La constitution essentielle de l’humanité/1

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CHAPITRE I

LES TRAITS PERMANENTS DE L’HUMANITÉ


§ 1

L’homme devant la création et devant ses semblables.

L’œuvre de la création offre, à première vue, une infinité de corps matériels, auxquels l’imagination ne saurait attribuer aucune limite, en ce qui touche leur nature et leur nombre, la durée de leur formation, l’étendue qu’ils occupent, et la variété des phénomènes dont ils sont le siège. Ils sont groupés en systèmes innombrables et compliqués. Les corps de chaque système sont réunis, à l’état de satellites, autour d’un corps central et sont tenus dans sa dépendance par les lois du mouvement ; ces groupes paraissent constituer une infinité de mondes spéciaux. Ceux-ci semblent être liés entre eux, comme le sont leurs propres éléments : ils circulent vraisemblablement autour d’un point qui serait le centre de l’univers.

L’un de ces groupes nous est moins que les autres inconnu dans ses détails : c’est le monde solaire. Il a pour centre de mouvement le soleil, corps lumineux, uniquement formé d’éléments minéraux, conservant en partie la température infinie qui semble avoir marqué l’origine de la création. Sous l’influence de cette chaleur intense, les éléments du soleil réagissent les uns sur les autres avec une activité dont nos phénomènes de combustion sont une image effacée. Cette activité parait être le trait dominant de l’univers et peut être nommée « la vie minérale ». Quant aux corps qui constituent le monde solaire, il faut placer au premier rang les planètes, la plupart escortées de leurs satellites.

La terre, habitation de l’homme, conserve un reste de la température initiale des astres. La vie minérale, d’abord exclusive, y a longtemps gardé sa prépondérance, et persiste toujours. Elle semble sommeiller, il est vrai, mais sa puissance continue à se manifester par les ruptures violentes du sol, la formation ou la disparition des montagnes et des îles, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre et le déplacement des mers.

Les forces propres à la vie organique agissent depuis des époques fort reculées à la surface de la terre, en se modifiant sous l’influence des catastrophes due à l’action des forces minérales.

Cette vie organique a commencé avec les plantes et les animaux de l’Océan. Les plantes et les animaux terrestres ont ensuite apparu ; chaque espèce s’est établie en permanence dans les lieux spéciaux qui offraient les éléments nécessaires à son développement. Les animaux sociables, l’abeille par exemple, grâce à l’instinct inséparable de leur organisme, ont réussi depuis leur apparition à perpétuer la paix intérieure dans leurs communautés, malgré les espèces ennemies qui leur disputent les moyens de subsistance. Ils gardent fidèlement, sans que l’effort apparaisse, le régime de vie qui est conforme à leur nature et aux conditions de leur existence.

L’homme constitue, dans la création du globe, une exception unique. Il est apparu le dernier, après tous les êtres doués de vie et de mouvement. Il montre de plus en plus sa supériorité, même parmi les animaux terrestres, qui l’emportent sur lui par certaines qualités et par la puissance de leur organisme physique. Il a conquis l’empire de tous les lieux qu’il lui a plu d’habiter. Il y a marqué fortement son empreinte, et il en a exclu presque tous les êtres vivants qui ne pouvaient lui être utiles. D’un autre côté, les races humaines qui se sont élevées au plus haut degré du bien-être, de la prospérité et de la puissance, n’ont jamais réussi jusqu’à ce jour à s’y maintenir. Sur ce point, elles contrastent absolument avec tous les animaux sociables. Cependant l’instabilité de l’homme n’est pas, comme la permanence des animaux et des plantes, imposée par des lois fatales. L’histoire du passé et l’observation du présent démontrent, au contraire, qu’il pourrait offrir à tous les êtres vivants le modèle de la stabilité dans le bien-être. Il est assujetti, comme eux, aux calamités déchaînées périodiquement par les effets de l’activité minérale ; mais il l’emporte sur tous, dans la lutte pour l’existence, s’il se soumet volontairement à certaines règles, qui lui sont connues depuis l’époque de son apparition. Ces règles ne sont point incarnées dans l’homme, comme l’instinct de la conservation dans l’animal. Loin de là : elles sont en général oubliées ou enfreintes par les sociétés humaines à mesure que celles-ci grandissent en bien-être et en puissance. Toutefois la pratique de la science sociale, résumée dans ce livre, a enseigné de tout temps le moyen fort simple qui perpétue ces règles du bonheur au sein de l’humanité, ou qui les y restaure quand elles sont perdues.

§ 2

Les aptitudes naturelles de l’homme : le libre arbitre et l’instinct.

Le contraste que je viens de signaler abaisse parfois l’homme au-dessous de l’animal. Ce dernier, en effet, n’est jamais l’artisan de son propre malheur ; et, guidé par un instinct infaillible, il ne manque pas de s’assurer les satisfactions que lui présente la nature. En pareil cas, au contraire, l’homme abandonné à son impulsion naturelle choisit, selon les cas, soit « le bien», soit « le mal », pour l’individu ou pour la société.

Cette faculté de choisir entre le bien et le mal est l’aptitude caractéristique de l’homme. Elle a pour nom « le libre arbitre». Dans ses diverses manifestations, ce principe de liberté n’agit pas avec la même énergie. Il est parfois presque annulé par l’instinct. C’est ainsi que peu de mères se sentent libres d’abandonner leurs nouveau-nés. Souvent aussi, l’exercice du libre arbitre est faussé par l’ignorance, le vice et l’erreur.

§ 3

Les défaillances naturelles de l’homme et le vice originel.

Livré à ses tendances natives, l’individu fait rarement un choix judicieux entre le bien et le mal.

L’animal trouve toujours en lui-même la règle de ses actions. Au sortir de son enveloppe natale, le petit de l’abeille, guidé par l’instinct, prend son vol et entreprend sans hésitation la récolte nécessaire à la communauté. Il n’en est pas de même pour l’homme. L’enfant reste longtemps incapable de subvenir à ses propres besoins. Il n’est pas seulement inutile à sa famille ; il est à la fois une charge et une gêne pour sa communauté naturelle : car il y apporte, dès sa naissance, des ferments d’indiscipline et de révolte. Dans les sociétés les plus prospères, la venue des enfants est, à vrai dire, une invasion de petits barbares : dès que les parents tardent à les dompter par l’éducation, la décadence devient imminente.

Ce penchant inné des enfants vers le mal a toujours été un obstacle à la prospérité des sociétés humaines. Il pèse principalement sur les mères, les nourrices et les maîtres du premier âge. C’est la grande défaillance de l’homme : les sages de tous les temps l’ont nommée « le vice originel ».

Tous les nouveau-nés sont enclins au mal ; mais, à cet égard, il existe entre eux des différences considérables. Chez quelques-uns ces différences s’accentuent jusqu’à devenir de véritables contrastes. Ce fait peut être observé parfois chez deux individus issus des mêmes parents, élevés dans le même lieu, soumis à la même éducation. L’un résiste à la correction et reste toute sa vie un agent de discorde ; l’autre, docile aux bonnes impulsions, offre dès sa jeunesse les caractères d’une perfection relative.

Au surplus, l’inégalité des aptitudes individuelles est une loi caractéristique de l’humanité. Partout cette loi est mise en relief par l’observation des familles et des sociétés. Dans l’ordre moral, elle est démontrée par les manifestations du libre arbitre et du vice originel. Dans l’ordre intellectuel, elle est encore plus évidente : elle ne provient pas seulement de la diversité artificielle des enseignements scolaires ; elle se produit spontanément par l’exercice des travaux qui procurent le pain quotidien.

§ 4

Inégalité naturelle des individus dans leurs tendances innées vers le bien ou le mal.

L’impulsion du vice originel qui nous porte vers le mal, comme les dispositions contraires qui mettent notre libre arbitre au service du bien, ne sont pas également réparties par la nature entre tous les hommes. Sur ce point, plus encore que dans les autres manifestations de l’activité humaine, le fait habituel est l’inégalité. Dès leur naissance, les uns inclinent à la stabilité dans la paix, les autres à l’instabilité dans la discorde. Quelques-unes de ces inclinations, améliorées ou aggravées, persistent au sein de toutes les sociétés. Elles donnent à chaque individu son caractère distinctif.

Ces inégalités correspondent aux différences énormes qui se manifestent dans les phénomènes de bien et de mal, de prospérité ou de souffrance propres à chaque société. Toutefois, même pour deux sociétés très différentes, les plus grands contrastes résultent, non de la nature des nouveau-nés, mais aussi et surtout des institutions auxquelles la race entière est soumise. Un fait sans réplique démontre cette vérité. L’inégalité des tendances apparaît chez les enfants de toutes les races ; et elle est particulièrement frappante, nous venons de le dire, chez ceux qui sont issus d’un même mariage. L’inégalité des caractères est une loi naturelle, comme la différence des sexes. Elle est un des éléments habituels de l’harmonie sociale.

§ 5

Les deux besoins essentiels de l’humanité : la loi morale et le pain quotidien.

L’ensemble des moyens journaliers de subsistance, ou, en termes plus simples, « le pain quotidien », est le besoin qui s’offre d’abord à la pensée comme le plus impérieux. La subsistance journalière est également nécessaire à l’animal, et elle lui suffit ; mais il en est autrement pour l’homme.

Les sociétés humaines ne possèdent pas la prospérité par cela seulement qu’elles ont en abondance le pain quotidien. Il faut en outre que, dans la conquête ou la jouissance de ce bien, elles se soumettent à la loi morale, c’est-à-dire au premier principe de Constitution essentielle qui est l’objet spécial de ce livre. Toute société dépérit également, soit que la subsistance y fasse défaut, soit que la loi morale y ait été violée.

On retrouve, en Asie, les restes de villes populeuses, à peine visibles au milieu de vastes déserts, qui ne sont plus guère habités que par les plantes et les animaux. L’histoire en a parfois gardé le souvenir ; elle nous apprend alors que la décadence de ces villes a commencé précisément à l’époque où les ressources matérielles y étaient le plus abondamment accumulées.

§ 6

Comment l’action Illimitée du vice originel rend l’individu incapable de pourvoir à ses besoins essentiels.

L’action persistante du vice originel n’est pas seulement démontrée par les ruines éparses sur le globe et par le témoignage des historiens. Elle est mise en évidence par un moyen de conviction plus direct, acquis maintenant à tout homme studieux : je veux dire la méthode des monographies de familles. En étudiant, selon cette méthode, l’histoire de chaque famille observée, on ne constate pas seulement l’inégalité extrême de certains individus, issus du même sang, et élevés sous les mômes influences ; on s’assure qu’il n’y a pas de limites à la dégradation qu’ils subissent, quand l’impulsion du vice originel n’est point entravée par les institutions et les mœurs.

Ainsi, par exemple, l’homme tombe au-dessous de la brute par le développement des appétits sensuels, liés à l’abus des narcotiques et des spiritueux. Cette sorte de dégradation s’aggrave plus que jamais chez les Européens qui sont en voie de complication et de « progrès ». Une dépravation plus redoutable encore émane des appétits qu’on ne saurait nommer dans un livre destiné à l’enseignement public. Ce désordre est d’autant plus pernicieux dans les sociétés corrompues, qu’il exerce surtout ses ravages parmi les riches oisifs. Il constitue à l’état de fléaux les classes qui, dans les sociétés prospères, ont le devoir de garder l’ordre moral et d’en donner l’exemple aux classes pauvres et souffrantes.

§ 7

La guérison du vice originel par la salutaire influence des Autorités sociales.

Ces défaillances sont incompatibles avec la dignité conférée à l’homme par les sociétés modèles ; mais elles se sont développées chez toutes les races qui ont abandonné la pratique de la Constitution essentielle. Elles deviennent fréquentes en Europe, chez les peuples ébranlés, où les abus de la richesse, de la science et de la force propagent la souffrance.

Les sociétés qui s’engagent le plus dans cette voie fausse n’ont pas cependant perdu tout moyen de guérison. Pari ont certains hommes, nés avec des tendances exceptionnelles vers le bien, échappent à la corruption du milieu qui les entoure. Voués aux arts usuels, ils maintiennent dans leurs foyers domestiques et leurs ateliers de travail la stabilité et la paix fondées sur l’affection réciproque du maître et des serviteurs. J’ai toujours vu en action, chez ces hommes, les principes et les coutumes de la Constitution essentielle. Le même enseignement s’est offert aux voyageurs de tous les temps. À une époque aussi critique que la nôtre, Platon[1] a trouvé comme nous le bon exemple dans ces établissements privilégiés. Il a nommé leurs maîtres « les hommes divins ». Il a conseillé aux gouvernants de la Grèce « de se mettre à la piste de ces hommes et de les chercher par terre et par mer ». J’ai ressenti les mêmes impressions dès que j’eus pénétré dans ces demeures de la paix, et j’ai tout d’abord nommé leurs maîtres : « les Autorités sociales. »

§ 8

Comment l’éducation neutralise l’action du vice originel et rend l’individu apte à pourvoira ses deux besoins.

En résumé, l’homme diffère de tous les êtres vivants. Il naît incomplet, mais il peut se compléter sous certaines influences dont le principe n’est pas en lui. Enfin, quand une race a suffisamment atteint ce but, et tant qu’elle résiste aux influences contraires qui tendent toujours à l’en éloigner, l’accroissement de sa prospérité n’a plus que deux limites : la première est fixée par l’étendue des territoires dont la race dispose ; la seconde, par la corruption et la violence des races établies sur les territoires voisins.

Les influences qui, chez les peuples prospères, grandissent l’homme en le complétant, constituent « l’éducation ». Elles se rattachent à trois régimes principaux, qui peuvent être nommés : « la contrainte des parents, l’apprentissage de la profession, l’expérience de la vie». Toutes agissent sur l’individu depuis la naissance jusqu’à la mort ; mais chacune d’elles améliore spécialement trois âges différents. La contrainte des parents réprime chez l’enfant les impulsions émanant du vice originel ; au besoin, elle oblige l’écolier à recevoir l’enseignement qui l’aidera plus tard à distinguer sûrement le bien d’avec le mal et le vrai d’avec le faux. L’apprentissage de la profession donne la fécondité réelle à renseignement scolaire ; il aide l’adulte à conquérir la condition sociale qui répond à ses vertus et à ses talents. Enfin l’expérience de la vie donne la maturité aux fruits que les deux premiers régimes ont fait naître ; elle confère à l’homme fait et au vieillard la sagesse qui assure aux races prospères la paix sociale, garantie par le gouvernement judicieux de la famille et de la société.

§ 9

La famille, premier moyen d’éducation, principe constitutif et conservateur des races prospères.

Chez toutes les races, et dans le cours de chaque existence individuelle, la famille est le premier moyen d’éducation. C’est le seul en action chez les races simples, qui se procurent la subsistance journalière en récoltant les productions spontanées du sol et des eaux. C’est toujours le plus important, même chez celles qui fondent leur subsistance sur des méthodes de travail très compliquées. La famille, en effet, ne produit pas seulement les rejetons qui perpétuent la race : elle leur transmet peu à peu, dès la naissance, la pratique de la loi morale, sans laquelle ils ne sauraient jouir plus tard, ni de la paix, ni du pain quotidien. Malgré le concours qui lui est apporté chez les races compliquées, la famille y reste, au fond, le vrai moyen de perpétuer dans la paix les générations futures en développant le bien et en réprimant le mal chez les nouveau-nés.

Tel est le but assigne par les aptitudes et les défaillances de l’homme à cette institution fondamentale de l’humanité. L’organisation de la famille varie, il est vrai, selon les lieux ; et dans chaque lieu la composition du personnel est sans cesse modifiée par les naissances et les décès. Le but est atteint néanmoins et la société prospère, si ces variations restent subordonnées à certaines règles stables tracées par les coutumes de la Constitution essentielle. Si, au contraire, l’instabilité survient, la famille souffre tout d’abord, puis la société dépérit.

§ 10

Les familles stables sous leur double forme : la famille patriarcale, la famille souche.

Toutes les familles stables se perpétuent sous l’inspiration de certains sentiments, incarnés par l’éducation dans les individus qu’elles réunissent : tels sont surtout l’esprit de travail, de frugalité et d’épargne, le respect de la tradition créée par les ancêtres, l’amour de la propriété familiale, le dévouement au bonheur des descendants. Elles se distinguent, selon les lieux, par deux formes principales. Celles-ci correspondent à deux modes adoptés pour choisir « l’héritier », auquel est imposé le devoir de garder intacte l’institution et de transmettre, d’une génération à une autre, les sentiments qui en sont l’âme. Ces sentiments se lient d’ailleurs à des éléments matériels, qui concourent à la stabilité en procurant à chacun la satisfaction des deux besoins essentiels. Partout l’organisation matérielle de la famille repose sur ces deux établissements : le foyer domestique, où la loi morale est enseignée aux enfants, dès la naissance, par la parole et l’exemple des parents ; l’atelier de travail, où les membres de la famille recueillent ou produisent le pain quotidien.

La famille patriarcale prospère dans les localités, où les moyens d’habitation et de subsistance se prêtent avec élasticité à la réunion de plusieurs ménages. Le patriarche, chef de famille, retient auprès de lui, aussi longtemps que possible, ses frères et ses fils mariés, ainsi que tous les parents qui se complaisent dans le célibat ; quant aux filles qui aspirent au mariage, il les établit dans les familles de la région. Sous ce ; régime, la communauté s’accroît sans cesse, et elle entrevoit l’époque où il deviendra nécessaire d’expédier au dehors un essaim. En vue de celle éventualité, il se forme peu à peu deux groupes, animés chacun par l’esprit de tradition ou par l’esprit de nouveauté, qui contrastent partout dans les tendances innées de l’homme. Le groupe qui désire rester au lieu natal et celui qui veut en sortir s’accordent pour hâter l’époque de l’essaimage : en conséquence, tous s’efforcent d’accumuler les ressources qui devront constituer la dot des futurs émigrants. C’est ainsi qu’un intérêt commun neutralise l’égoïsme, qui, chez les individualités inférieures, affaiblirait l’esprit de travail et de frugalité. Le culte de ce bon accord et des autres éléments de la paix domestique est pour le patriarche le constant, objet de sa sollicitude. En accomplissant cette mission, il découvre à la longue, parmi ses frères ou ses fils, son meilleur auxiliaire. Il choisit donc sûrement, avec l’assentiment de la famille, l’héritier, qui le seconde quand arrivent les défaillances de l’âge, et qui le remplace quand vient la mort.

La famille-souche, seconde forme de la famille stable, associe, comme la première, les intérêts et les sentiments qui perpétuent, à travers les générations successives, la stabilité et la paix. En général, elle s’impose plus habituellement aux populations, non par la supériorité absolue du principe, mais par l’exiguïté relative du lieu que la famille habite et des ressources qu’elle possède. Toutefois, si le chef de famille et l’héritier ont acquis au degré nécessaire le talent et la vertu, ce régime s’applique aussi aux propriétés les plus vastes et aux établissements les plus compliqués. Il diffère du précédent parmi trait caractéristique : le foyer domestique est occupé par un seul ménage ; en sorte qu’en conservant à ce foyer le premier enfant qu’il marie, le père lui attribue en fait la fonction d’héritier. Le mariage de l’héritier est le grand événement de chaque génération. À partir de cette époque, il a le devoir d’assurer le bien-être de ses sœurs et de ses frères comme celui de ses propres enfants. Bien que l’épargne de la maison-souche représente en grande partie le fruit de son travail personnel, elle est néanmoins employée tout entière à doter les rejetons qui s’établissent au dehors, et à procurer un pécule équivalent à ceux qui restent au foyer natal en gardant le célibat.

§ 11

Inégalité des tendances innées qui, dans les familles fécondes, distinguent les enfants issus des mêmes parents.

Les voyageurs signalent avec raison les différences que présente la constitution physique des diverses races d’hommes ; mais trop souvent ils induisent de ce fait des conséquences exagérées et des conclusions fausses. Ceux qui se livrent à ces exagérations et à ces erreurs admettent que l’organisation matérielle du corps humain engendre fatalement dans chaque race certaines aptitudes et certaines défaillances. Ils en concluent que son rang est fixé d’avance d’une manière absolue sur l’échelle de la souffrance ou de la prospérité.

Pour échapper à ce fatalisme dangereux, il n’est pas nécessaire d’étudier comparativement tous les peuples : il suffit d’appliquer la méthode des monographies, soit à un voisinage, soit même à l’observation d’une seule famille féconde. Les enfants issus des mômes parents montrent les plus grands contrastes dans leurs tendances innées vers le bien ou le mal. Ces contrastes ne sont pas inférieurs à ceux qui sont signalés entre les diverses races ; et parfois, malgré l’uniformité de l’éducation, ils persistent dans le caractère des individus. Les lois naturelles maintiennent donc une sorte d’équilibre dans les tendances innées des enfants, comme dans la répartition des sexes. Considérés au point de vue de leur nature originelle, les peuples ne diffèrent pas entre eux aussi profondément que sembleraient l’indiquer certains phénomènes de prospérité ou de souffrance. Les gouvernants qui ont pour mission de remédier aux maux du passé ne doivent donc jamais désespérer de l’avenir. Quel que soit dans le présent l’état de corruption, ils peuvent, avec confiance, faire appel aux Autorités sociales pour développer les germes de bien qui, chez les jeunes générations, sont toujours mêlés aux manifestations du vice originel.

§ 12

Comment la famille met à profit l’inégalité naturelle de ses enfants pour se perpétuer dans la stabilité et la paix.

Pour guérir le mal ou maintenir le bien, les familles stables sont partout les meilleurs auxiliaires des hommes d’élite qui donnent le bon exemple par leur vie privée, ou qui influent sur la direction de la vie publique. Dans la prospérité, comme dans la souffrance des races humaines, le père et la mère restent toujours la plus sûre garantie contre l’invasion du vice originel. Grâce à l’intimité de la communauté domestique, les parents aperçoivent le mal dès sa source, et voient éclore chez leurs nouveau-nés les instincts perturbateurs qui sont le danger de l’avenir. Ils répriment, dès leur apparition, ces instincts, parce qu’ils en sont les premières victimes. Ils procèdent d’ailleurs à cette répression avec une admirable douceur, parce qu’ils s’inspirent d’un sentiment d’amour qui leur est propre et qui n’appartient à aucune autre autorité sociale. Ayant à compter sans cesse avec la diversité des caractères, ils réussissent, avec un art infini, à la faire tourner au profit de l’harmonie domestique.

Ainsi pénétrés de l’esprit de paix, les membres de la communauté s’emploient tout naturellement à concilier les tendances contraires qui se manifestent toujours à certains égards au sein de chaque société. Cette conciliation a généralement deux objets principaux : l’esprit de tradition essentiel à la famille stable ; l’esprit de nouveauté qui tend à s’introduire au sein de la race par l’avènement d’une suite de générations.

§ 13

Comment la tradition et la nouveauté dominent séparément ou s’équilibrent chez les trois sortes de races issues des familles stables.

La nature même des familles stables fait naître chez elles cette conviction que le bonheur dont elles jouissent est nécessairement lié à la conservation de la loi morale et des habitudes traditionnelles qui en dérivent. D’un autre côté, la jouissance de cette heureuse condition amène la multiplication rapide de la population. De là naît un impérieux besoin de changement, auquel, selon l’état des lieux, on satisfait de deux manières. Dans le premier cas, la famille qui se multiplie peut établir les essaims de ses rejetons sur un territoire non occupé ; et alors la race s’étend, par la juxtaposition de ses éléments, sans qu’aucun d’eux soit contraint de modifier sa tradition. Dans le second cas, le territoire disponible fait défaut, et les familles établies sont obligées de transformer le sol qu’elles occupent, pour procurer à leurs rejetons de nouveaux moyens de subsistance. C’est alors qu’on voit naître le contraste signalé ci-dessus, à savoir la propension des familles anciennes à conserver la tradition ; la tendance des éléments jeunes à introduire la nouveauté. Chez les peuples prospères, la transformation du territoire reste subordonnée au respect de la stabilité dans les familles anciennes ou modernes, et à la conservation de la paix dans la société. Sous les influences qu’indiquera à plusieurs reprises la suite de cet écrit, on voit naître alors un régime mixte qui établit entre les deux aspirations un juste état d’équilibre. Ailleurs, dans les localités plus favorables à la nouveauté, il se produit un troisième régime où celle-ci prend une prépondérance irrésistible.

Les trois régimes diffèrent seulement par des nuances, en ce qui touche la pratique de la loi morale. Au contraire, ils contrastent beaucoup par la nature du travail qui procure le pain quotidien ; et par ce même motif, ils sont également distribués sur le globe. Ils coexistent, quand la diversité des sols entraîne celle des travaux ; l’un d’eux domine souvent sur une grande étendue de territoires uniformes.

Le « régime de tradition » exclut encore aujourd’hui les deux autres sur de vastes régions. Il est propre à deux sortes de races, les nomades ou sauvages et les pasteurs, qui laissent leur territoire dans l’état où il était avant l’apparition de l’homme, et qui vivent par conséquent des productions spontanées du sol. Celles de ces races qui sont stables se composent de familles patriarcales, qui se groupent généralement en tribus par les liens de la propriété communale.

Le « régime mixte », qui crée l’équilibre entre la tradition et la nouveauté, repose sur la famille-souche. Il assure la prospérité à de nombreuses classes qui, sans modifier notablement le territoire, se rattachent à trois branches principales du travail. Tels sont : les pécheurs côtiers, qui ont surtout pour domaine le rivage maritime contigu à leur habitation ; les forestiers, qui conservent les massifs boisés en les exploitant ; les mineurs, employés à extraire des profondeurs du sol les métaux qu’a déposés l’action des forces minérales. Ce même régime est de plus en plus représenté par deux autres branches de travail, qui transforment le sol en y marquant leur forte empreinte : l’agriculture et l’industrie manufacturière. La famille-souche est plus apte que la famille patriarcale à produire une heureuse conciliation entre les deux tendances de l’humanité. Après une longue cohabitation avec le chef de famille, l’héritier est dressé à garder la tradition au foyer des ancêtres ; au contraire, en fondant de nouvelles familles, les jeunes rejetons sont plus enclins à y introduire la nouveauté. Le troisième régime a pour trait caractéristique le grand commerce. Alors même qu’il conserve fidèlement la stabilité dans la famille, il est plus apte que les précédents à développer dans la race la prépondérance de la nouveauté.

Trois causes principales amènent ce résultat. Le commerce, en facilitant les échanges, stimule l’activité du travail dans les anciens ateliers et provoque la création d’ateliers nouveaux. Il sillonne les territoires par des voies de transport qui, plus encore que les nouvelles branches de travail, transforment les hommes et les choses. Enfin, il agit plus directement encore sur les races en important des pays étrangers une foule de produits, qui créent des besoins et qui, en conséquence, modifient, malgré la résistance des familles les plus stables, les idées, les mœurs et les institutions. Une fois engagés dans cette voie, les peuples résistent difficilement à l’invasion des nouveautés dangereuses : l’histoire n’en signale pas un seul qui, après avoir atteint la célébrité, ait pu échappera la souffrance.

§ 14

L’exagération de la nouveauté : trait caractéristique des familles instables et des races ébranlées ou désorganisées.

Quand l’invasion de la nouveauté dépasse certaines limites, la race s’ébranle, puis se désorganise. Les plus solides familles stables deviennent impuissantes à réprimer dans les jeunes générations les désordres émanant du vice originel. Dès lors elles ne tardent pas à se transformer et elles sont, à la longue, remplacées par des familles anormales qui ont pour caractère distinctif l’instabilité, et pour tendance habituelle la discorde. À cet égard, les « civilisés » qui abandonnent leur tradition se condamnent eux-mêmes à subir les fléaux que déchaînent les pires conditions de la vie sauvage.

La stabilité est conservée chez certaines races sauvages par la soumission à l’autorité paternelle. Les familles instables constituent, au contraire, les peuples chasseurs chez lesquels l’adolescent peut subsister sans le concours des parents. Elles sont particulièrement dégradées chez ceux qui, dans leurs incessantes migrations, sont contraints d’abandonner les faibles et les infirmes. Privées de la sagesse et de l’autorité des vieillards, dominées par la prépondérance malsaine de la jeunesse, les populations tombent dans un état habituel de dégradation et de souffrance.

Chez les civilisés, comme chez les sauvages, la famille instable se reconnaît à quelques caractères communs. Elle se constitue par l’union de deux adultes émancipés, s’accroît par la naissance des enfants, s’amoindrit par les départs successifs de la nouvelle génération et se dissout enfin, sans laisser aucune trace, par la mort précoce des parents abandonnés.

Malgré leur identité, ces phénomènes soulèvent un plus vif sentiment de répugnance, quand on les observe chez les populations instables et désorganisées, après avoir visité les admirables familles-souches des régions contiguës. Au lieu d’arbres séculaires, enracinés dans un sol fertile, donnant de vigoureux rejetons, répandant autour d’eux une ombre protectrice, on n’a plus devant soi que de maigres arbrisseaux qui ne dissimulent pas la tristesse d’un territoire desséché.

§ 15

La prospérité ou la souffrance réparties parmi les peuples, selon qu’ils affirment ou nient le vice originel.

Tous les peuples n’emploient pas les mêmes moyens pour se procurer le bonheur, qui est le but commun de leur activité. Les contrastes qu’ils offrent, à cet égard, tiennent à beaucoup de causes qui sont successivement exposées dans ce livre. Ces causes elles-mêmes dérivent en partie des opinions opposées que soulèvent les faits signalés dans ce chapitre comme permanents au sein de l’humanité. Au milieu de leur diversité extrême, les opinions qui règnent à cet égard en Europe et dans les régions contiguës de l’Asie dérivent de deux doctrines contradictoires qui nient ou affirment ces faits et qui se résument en peu de mots.

Selon la première doctrine, qui, depuis plus d’un siècle, se propage surtout dans l’Occident, tous les individus naissent également portés vers le bien, c’est-à-dire vers les idées et les actes qui conduisent les hommes au bonheur. Dans un temps où la science met chaque jour en lumière des vérités nouvelles, les parents s’exposeraient à égarer leurs enfants, s’ils continuaient à leur inculquer les traditions groupées dans le passé sous le nom de loi morale. Ils ont seulement à fournir le pain quotidien aux jeunes générations, jusqu’à ce que celles-ci soient devenues capables de le gagner elles-mêmes par leur travail. Dès qu’elle a obtenu ce résultat, la famille n’a plus qu’à se dissoudre. Abstraction faite de ce lien matériel et momentané, la société comprend seulement deux termes, l’individu et l’État. La majorité des individus fixe, par ses votes, les règles d’après lesquelles l’État doit pourvoir au bonheur de la communauté en assurant la paix sociale.

Selon la seconde doctrine exposée dans ce chapitre, l’enfant dès sa naissance incline généralement vers le mal. La famille, guidée par la tradition de la race, est seule capable de l’amener au bien par la discipline de l’éducation. En dressant les individus à pourvoir à leurs deux besoins essentiels, c’est-à-dire à pratiquer la loi morale et à produire le pain quotidien, la famille fonde la société à son image. Conformément à la même tradition et à la nature des lieux, les chefs de famille se concertent pour gouverner, au besoin par la contrainte, les hommes faits qui ne se montrent pas suffisamment initiés à la pratique de la paix sociale. Enfin, l’État, réduit à sa vraie mission, intervient seulement quand il y a défaillance, soit chez les chefs isolés, soit dans les corps dirigeants qu’ils constituent.

J’affirme que cette seconde doctrine est la vraie. J’en ai fourni la preuve dans de longs écrits. Ici j’ai seulement à redire que les faits permanents sur lesquels elle repose peuvent être constatés par tout observateur de bonne foi. Pour connaître la vérité sur ce premier chapitre, comme sur les suivants, chacun peut recourir à la méthode que j’ai employée et que notre école enseigne journellement.




  1. « Il se trouve toujours, parmi la foule, des hommes divins, peu nombreux, à la vérité, dont le commerce est d’un prix inestimable, qui ne naissent pas plutôt dans les États policés que dans les autres. Les citoyens, doivent aller à la piste de ces hommes qui se sont préservés de la corruption… : en partie pour affermir ce qu’il y a de sage dans les lois de leur pays, en partie pour rectifier ce qui s’y trouverait de défectueux… » (Platon, les Lois, liv. XII.)