La constitution essentielle de l’humanité/4

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CHAPITRE IV

LA PROSPÉRITÉ ET LA SOUFFRANCE DANS L’HISTOIRE


§ 1

Comment la science de l’histoire, fondée sur l’observation méthodique des peuples contemporains, démontre la Constitution essentielle.

J’ai indiqué, dans l’aperçu préliminaire de ce livre, comment, dès le début de mes travaux, j’ai découvert la Constitution essentielle chez les races simples de l’Orient. J’avais appliqué à cette étude le procédé de la science moderne, l’observation directe des faits, et j’ai démontré que cette Constitution repose sur la pratique du Décalogue.

Des savants, voués en Allemagne, en Angleterre et en France, à l’observation du monde physique, ont souvent tenté d’établir une conclusion opposée. Ils nient l’autorité de la religion, et déclarent même parfois que les principes fondamentaux de la loi morale sont inutiles au bonheur temporel de l’humanité ; enfui, appuyant celle double affirmation sur les découvertes de la science moderne, ils concluent que ces précieuses conquêtes ont abrogé en fait les institutions traditionnelles et surannées, et qu’en conséquence une ère nouvelle est ouverte à l’humanité.

Pour mettre en lumière les principes et les coutumes de la Constitution essentielle, nous avons organisé, dans l’École de la paix sociale, un enseignement qui fournit à chaque homme studieux le moyen de constater lui-même la vérité. En outre, dans les deux chapitres suivants, je montrerai, par l’histoire des quatre derniers siècles, que les conceptions historiques des réformistes novateurs sont réfutées par les faits mêmes qu’ils invoquent. Pour préparer cette réfutation, je me bornerai à donner ici une indication sommaire aux hommes désireux de vérifier personnellement les causes qui ont produit la prospérité ou la souffrance, chez toutes les races, sous les trois âges du travail.

§ 2

La prospérité ou la souffrance dans l’âge des herbes.

Il existe encore sur le globe des régions étendues où le sol est resté dans l’état originel. Les races qui les habitent ont pour principaux moyens de subsistance la chair, le lait, la peau, la fourrure et les autres produits fournis par la chasse ou par l’exploitation d’un grand nombre d’animaux ; quant à ces derniers, ils paissent les herbes qui sont la production spontanée de ces régions. Depuis les origines de l’humanité, l’homme y est resté aussi primitif que le sol et les subsistances, en sorte que l’observateur du présent y retrouve avec une précision rigoureuse l’organisation sociale du passé. Les savants formés à l’École de la paix sociale considèrent les monographies de familles, dressées parmi ces races, comme les éléments essentiels de leur histoire. Ils voient avec regret ces précieux sujets d’étude disparaître rapidement depuis que l’âge de la houille est ouvert. Ils espèrent que l’enseignement public de la méthode sociale dirigera bientôt vers l’étude de l’homme les nombreux voyageurs qui, jusqu’à ce jour, se sont voués exclusivement à la connaissance des plantes et des animaux.

Parmi les races primitives, les sauvages forment les populations les plus simples, celles où la pratique et la violation de la Constitution essentielle se montrent avec évidence, sans être masquées par aucune complication. Pour eux, la nature du climat, du sol et des productions spontanées est la cause prépondérante de la prospérité ou de la souffrance. On peut même dire que celle cause agit presque seule dans les localités où les sauvages n’ont point à subir les entreprises coupables des « civilisés ».

Les sauvages les plus prospères habitent la région boréale. Ils s’étendent, du nord au midi, depuis les terres glacées où l’homme peut pénétrer pendant l’été, où la vie végétale apparaît à peine, jusqu’aux massifs boisés, à clairières herbues, qui forment la lisière septentrionale des grandes forêts de la Sibérie et de l’Amérique du Nord. Les meilleurs modèles de prospérité peuvent être observés, sur ce dernier continent, parmi les familles éparses, près des rivages maritimes, des lacs et des grands fleuves aux eaux poissonneuses, au milieu des forêts d’arbrisseaux feuillus et d’arbres résineux, où les agriculteurs sédentaires du Canada et des États-Unis n’ont pu s’établir. La nature des lieux se prête également à la vie matérielle et à la vie morale. Les animaux marins, les poissons émigrants, les oiseaux voyageurs, les grands herbivores et les fruits-baies pourvoient amplement à la nourriture, à l’habitation et au vêtement. Pendant l’été les barques, pendant le reste de l’année les traîneaux, attelés de chiens domestiques, permettent à tous les membres de chaque famille de rester réunis, lorsqu’ils se transportent sur leurs nombreuses stations de chasse, de pêche et de cueillette. La rigueur du climat modère l’appétit sensuel, qui met en danger le respect dû à la femme, et elle assure ainsi à l’autorité du père et de la mère cette alliance de force et d’amour qui se déduit du IVe commandement de la Loi suprême. Les vieillards, jusque dans un âge avancé, président à la direction de la vie nomade : ils procurent la paix intérieure à la famille, et se concertent entre eux pour l’imposer à la tribu ; enfin, dans chaque tribu, le conseil des anciens délibère avec ceux des tribus voisines, quand il y a lieu de fixer les limites des territoires de chasse, et surtout quand il faut apaiser les différends que provoquent souvent les jeunes chasseurs dans leur ardeur à poursuivre le gibier, sans tenir compte de cette fixation. Sous un tel régime, la famille est stable ; elle possède la paix fondée sur la pratique de la loi morale et la possession du pain quotidien. Les principes de la Constitution essentielle y sont respectés : seulement, en ce qui concerne la propriété, la forme communale y est presque toujours dominante.

La vie sauvage s’est constituée ailleurs dans des conditions très différentes, et elle présente alors les plus déplorables exemples de souffrance. Ici la cause première des phénomènes sociaux reste la même ; mais le contraste des lieux explique le contraste des résultats. Ce sont, en effet, les régions équatoriales du globe qui nous montrent les races d’hommes tombées aux limites extrêmes de la dégradation : tel est le cas, notamment, en Amérique, dans les contrées basses du bassin de l’Amazone. Les deux conditions physiques qui perpétuent la famille stable sur ce continent, près du cercle polaire, manquent dans les contrées de l’équateur, à ce point que la famille n’y existe pas. L’ardeur du climat détruit le respect de la femme consacré par les Commandements IV, VI et IX du Décalogue. Les productions spontanées du sol et des eaux sont plus abondantes que dans les régions boréales : les récoltes habituelles des sauvages, complétées souvent par la cueillette des œufs de tortue, offrent de grandes ressources ; mais les moyens de transport que réclame la vie nomade font presque toujours défaut. Aux époques périodiques de migration, il faut donc abandonner, c’est-à-dire condamner à la mort les faibles, les malades, les infirmes, les vieillards ; et en cela consiste la principale cause de dégradation pour ces races infortunées. Livrée aux impulsions d’une jeunesse ardente et irréfléchie, chaque tribu épuise ses forces dans ses discordes intestines et dans la guerre avec ses voisins. Ainsi se perpétuent l’ignorance de la loi morale, le dénuement matériel, les habitudes de cruauté, le cannibalisme. La cause principale de ces désordres sociaux est le manque de moyens de transport dans certaines contrées chaudes et humides de la région équatoriale. Elle subsistera tant que les lieux ne seront point améliorés sous la direction des races formées dans les régions froides et tempérées du globe.

Les pasteurs s’élèvent habituellement au-dessus des sauvages dans la hiérarchie des races simples et primitives. Ils sont plus répandus sur le globe. Ils habitent les steppes, territoires homogènes sous le rapport du climat et des productions, où les herbes se développent avec vigueur, à l’exclusion des arbres. Les steppes[1] occupent d’immenses surfaces sur les grands plateaux, neigeux en hiver et à climat tempéré de l’Asie. Dans les plaines basses, au midi du cercle polaire arctique, elles dominent sur les sols rocheux et les autres territoires impropres à la croissance des arbres. Vers l’équateur, elles forment les plateaux à pentes faibles des montagnes escarpées. Établis dans des localités presque identiques, les pasteurs diffèrent donc des sauvages et des autres races d’hommes, en ce que la nature du lieu habité leur impose non seulement l’uniformité des habitudes, mais encore la tendance à la stabilité dans le bien. La femme est respectée sous l’influence d’un climat tempéré, et son ascendant social est assuré par l’organisation des foyers domestiques. Comparés aux sauvages qui sont condamnés à de pénibles migrations, les pasteurs constituent, en effet, des races relativement sédentaires. Ils vivent, il est vrai, sous la tente ; mais, en général, les déplacements ne dépassent guère les limites d’un pâturage peu étendu. D’ailleurs, lorsque l’enchevêtrement des plateaux herbus et des montagnes fait établir des stations d’hiver et d’été, les pasteurs ont toujours d’amples moyens de transport fournis par leurs animaux de bat, de selle ou de trait. Au milieu de cette vie demi-nomade, le foyer domestique reste organisé : il est même, eu quelque sorte, plus « sociable » que celui des races sédentaires dont les habitations sont invariablement fixées au sol. Un groupe de lentes qu’occupent les ménages d’une même famille et qu’entoure un troupeau paissant jour et nuit, offre une élasticité que ne saurait avoir une habitation absolument fixe. Souvent, d’ailleurs, lorsque, selon les plus vieilles coutumes des demi-nomades, les tentes sont dressées sur des chariots, le travail de transport devient moins pénible pour le pasteur nomade que pour l’agriculteur sédentaire. Dans ces conditions, la famille stable se développe, avec toute sa fécondité, sous la forme patriarcale ; car elle peut accumuler sans gêne les essaims qui en doivent sortir à de longs intervalles.

Pendant dix-huit années, j’ai été lié, par des intérêts permanents et par une correspondance journalière, avec les contrées de l’Orient placées sous l’influence de la vie patriarcale, et je les ai personnellement visitées à trois reprises, en 1837, en 1844 et en 1853. C’est là que, dès le premier de ces voyages, j’ai vu apparaître avec évidence, dans leur pureté et leur simplicité, les principes et les coutumes de la Constitution essentielle. Dans chaque groupe familial, le père, héritier de la tradition des aïeux et appuyé sur le Décalogue, exerce le gouvernement domestique avec l’autorité irrésistible que lui confèrent la loi naturelle et la triple fonction de propriétaire, de pontife et de roi. Il partage son pouvoir avec sa femme et ses fils mariés. L’autorité paternelle a donc ses caractères les plus féconds, et réalise l’alliance intime du Décalogue, de la religion et de la souveraineté. Dans cette organisation de la société, le troupeau assure à chaque ménage les moyens de subsistance, et constitue, avec le pâturage, la propriété foncière. Celle-ci, selon les lieux, est exploitée sous le régime communal, familial ou patronal. Chez les meilleurs modèles, les principes de la Constitution ne sont masqués par aucune complication : ils suffisent pour perpétuer, chez les races qui les pratiquent, le bonheur fondé sur la paix.

Cependant, la vie pastorale ne doit point être présentée comme un état de perfection au-dessus duquel l’humanité ne saurait s’élever. La réunion des meilleurs éléments de cette organisation n’implique pas l’avènement d’un régime de paix où chacun serait satisfait du sort qui lui est départi. À la fin du chapitre précédent, j’ai signalé une forme de société où l’imagination peut entrevoir, à quelques égards, l’idéal du bonheur : c’est celle où les familles soumises à Dieu, éparses sur de fertiles pâturages, vivent dans un état d’égalité et d’indépendance, en confiant aux plus dignes le soin de pourvoir aux malheurs imprévus qui frappent accidentellement les localités. Les races placées dans cette heureuse condition font l’admiration des voyageurs ; mais une foule de causes tendent incessamment à troubler le bonheur dont elles jouissent. Dès que le bien-être s’affermit, les familles se multiplient ; et, en s’agglomérant, elles se gênent ou se corrompent. Les pouvoirs locaux, établis par la coutume en vue du bien public, oppriment ceux qu’ils devraient protéger. La discorde éclate dans les localités : et, pour en conjurer les effets, on institue, chez les races pastorales agglomérées, des gouvernements indigènes qui, peu à peu, deviennent des instruments d’oppression encore plus dangereux. C’est ce que je constatai personnellement à l’époque où j’explorai les terrains carbonifères compris entre la mer d’Azof et la Caspienne. Les pasteurs demi-nomades qui habitaient entre les rives du fleuve Oural et celles du Wolga offraient, sous plusieurs rapports, une admirable organisation de la famille stable. D’un autre côté, certaines familles de pasteurs fixées près des précédents, au delà de l’Oural, regrettaient l’âge héroïque, dans lequel il était permis de dépouiller et de rançonner les voyageurs. Sur le rivage oriental de la Caspienne, les tribus pastorales étaient, par leur esprit de rapine et leurs sentiments de cruauté, d’intolérables fléaux pour les régions contiguës. Enfin, plus loin vers l’orient, certains gouvernements indigènes, issus de populations pastorales, mais établis dans des villes, offraient un spectacle non moins affligeant. Les mœurs privées des populations urbaines restaient parfois recommandables ; mais beaucoup de gouvernants perpétuaient les habitudes séculaires de cruauté et de rapine, émanant d’une tyrannie sans frein, inspirée par le fanatisme religieux.

Deux grands empires soumis au Décalogue, la Chine à l’orient, la Russie au nord et à l’occident, dominent de plus en plus les populations pastorales de l’Asie. Ils répriment utilement les désordres que ces populations pourraient commettre par la violation des trois commandements, qui interdisent le vol et l’homicide. Sous ce rapport, leur action est facilitée par l’influence préventive de la religion. C’est ce qui arrive notamment chez plusieurs races de pasteurs mongols, que, des pèlerinages ont initiées à la doctrine des Lamas du Thibet ; c’est en vain, en effet, qu’on chercherait ailleurs une aversion aussi prononcée contre l’effusion du sang. Dans la région opposée, au contact des Russes sédentaires, à l’orient des monts Oural, on peut également observer des exemples admirables de prospérité conservés avec la pratique de la Constitution essentielle. Ces bonnes traditions se perpétuent surtout dans certaines contrées qui ont su opposer des obstacles efficaces aux exactions commises par les représentants des grands empires chargés d’exercer le patronage moral. Ces garanties existent surtout dans les localités où les agents des deux souverainetés se contrôlent mutuellement. Tel est le cas chez les pasteurs nommés par les Russes Dvoédantzi, parce qu’ils payent « deux tributs » de fourrure, destinés, l’un à Saint-Pétersbourg, l’autre à Pékin. Je ne saurais trop en recommander l’étude aux savants, formés dans notre école à l’art des voyages. Entre autres localités, je leur signale, en Sibérie, au nord de l’Altaï, les populations de la région baignée par le lac Téletz, par le Tchoulichman et par les autres rivières qui, réunissant leurs eaux à Biisk, donnent naissance à l’Obi, l’un des grands affluents de l’océan Glacial. L’explorateur qui saura appliquer à ces populations la méthode des monographies sera récompensé de cette étude par d’importants résultats, et aura rendu un vrai service à la science sociale.

§ 3

Les excès de l’esprit de tradition et ses défaillances chez les races de l’âge des herbes.

Je ne dois pas quitter le sujet des races simples et primitives sans écarter une induction fausse qu’on pourrait tirer des faits exposés au paragraphe précédent. Les sauvages qui ne peuvent supporter l’existence loin des neiges de la région boréale, les pasteurs qui, sur quelques pâturages, s’attachent passionnément à leur état de liberté, d’égalité et d’abondance, tranchent singulièrement, par leurs aspirations, avec les « civilisés » de l’Occident qui se montrent, sous nos yeux, si mécontents de leur sort. Toutefois il ne faut point revenir à certaines opinions du siècle dernier, et présenter ces traits de la vie primitive comme une condition idéale dont les modernes devraient se rapprocher. À ce sujet, deux faits évidents me dispensent de procéder à la réfutation méthodique de l’erreur et de l’utopie. En premier lieu, les sauvages, lors même qu’ils en auraient le désir, ne sauraient, comme les races du deuxième âge, modifier utilement leur territoire ; et, s’ils défrichaient leurs forêts, ils condamneraient le sol à la stérilité. En second lieu, les pasteurs modèles que j’ai signalés ci-dessus ne peuvent toujours rester dans l’état de bonheur qui leur est parfois acquis ; ils s’agglomèrent sous ce régime et se laissent alors envahir par les causes de souffrance que j’ai indiquées. Si ces modèles s’offrent encore, de loin en loin, au voyageur, c’est que les désordres atmosphériques, les épidémies, les épizooties viennent périodiquement faire le vide sur les steppes encombrées, et rendre de nouveaux champs à l’indépendance des familles, à l’abondance et à la paix.

La force des choses limite donc à des localités exceptionnelles le genre de supériorité qui caractérise les races de l’âge des herbes. D’un autre côté, la nature de leur esprit les place, sous beaucoup de rapports, dans un état d’infériorité devant les races formées sous les deux âges suivants. Les pasteurs, comme les sauvages, sont soumis trop exclusivement à l’empire de la tradition. L’entraînement passionné qu’ils montrent pour la chasse et le pâturage perpétue cette tendance dans les idées, les mœurs et les institutions. Ils se persuadent qu’ils commettraient une sorte de sacrilège s’ils modifiaient, en quoi que ce soit, le territoire qui nourrit le gibier et les troupeaux. En repoussant le travail qui féconde le sol et développe l’intelligence, ils se rendent incapables de perfectionner le service du pain quotidien et de fortifier la notion de la loi morale : ils atrophient, en quelque sorte, les plus précieuses aptitudes de l’humanité. Pour condamner les défaillances qu’entraîne, dans le premier âge, l’abus de la tradition, il suffit de présenter l’énumération sommaire des conquêtes incessantes faites, dans les deux âges suivants, par la culture intelligente de la nouveauté.

§ 4

La prospérité ou la souffrance dans l’âge des machines.

Dans le premier âge, sous le régime de tradition que je viens de décrire, le bonheur règne dans les localités où quatre conditions fort simples sont remplies : toutes les familles pratiquent la loi morale ; elles ont l’indépendance que donne l’égalité des situations sociales, assise elle-même solidement sur l’abondance universelle du pain quotidien ; le pouvoir local, respectant cette indépendance, a pour unique mission de remédier aux défaillances accidentelles et aux calamités imprévues ; une souveraineté, dont le siège est éloigné, institue ce pouvoir et s’abstient de toute initiative, tant que celui-ci s’acquitte de sa tâche.

Cet état de bonheur peut se perpétuer, lorsque s’ouvre, par l’emploi de la charrue, le régime de nouveauté de l’âge des machines. Souvent, même il prend plus d’éclat à mesure que se développent les inventions utiles, les forces intellectuelles, les communications rapides, les splendeurs de la vie urbaine et les autres traits caractéristiques de ce régime. Des changements considérables s’opèrent ainsi dans les procédés de travail, dans la nature des lieux, dans les idées des hommes et surtout dans leurs rapports mutuels. La transformation s’étend de proche en proche à la société entière ; mais elle ne se produit uniformément, ni sur les individus, ni sur les familles. Loin de là, elle se manifeste par le résultat opposé : elle substitue l’inégalité des conditions à l’égalité primitive.

La transformation devient appareille sur le territoire entier, quand ces inventions ont constitué l’agriculture, la pêche côtière, l’art des forêts, l’art des mines et la métallurgie, c’est-à-dire les branches de travail liées à l’exploitation du sol et des eaux. Elle s’accélère ensuite, quand se développent les industries manufacturières et commerciales, car celles-ci peuvent devenir prépondérantes dans l’activité de la race, tout en restant confinées dans quelques localités restreintes. Le changement des lieux, des choses et des hommes devient encore plus frappant, lorsque se constituent les arts libéraux : ceux-ci, en effet, alors même que le territoire est complètement occupé par les arts usuels, peuvent prendre, dans le domaine de la pensée, un développement sans limites. Enfin, quand l’organisation sociale du deuxième âge est établie, quand les sciences naturelles sont devenues des auxiliaires pour chaque branche des arts usuels et libéraux, l’inégalité atteint ses proportions extrêmes. Les professions qui procurent le pain quotidien réclament des aptitudes physiques et intellectuelles fort différentes chez ceux qui les exercent. Il résulte de là que ces derniers sont rétribués fort inégalement de leur travail, selon que la nature et l’éducation les ont plus ou moins bien pourvus. Depuis la fin du XVIIIe siècle, cette cause d’inégalité modifie profondément la hiérarchie sociale parmi les familles vouées aux branches de travail les plus fructueuses. Elle grandit rapidement à mesure que le progrès des machines, des méthodes de travail, des moyens de transport, des sciences et des arts fournit de nouvelles forces au développement des supériorités individuelles. L’industrie manufacturière, le commerce et les arts libéraux attirent et retiennent des hommes doués de facultés si éminentes qu’ils se procurent souvent, par le travail d’une heure, une rétribution supérieure à celle qu’un bon ouvrier gagne en une année dans les spécialités inférieures des mêmes professions. Cette inégalité des moyens de subsistance acquis à la famille par le travail dérive de la loi naturelle qui crée les hommes fort inégaux, même lorsqu’ils sont issus d’un même mariage. Elle est un trait caractéristique de toutes les races qui conservent, sous le deuxième âge du travail, entre les familles, l’indépendance réciproque, établie par les meilleures coutumes des races simples. L’inégalité des ressources fournies par le travail aux diverses familles est d’ailleurs la principale cause des différences et même des contrastes qui se développent parmi elles dans l’ordre matériel, intellectuel et moral. Elle crée, à la longue, une organisation sociale qui, par sa complication, tranche absolument avec la simplicité des organisations primitives. Le contraste se résume en un fait dominant : une minorité de familles riches, savantes et fortes, est superposée à une majorité qui, sous ces trois rapports, n’offre que médiocrité ou faiblesse.

Cette organisation des sociétés n’est point incompatible avec le bonheur fondé sur la stabilité et la paix. Toutefois, il a été souvent dans le passé, et il s’est montré plus que jamais de nos jours, le précurseur des maux qui accompagnent l’instabilité et la discorde. Les régions de l’Occident qui souffrent de ces maux les aggravent en signalant comme remèdes des idées préconçues et contradictoires. Heureusement il existe encore en Europe des localités où les complications et les inégalités sociales du deuxième âge se concilient avec la prospérité et l’harmonie. Ces modèles sont fréquents en Angleterre, dans les provinces basques et les montagnes contiguës du nord de l’Espagne, dans les petits cantons suisses de l’Oberland, dans la plaine saxonne, les forêts et les montagnes métallifères du Hartz et de l’Erzgebirge, qui la bornent au midi, dans la plaine des anciens Angles comprise entre l’embouchure de l’Elbe et la Baltique, dans les trois États Scandinaves. Des exemples admirables sont, en outre, épars dans les lieux qui ne confinent point aux grandes voies commerciales. En appliquant à ces localités la méthode d’observation enseignée par notre école des voyages, chacun peut maintenant conquérir lui-même les convictions énergiques et les moyens de persuasion qu’à notre époque de doute peut seule donner la vue directe des faits.

Dans ces oasis de prospérité, l’activité de la race repose sur l’énergie de la vie privée plus que sur la force de la vie publique, sur l’indépendance de la famille plus que sur le pouvoir de l’État, sur l’ascendant des campagnes plus que sur la prépondérance des villes. La race, essentiellement rurale, comprend trois sortes de familles, intimement unies par les sentiments, bien qu’inégales par la fortune et les fonctions : les familles dirigeantes, alliées à leurs tenanciers, paysans ou bordiers, qui tous ont pour appui la propriété patronale ; une seconde variété de ces deux dernières classes, qui se livrent à l’exploitation de leurs propriétés familiales et trouvent, presque partout, dans la propriété communale un complément de ressources. Selon les lieux, les familles dirigeantes sont diversement constituées ou inégalement réparties. Le long des plages maritimes enrichies par le commerce, la propriété patronale est prépondérante ; les montagnes qui sont le siège de l’industrie pastorale présentent, au contraire, plus généralement la propriété familiale des riches paysans. Malgré ces nuances, la classe dirigeante maintient partout la prospérité, si elle comprend que les avantages dont elle jouit lui imposent des devoirs exceptionnels, et qu’elle est tenue de se dévouer au bonheur de la majorité qui est mal pourvue ou accidentellement dénuée. Ces devoirs sont nombreux et peuvent cependant se résumer en peu de mois : assurer à chacun le pain quotidien par une hypothèque coutumière, ou simplement morale, qui repose sur la propriété foncière ; enseigner, par la parole et le bon exemple, la pratique de la loi morale aux familles devenues défaillantes sous la pression du vice dégradant ou du travail excessif. Chez les grandes nations commerçantes, ces défaillances de certaines familles sont plus graves dans les cités que dans les campagnes ; mais elles n’engagent pas la responsabilité des classes dirigeantes rurales. Le devoir d’y remédier incombe à ceux qui, ayant la source de leur fortuné dans les villes, y sont, par la force des choses, investis de l’action dirigeante. À cet effet, les deux sortes d’intérêts sont complètement séparés, Chaque cité est un îlot rigoureusement délimité et distinct de la campagne environnante. Dans cette organisation des sociétés, les familles dirigeantes des campagnes et des cités ont à supporter de lourdes charges. Malgré leurs richesses, leur science et leur force, elles ne peuvent, comme tous les patriarches des races simples et primitives, pratiquer elles-mêmes les ministères compliqués de la religion et de la souveraineté. Dès que le deuxième âge prend chez une race ses premiers développements, il faut instituer les deux corps publics appelés à s’acquitter de ces difficiles fonctions. Par leur influence morale, les familles dirigeantes concourent aux services de paix, de concert avec ces deux corps, et elles les fortifient en leur fournissant, par un choix judicieux de rejetons, des recrues capables d’en remplir les devoirs. L’importance des services ainsi rendus, soit à la vie privée, soit au gouvernement des voisinages, des circonscriptions locales, des provinces et de l’État, est visible pour la nation entière. Le progrès des inégalités sociales créées par les nouveautés de l’âge des machines est justifié par l’éclat de ces services : il fait donc naître naturellement la sympathie des populations.

L’histoire de toutes les races fameuses offre une époque de prospérité où apparut, dans tout son éclat, le tableau de paix sociale qui vient d’être tracé. Malheureusement, il n’en est pas une seule qui, après s’être élevée à cette hauteur, ne soit, tôt ou tard, tombée dans la souffrance. Cette sorte de déchéance s’est manifestée chez toutes les grandes races prospères, parce que la cause première du mal est inhérente à la nature même de l’homme. On peut la voir en action dans l’existence de chaque individu. Ce phénomène est surtout apparent chez les individualités qui prospèrent aux degrés supérieurs de la hiérarchie sociale ; mais les plus humbles conditions le laissent également apparaître. Tout homme qui s’élève au-dessus de ses voisins par un succès, mérité ou fortuit, est aussitôt perverti par l’orgueil. Il tend à mépriser ceux qui étaient précédemment ses égaux ; et, si quelque pouvoir lui est acquis, il incline à opprimer le voisinage, et crée ainsi la discorde. C’est ce vice organique de l’humanité qui, aux mauvaises époques, désorganise les nations chez lesquelles une minorité riche, puissante et forte, préside à la vie privée des voisinages et à la vie publique des communes, des provinces et de l’État. La cause évidente qui engendre la souffrance est l’oubli de la Constitution essentielle : la violation du Décalogue, amenée par l’abus des biens qu’avait créés la pratique de l’institution. Les riches se sont dégrades en s’abandonnant aux appétits sensuels ; les savants, au lieu de trouver dans l’étude du monde physique un nouveau motif pour obéir à la Loi suprême, ont cédé à l’orgueil et se sont révoltés contre Dieu ; les puissants, enfin, égarés par l’esprit de tyrannie, ont fait usage de leur pouvoir pour opprimer les faibles qu’ils étaient tenus de protéger. Quand ces trois formes de corruption sont devenues prépondérantes au sein d’une société, jadis prospère, les mêmes désordres se sont toujours développés : l’inconvénient des abus s’est étendu, de proche en proche, à la nation entière ; le peuple a perdu les sentiments de respect et d’affection qu’avait fait naître l’ancienne prospérité ; le mépris et la haine conçus pour les institutions établies ont créé l’instabilité et la discorde, caractères habituels de la souffrance.

§ 5

La prospérité et la souffrance dans l’âge de la houille.

La transition de l’âge des herbes à l’âge des machines a rempli de longues périodes de temps. Les populations primitives répugnent à ce changement ; mais, quand cette répugnance a été vaincue, la transformation des territoires a exigé partout une succession indéfinie de travaux. Les émigrants, familiers avec la connaissance des arts usuels, ont toujours employé des siècles à fonder des colonies florissantes, même quand ils ont opposé la violence à l’inertie d’une race primitive.

Au contraire, comme je l’ai indiqué ci-dessus, là où pénètre la voie ferrée, agent caractéristique du troisième âge, on voit se produire, dans l’état social, des résultats en quelque sorte instantanés. Plus encore que les machines du deuxième âge, les voies ferrées perfectionnent le régime du travail ; mais leur principal effet est de transformer l’homme lui-même. Elles ébranlent, par une impulsion brusque, le cœur et l’esprit des populations, en les soumettant plus étroitement que jamais aux dures alternances de la souffrance et de la prospérité.

Ces influences deviennent plus manifestes à mesure que la construction des voies ferrées s’avance de l’Atlantique vers l’Asie. Elles sont d’autant plus dangereuses que les populations ainsi ébranlées avaient mieux conservé jusqu’alors la simplicité des races primitives. Enfin, dans chaque lieu envahi, l’impression produite est toujours plus funeste aux ouvriers qu’aux familles dirigeantes. Cédant à l’appât d’un fort salaire, les premiers affluent sur les ateliers qui s’ouvrent en général sous la direction de chefs et de contremaîtres nomades, venus de l’Occident. Tout d’abord, ils rompent avec leurs coutumes, s’abandonnent aux appétits sensuels et adoptent les nouveautés nuisibles que met à leur disposition un état relatif de richesse. Le contact avec les étrangers est encore plus dangereux pour les femmes et les enfants. Quand de telles circonstances se sont offertes à moi dans le cours de mes voyages, les familles dont j’avais admiré antérieurement les vertus m’ont donné un douloureux spectacle. Elles avaient été élevées dans la croyance que les pratiques d’une foi naïve sont, dès la présente vie comme dans la vie future, l’unique source du bonheur. Depuis lors, placées sous la direction de nouveaux maîtres, elles constataient que ces derniers, tout en violant les règles de la religion, possédaient, avec la richesse, les avantages sociaux qui dérivent de l’autorité. Sous cette impression contagieuse, elles étaient tombées dans le découragement, parfois même dans la dégradation.

En résumé, les voies ferrées et les inventions complémentaires développent, plus que jamais, les maux engendrés par les progrès trop brusques de la richesse, de l’intelligence et de la force. Assurément, les sages attachés à la tradition ne sauraient concevoir la pensée de discréditer, dans l’opinion publique, ces utiles conquêtes. Toutefois, je devais signaler le mal pour démontrer la nécessité du remède. Les contemporains, égarés par le vice et l’erreur, mais ramenés peu à peu dans la bonne voie par la souffrance, peuvent aujourd’hui trouver eux-mêmes ce remède : ils le trouveront en pratiquant l’art des voyages et en employant la méthode d’observation.

§ 6

Comment s’accroît, dans l’âge de la houille, la rapidité des changements.

Sauf l’impulsion brusque et, pour ainsi dire, instantanée qu’il communique aux choses, le troisième âge, ouvert il y a un demi-siècle par l’invention des voies ferrées, se présente comme une simple continuation de l’âge précédent. De même que celui-ci, en effet, il a créé des machines nouvelles qui transforment les méthodes de travail, agglomèrent les hommes et développent les intelligences. D’autre part, les causes actuelles de prospérité et de souffrance, étudiées dans leurs éléments primordiaux, ne diffèrent pas de celles qui étaient en action dans l’âge des machines. Sous les influences favorables émanant de la nature des lieux, certaines nations continuent à prospérer, quoique les familles s’agglomèrent sans cesse sur le territoire, et bien qu’une minorité s’y élève de plus en plus au-dessus des autres, en ce qui touche la connaissance de la loi morale et la possession du pain quotidien. Au milieu de ces changements, la paix sociale est assurée par la permanence des vertus propres à deux groupes d’institutions : l’esprit de patronage présidant à la direction de la vie privée porte les familles qui possèdent les biens essentiels à se dévouer au bonheur de celles qui en sont dépourvues ; dans la vie publique, l’esprit de paternité oblige les ministres de la religion et de la souveraineté à compléter, sous ce rapport, l’action de la classe dirigeante. Au contraire, chez d’autres nations, où régnait précédemment cette condition prospère des sociétés, on voit maintenant la race entière envahie par la souffrance ; et partout ce changement a la même explication : la classe dirigeante et les deux grands corps publics ont perdu le dévouement et ne font plus leur devoir.

La prospérité et la souffrance ont de tous temps alterné en chaque lieu et ont simultanément régné dans des localités différentes. Ces phénomènes ont commencé avec l’invention de la charrue, et il est à craindre qu’ils ne finissent pas avec celle des voies ferrées. Ils se sont reproduits, avec une périodicité persistante, chez ces nombreuses dynasties qui, après avoir été instituées pour rétablir la prospérité par la vertu, se sont tôt ou tard détruites elles-mêmes par leur dégradation en ramenant la souffrance pour leur peuple. Les monuments qui signalent ces oscillations subites et réitérées, du bien au mal, jalonnent, pour ainsi dire, l’histoire entière de la Grèce, de Rome et du moyen âge européen. Ils sont un trait caractéristique des quatre siècles de violence et de discorde qui se sont écoulés depuis la Renaissance. J’ai assisté personnellement à l’un de ces débordements de souffrance pendant les dix premières années de ma vie. J’ai été témoin d’un cataclysme encore plus déplorable pendant les dix années qui ont précédé le moment où j’écris ces lignes. J’ai retrouvé dans ces terribles épreuves les trois grandes défaillances que l’histoire nous montre en action chez les gouvernants du temps passé : le vice, abus de la richesse ; l’orgueil, abus de l’intelligence ; la tyrannie, abus de la force.

Depuis cinq mille ans, sous les régimes de nouveauté introduits dans l’organisation du travail, toutes les nations obtiennent donc les mêmes succès et subissent les mêmes revers. Seulement, depuis un demi-siècle, elles tournent plus rapidement dans le cercle vicieux où chacune d’elles est retenue par les alternances périodiques de souffrance et de prospérité.

§ 7

L’humanité peut-elle sortir du cercle vicieux de prospérité et de souffrance où elle restée entérinée jusqu’à ce jour ?

Les sociétés aspirent toutes au bonheur, et, comme elles ont toujours sous les yeux des spectacles de souffrance, elles se demandent avec anxiété si elles peuvent compter sur un meilleur avenir. Cette question est posée en permanence au sein de l’humanité. Dans le cours de cette enquête, les peuples sont peu enclins à reconnaître que le malaise présent est le fruit des fautes du passé ; et, pour la prévision de l’avenir, ils préfèrent habituellement l’illusion à la réalité. Cette disposition des esprits est d’autant plus prononcée que la souffrance est plus aiguë. Par ce motif, la réforme au milieu d’une corruption récente est relativement facile chez les petites nations qui, comme la république de Saint-Marin, ont gardé au moins le souvenir des sages leçons de leurs fondateurs et des bonnes coutumes de leurs ancêtres. Au contraire, elle est entravée par beaucoup d’obstacles chez les nations compliquées, qui ont oublié les exemples de leurs sages et qui d’ailleurs ont rompu depuis longtemps avec la tradition de leurs époques de prospérité.

Ces nations prennent volontiers pour guides des égarés qui flattent les erreurs accréditées chez elles par un état persistant de corruption. Telle est la situation où la France est maintenant placée. Selon la doctrine favorite du moment, une loi fatale détermine le mouvement imprimé aux sociétés depuis l’origine du deuxième âge ; mais il y a contradiction sur le sens suivant lequel ce mouvement s’opère. Les confiants qui en assument la direction croient se rapprocher du bonheur ; les découragés qui s’abstiennent se persuadent qu’on s’en éloigne : au fond, en adoptant ces deux opinions, les uns et les autres se dispensent, sciemment ou à leur insu, des efforts pénibles qu’il faudrait faire pour ramener la patrie de la souffrance à la prospérité.

Ces erreurs dominaient dans l’enseignement littéraire qui me fut donné aux écoles publiques de mon pays ; mais l’École polytechnique où se forma mon esprit fit contrepoids, par la méthode des sciences physiques, à la funeste influence des lettrés. Cette méthode, appliquée à l’étude des faits sociaux, mit en lumière, par voie d’induction les vérités exposées dans le présent chapitre et dans ceux qui le précèdent. Ces vérités se résument dans les termes suivants, qui répondent à la question posée en tête de ce paragraphe :

Il est chimérique de croire à un avenir qui offrirait le règne permanent de la paix : l’homme, en effet, naît à la fois vicieux et libre ; il sera donc toujours enclin à déchaîner la discorde. D’un autre côté, la plupart des individus naissent avec des tendances vers le bien qui peuvent être développées presque sans limites par l’éducation. Il n’existe aucune loi fatale qui condamne les sociétés à souffrir, ou qui les empêche de prospérer. Une race d’hommes s’élève toujours à la prospérité, quand elle pratique les principes de la Constitution essentielle ; mais dès qu’elle les enfreint, elle tombe dans la souffrance.

J’ai exposé, dans ce chapitre, les faits généraux de l’histoire universelle, desquels on peut induire les causes de la prospérité ou de la souffrance des nations. J’ai retrouvé dans ces faits la confirmation des vérités que m’avaient fournies l’étude de la nature humaine et l’observation des peuples contemporains. Pour arriver à la conclusion de ce livre, j’ai le dessein d’appliquer, dans le chapitre VI, la connaissance de ces vérités à la recherche des réformes que réclame la souffrance actuelle de l’Europe. Je dois donc insister préalablement sur l’histoire et les caractères spéciaux de ce mal chez les modernes, afin d’en indiquer sûrement le remède : tel est l’objet du chapitre suivant.

  1. L’absence de la végétation arborescente est le trait caractéristique de cette singulière Constitution du sol. J’ai fait sur les causes de ce phénomène de nombreuses observations, en 1837, pendant mon voyage dans la Russie méridionale. J’en ai donné un précis dans le tome Ier des Ouvriers européens, ch. ii, § 2.