telle familiarité, l’enfant frappe avec sa fourchette la tête de l’insolent et lui dit : «  Va-t-en, va-t-en manger avec papa : ta barbe, à toi, est assez longue ! »

Grâce à cette réflexion, qui amusa les convives, le petit bonhomme eut toujours sa place à table, même dans les dîners de cérémonie ; mais il faut dire qu’il s’y tenait à merveille.

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S’il est vexant pour les enfants de n’être point admis à la table des
grandes personnes, il l’est bien plus encore d’être condamnés à aller au lit… sans souper. Cette mésaventure arriva à un de nos grands écrivains, Jean-Jacques Rousseau, qui s’était rendu coupable de quelque espièglerie.

Allant se coucher, et passant par la cuisine avec une mine triste et abattue, il vit et flaira le rôti qui tournait à la broche. Plusieurs personnes se trouvaient autour du feu ; il fallut, en passant, saluer tout le monde. Quand la ronde fut faite, lorgnant du coin de l’œil ce rôti qui sentait si bon et qui semblait si appétissant, le bambin ne put s’empêcher de lui faire la révérence et de lui dire d’un ton piteux : «  Adieu, rôti ! »

Cette saillie parut si plaisante qu’elle lui valut son pardon.

Si la salière n’est pas garnie d’une petite cuillère, on essuie la pointe de son couteau pour prendre du sel et du poivre. On peut prendre avec la main des asperges, des artichauts, des radis et toute pâtisserie qui ne peut salir les mains. S’il y a une pince à sucre dans le sucrier, il faut s’en servir ; s’il n’y en a pas, on utilise la pince naturelle que Dieu nous a donnée : le pouce et l’index.

On ne doit pas plus mordre dans son pain que dans des fruits. Pour ces derniers, le couteau doit remplir son office. On coupe les pommes et les poires par tranches, puis on pèle les tranches. Les personnes adroites tiennent les morceaux de fruits à l’aide de la fourchette à dessert et les pèlent ainsi sans que les doigts de la main gauche y touchent.

On ouvre les pêches, les prunes et les abricots pour enlever les noyaux. Les cerises se mangent une à une, les fraises et les framboises avec des cuillères.

Il est absolument interdit par la civilité de casser à table tout espèce de noyaux avec ses dents, noix, noisettes, etc., comme aussi de se nettoyer les dents après les repas avec la pointe de son couteau, une épingle ou même un curedent.

Ce sont des soins de propreté qu’il faut prendre à l’écart. En cela, nous ne pouvons imiter nos voisins les Anglais.

On ne doit pas couper par bouchées tout son pain et toute sa viande à l’avance, mais seulement au fur et à mesure de ses besoins.

Si l’on coupe de la viande, il faut veiller à ne pas faire jaillir de la sauce sur ses voisins ou sur soi-même.

Inutile d’ajouter, n’est-ce pas ? que seuls, les gens mal élevés, osent mettre du dessert dans leur poche.


Encore quelques recommandations. — Jamais le couteau ne doit toucher les lèvres et servir à porter des aliments à la bouche. Sa fonction est de couper la viande, le pain quand on ne le rompt pas avec ses doigts, et les fruits.

Mais, me direz-vous, comment alors manger les confitures, le fromage, etc. Je vais vous l’expliquer. A l’ordinaire, on remet à chaque convive une petite cuillère pour manger les confitures, alors pas de difficulté ; s’il n’y a pas de cuillère, il faut se résigner à prendre avec la lame de son couteau un peu des confitures déposées dans son assiette et en couvrir chaque bouchée de pain, puis, laissant le couteau sur la table, on porte pain et confitures réunis à sa bouche. On agit de même pour le fromage que l’on coupe par petites fractions et qu’on réunit à chaque bouchée de pain.

Il est bien certain qu’il serait plus simple souvent de se servir de son couteau pour porter à la bouche ; mais, on ne discute pas avec les usages et il faut s’y conformer. J’entendis un jour un malin convive dire en riant à son vis-à-vis qui suçait à pleines lèvres la lame de son couteau : « Prenez garde ! vous allez vous couper la langue… »

On ne doit pas soulever son assiette de la table pour manger plus commodément les mets liquides qu’elle contient. Tout ou plus, est-il permis de l’incliner légèrement pour prendre un reste de potage dans sa cuillère.

Que dire des enfants qui ne craignent pas d’enlever l’assiette en l’air et de la pencher pour faire tomber le reste du bouillon dans leur cuillère, ou mieux encore, qui, portant l’assiette à la hauteur de leurs lèvres, boivent à même !… Il ne leur reste plus qu’à imiter les chats, à lécher avec leur langue 1 Ah ! Messieurs les bébés, que c’est vilain ! Passe encore pour les tartines de confiture…

Pour manger un œuf à la coque avec adresse, il est bon de s’y habituer à l’avance, dans l’intimité.

Le côté le plus allongé de l’œuf est mis dans le coquetier. Cela fait, on casse à l’aide de sa fourchette ou de son couteau un peu de la coquille de l’œuf à la hauteur voulue, puis, introduisant dans l’ouverture une branche de la fourchette, on fait le tour et on enlève la partie supérieure de l’œuf. C’est alors qu’il faut manœuvrer habilement pour ne pas faire tomber l’œuf entamé dans l’assiette et former dans l’intérieur un vide assez grand pour pouvoir y introduire une petite cuillère, mélanger le blanc et le jaune, saler le tout et y tremper des bouchées de pain coupées en long. L’œuf mangé, on brise la coquille dans son assiette.

N’avais-je pas raison de dire qu’il faut un véritable apprentissage pour mener à bien cette besogne ?

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