La civilité des petites filles/06

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6. — Les Visites et les conversations.


« Ma chère Marguerite,


« Eh bien ! elle est arrivée ma cousine, Alice, dont nous avons si souvent parlé ensemble. Je t’avais promis des détails très longs, très complets sur elle et je veux tenir ma parole, d’autant plus que j’ai des choses bien intéressantes à te raconter et qui pourront t’être utiles comme à moi, petites ignorantes que nous sommes !

« Tu sais, n’est-ce pas ? que le père d’Alice est le frère de ma mère ; nous sommes donc cousines germaines.

« Je n’étais pas sans appréhensions sur sa venue, je me disais : Quel air gauche je vais avoir à côté d’elle ! J’oserai à peine parler dans la crainte de me servir de mots communs qui lui paraîtront bizarres. Ma toilette de petite paysanne ne sera pas comparable à la sienne et la fera rire. Je dois l’avouer que mes craintes n’étaient pas fondées : Alice n’est ni poseuse, ni pédante ; de plus, son caractère est charmant.

« Elle a seize ans. Elle est mince, assez grande, blonde avec des yeux bleus et rieurs. J’ai entendu chuchoter sur son passage : elle n’est pas jolie, jolie, mais elle a beaucoup de charme et surtout de distinction.

« Naturellement, tout le monde s’occupe d’elle. Tu penses, une étrangère dans notre village !.. Mais elle a de l’aisance, rien ne l’embarrasse, elle sait se tirer d’affaire en toute chose, elle dit et fait ce qu’il faut. Tu vas en juger.

« Maman nous a envoyées toutes les deux faire une commission chez Mme Richer, femme de notre médecin que nous avions vue la veille. Nous voilà donc en route.

« En arrivant à la porte, Alice cherche des yeux la sonnette et sonne un tout petit coup. Il paraît qu’il est incivil de sonner fort et de mettre à son arrivée toute une maison en révolution. La bonne était au premier étage, elle tire le cordon sans descendre, ouvre la porte ainsi et nous entrons.

« Il avait plu, nos chaussures étaient sales, nous les essuyons avec soin au tapis. Au bout du corridor était une porte ouverte, nous entendons causer. Alice, quoique la porte fût ouverte, frappe quelques coups discrets pour prévenir de notre présence, on lui dit : Entrez.

« Alors Alice, que je suivais comme un petit chien, s’avance, va droit vers la maîtresse de maison, la salue sans gaucherie, puis s’incline vers les autres personnes. Moi, j’aurais salué au hasard, ce qui ne se doit pas, paraît-il.

« Mme Richer nous reçoit aimablement et nous fait asseoir. Ma cousine parle avec elle de sa voix claire, douce, harmonieuse, si différente de nos grosses voix à nous, enrouées et si peu agréables. Mes yeux ne quittaient pas Alice puisque je la prenais pour modèle. Je la vis assise sur son siège dans une attitude aisée, et loin de se renverser en arrière, de s’accouder sur les bras du fauteuil, elle se tenait droite sans raideur, n’allongeant ni ne croisant les jambes. Ces choses-là sont faites par des gens sans éducation qui ne craignent pas aussi de cracher par terre au lieu de cracher dans leur mouchoir, d’éternuer avec un bruit for-
midable sans se retourner, et de poser leurs pieds boueux sur les bâtons des chaises au grand désespoir des ménagères.

« En écoutant les autres parler, Alice avait un air poli, attentif, tout à fait flatteur pour ceux qui causaient. A un moment de la conversation, ayant eu une distraction ou n’ayant pas bien entendu, elle dit aimablement : « Pardon, Madame, vous plairait-il de répéter ? je n’ai pas bien compris. » Il a y loin de là à ce que nous disons dans la même circonstance : Hein ? Quoi ? Qu’avez-vous dit ?

« J’ai remarqué aussi que ma cousine ne se nommait jamais la première ; ainsi elle disait : Maman et moi, mon frère et moi, au lieu de : Moi et maman, ce qui est incivil.

« Encore une chose à te rappeler.

« On regardait ma cousine avec curiosité ; j’ai vu qu’elle plaisait, cela se comprend. Elle est simple, naturelie, gracieuse. Ah ! Marguerite, que je voudrais donc lui ressembler !

« Notre visite finie, nous saluons Mme Richer, puis les dames qui se trouvaient près d’elle, et nous retournons chez nous. Dans le chemin, je dis à Alice : « — Si tu as fait tant de frais de politesse chez Mme Richer, c’est parce qu’elle est une bourgeoise, une personne riche, n’est-ce pas ?

« — Quels frais ? J’ai été seulement convenable. Il faut l’être partout, il faut l’être toujours.

« — Quoi ! à la ferme où nous passerons demain la journée, tu seras aimable ainsi ?

« — Pourquoi pas ? Nous devons être de bonne compagnie à la ville et à la campagne.

«  En rentrant à la maison, ma cousine me dit tout en marchant : a Si le diamant a besoin d’être taillé pour avoir de l’éclat, nous, nous avons besoin de la politesse pour plaire et faire valoir nos qualités. Écoute cette petite fable que tu pourras copier :


LES DEUX DIAMANTS


Du sein de la même carrière
Nous sommes sortis tous les deux,
Disait un jour à son confrère
Un diamant tout raboteux.
Ma grosseur vaut celle d’un nuire,
Et mon prix, ce me semble, égale bien le vôtre.
Cependant nous avons un sort tout différent.
Chacun vous admire et vous prise,
Vous attirez sur vous les regards du passant,
Et moi, si l’on ne me méprise,
On me voit tout au moins d’un œil indifférent.
D’où vient donc cette différence ?
Et, tandis qu’avec vous j’ai tant de ressemblance,
Pourquoi suis-je partout moins loué, moins chéri ?
— C’est, lui dit l’autre alors, c’est que je suis poli.

Reyre.


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