La constitution essentielle de l’humanité/5

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CHAPITRE V

LA PROSPÉRITÉ ET LA SOUFFRANCE CHEZ LES MODERNES


§ 1

Comment, dans l’antiquité, se formèrent les races qui, après la chute de l’empire romain, préparèrent la prospérité du moyen âge.

Les races qui dominèrent les régions occidentales de l’Europe, après le démembrement de l’empire romain, n’avaient pas seulement la force matérielle des conquérants ; elles possédaient les deux principales conditions de la prospérité. Leurs armées se recrutèrent dans une foule de petites nations établies sur les territoires variés, compris entre les rivages de la Baltique et la mer du Nord, le Rhin, le Jura, les Alpes, les Balkans et la mer Noire. Ces nations elles-mêmes avaient eu pour origine première deux sortes de populations, qui différaient beaucoup l’une de l’autre, mais qui s’étaient développées sous l’influence de deux conditions analogues : l’abondance des productions spontanées du sol ; la fécondité et la stabilité des familles. Les pêcheurs entiers avaient pullulé dans le Nord, pendant le deuxième âge, après l’invention des barques à voiles, sur les rivages poissonneux des mors et des fleuves affluents, réchauffés par le Gulf-stream ; et, bien avant l’ère chrétienne ; ils avaient dirigé vers le Midi des générations nombreuses d’émigrants. Les pasteurs, dès le premier âge, s’étaient multipliés sur les steppes fertiles de l’Orient, de la mer Noire et du Danube ; et ils tendirent, pour la plupart, à pousser leur courant d’émigration vers l’Occident.

Les nations qui envahirent les provinces romaines s’étaient lentement constituées par le mélange ou par le choc des deux courants ainsi venus du Nord et de l’Orient. Au milieu des luttes séculaires, provoquées par des intérêts divergents, les familles-souches du Nord et les familles patriarcales de l’Orient réussirent, en général, à former des races fortes et stables, parce qu’elles étaient soumises aux deux premiers principes de la Constitution essentielle. Toutes ces races purent donc créer de solides établissements ; car elles importèrent sur les territoires conquis, avec la stabilité des familles, la soumission à Dieu et à l’autorité paternelle. Les conquérants trouvèrent tout d’abord le complément de leurs forces morales dans le

christianisme, qui, au milieu de la souffrance générale, tenait alors en garde les principes et les coutumes de la prospérité. Bientôt ils s’associèrent spontanément aux autorités de l’Église pour diriger les populations vers la paix. Les familles qui exerçaient les fonctions de la souveraineté aux degrés supérieurs de la hiérarchie sociale, tinrent à honneur de consacrer une partie de leurs rejetons au recrutement des dignités ecclésiastiques. Ainsi se développa, dans une communauté de croyances et d’aspirations, la classe dirigeante qui fit la grandeur du moyen âge. La prospérité de cette époque fut l’œuvre collective de huit siècles : en France, elle acquit, vers le règne de saint Louis, ses meilleurs caractères. Les mémoires de Joinville établissent, par la citation d’une foule de traits, que les principes et les coutumes de la Constitution essentielle étaient en pleine vigueur au XIIIe siècle.

§ 2

Comment, au moyen âge, reparut le cercle vicieux de souffrance et de prospérité où avaient tourné les races célèbres du passé.

Entre le VIe siècle et le XIIIe, le développement de la Constitution essentielle fut progressif, sans être absolument continu. La féconde alliance des races stables de la Germanie avec le clergé chrétien fut souvent entravée dans ses utiles conquêtes par des mouvements rétrogrades. Dès le IXe siècle, on vit apparaître çà et là au sein du clergé des symptômes de corruption. L’Église y remédia d’abord en imprimant une nouvelle impulsion aux ordres monastiques ; mais, à la longue, ceux-ci furent envahis par les mômes symptômes et aggravèrent le mal qui émanait du clergé séculier. Les familles de la classe dirigeante furent de proche en proche ébranlées, à mesure que manquaient les leçons et les exemples qui jusqu’alors avaient fortifié la pratique de la loi morale. La souffrance fut surtout ramenée par le réveil de l’esprit de violence qui, dans le passé, avait agité la Gaule autant que la Germanie. Bientôt éclata celle terrible guerre de Cent ans qui couvrit la France de ruines. La prospérité fut, il est vrai, rétablie sous les trois règnes réparateurs de Louis XI, de Charles VIII et de Louis XII ; mais, à partir de 1515, les nouveaux progrès du bien-être matériel perpétuèrent, par le relâchement des mœurs, le malaise qui antérieurement avait pour cause principale la rébellion des grands vassaux. À dater de cette époque, la France n’est plus sortie du cercle vicieux que j’ai signalé comme une des lois habituelles de l’histoire, chez les races qui exagèrent l’esprit de nouveauté : elle est restée dans cette triste condition où la souffrance, devenue endémique, tarit périodiquement la source des courtes époques de prospérité.

§ 3

Comment, à la Renaissance, l’abus des nouveautés et le vice des dirigeants préparèrent à l’Occident quatre siècles de courtes prospérités et de longues souffrances.

Dans la seconde moitié du XVe siècle, la Renaissance ouvre, par la chute d’un vieil empire et la découverte d’un monde nouveau, l’ère de quatre siècles dont je signale spécialement, dans ce chapitre, les souffrances et les prospérités. Les fondateurs de cette époque sont souvent célébrés par les historiens. Cependant ils ont un trait commun avec la plupart des hommes dont le nom reste attaché à l’avènement des époques fameuses : ils croyaient semer seulement des germes de bonheur ; les générations suivantes ont surtout récolté des catastrophes. L’impulsion imprimée à l’Occident par la renaissance partit de l’Italie, puis de l’Espagne. Elle se propagea, de proche en proche, aux États du Nord par la France et les États allemands. Partout où régnait le deuxième âge du travail, la richesse se développe tout à coup, avec les arts usuels et libéraux ; mais bientôt éclatent les maux qu’engendre l’inégalité des familles, parce que la cause première de l’impulsion implique un mélange de bien et de mal. La prise de Constantinople (1453) refoule en Italie les grandes notabilités du travail et de l’intelligence ; mais avec celles-ci arrive la corruption qui avait ruiné l’empire d’Orient. La découverte de l’Amérique (1492) féconde tout à coup la science du globe a navigation et le commerce ; mais elle ébranle toutes les sociétés en excitant chez elles la soif de l’or et l’esprit de violence.

Au moment même où la corruption et la discorde se développaient en Italie, l’heureuse conclusion de la guerre de Cent ans (1453) commençait à rétablir, en France, le règne de la vertu et de la paix.

Rendue à ses résidences patrimoniales, la noblesse avait enfin échappé à l’action corruptrice des camps. Sous la salutaire influence du foyer domestique et de la vie rurale, les bonnes mœurs étaient restaurées et assuraient la pratique de la loi morale. Le contact journalier des propriétaires et des tenanciers réparait les désastres de la guerre, créait la prospérité de l’agriculture, procurait d’amples moyens de recrutement aux autres arts usuels et fournissait avec abondance à toutes les familles le pain quotidien. Malgré la corruption que continuait, à développer chez les clercs le progrès des richesses, l’unité de croyance maintenait la paix entre les familles régénérées de la classe dirigeante. Grâce à la sagesse de trois princes, la monarchie avait apaisé les anciennes discordes féodales. Soutenue et contrôlée, comme au temps de saint Louis, par un conseil privé, dont les membres étaient hautement désignés au choix du souverain par leurs vertus et leurs services, elle complétait l’œuvre de la paix au dedans et au dehors. Parfois même, notamment après la victoire de Saint-Aubin-du-Cormier (1488), les monarques, bien conseillés, conjurèrent les difficultés inhérentes au service féodal, en donnant de beaux exemples de clémence et de modération.

Cependant, l’esprit guerrier de la Gaule et de la Germanie se perpétuait chez les Français de ce temps ; et, sous son influence, le mal sortit du bien que je viens de signaler. Selon le récit de Commines, les Italiens admiraient avec raison les vertus de la noblesse française, régénérée par quarante années de paix sociale. Ils appelèrent une armée de la France dans leur pays (1494), avec l’espoir qu’elle y rétablirait les mœurs privées et la paix publique. Ce fut le résultat inverse qui se produisit : les désordres inhérents à la guerre et l’exemple des Italiens corrompirent l’armée qui avait mission de les réformer. Bientôt ces derniers se crurent opprimés par leurs protecteurs ; puis, unis momentanément et alliés aux ennemis de la France, ils rejetèrent hors de leur territoire les sauveurs qu’ils avaient choisis. Cette conquête éphémère et stérile eut malheureusement un résultat durable pour la France : l’armée de Charles VIII, puis celles de Louis XII introduisirent dans les familles de la noblesse des germes de corruption qui ne tardèrent pas à grandir.

Le terrain favorable à ce développement fut offert à la haute noblesse par la cour des derniers Valois (1515-1589). Le règne du vice et de l’erreur y fut successivement organisé par les souverains eux-mêmes ; par la noblesse qui abandonna ses résidences rurales pour briguer leurs faveurs et partager leurs plaisirs ; par les Français qui continuèrent avec l’Italie les rapports de guerre et de paix ; enfin, plus directement par les Italiens que retinrent en grand nombre, à la cour de France, les liens de famille établis entre les Valois et les Médicis. Le mal s’étendit de la cour aux provinces, en s’aggravant partout sans relâche. Il prit successivement pour caractères le désordre des mœurs, le luxe des repas, des vêtements et des mobiliers, les nouveautés dangereuses et futiles adoptées par les femmes et par la jeunesse, les idées superstitieuses du moyen âge, mêlées à des excès de prédilection pour les lettres et les arts de l’antiquité.

Au fond, l’exagération de l’esprit de nouveauté était la principale cause du mal. Elle créait des contrastes compliqués d’aspirations et de sentiments entre les familles dirigeantes : elle les divisait en deux partis hostiles, et, par là, ébranlait la société entière. Le premier, inclinant vers les nouvelles mœurs, gravitait autour de la royauté, abandonnait ses terres et négligeait les devoirs imposés aux propriétaires par la Constitution essentielle. Le second parti redoutait l’influence de la cour : il était attaché à ses résidences rurales, à la pratique des devoirs locaux et aux coutumes de la province. Les pratiques de nouveauté ou de tradition spéciales à la vie privée de chacun de ces deux partis contrastaient souvent avec les doctrines qu’il professait sur la réforme des corps publics préposés aux services de la religion et de la souveraineté. Comme à toutes les époques de discorde, chaque parti offrait d’ailleurs deux nuances : les hommes de paix voulaient respecter à tout prix les deux principes, mais ils avaient le désir d’en réformer les abus. Les hommes de violence se proposaient de remédier d’abord à l’abus des principes ; et ils ne craignaient pas de les affaiblir en les critiquant.

Malheureusement la corruption grandissait, et, au milieu des passions déchaînées, les pacifiques n’eurent pas le pouvoir d’accomplir la réforme. Ceux d’entre eux qui étaient mêlés aux affaires publiques furent réduits à l’inaction : ne voulant point participer aux abus, ils durent, comme le fit Montaigne, se renfermer dans la vie privée. Peu à peu, les violents prirent la direction du mouvement social : le contraste des aspirations devint un antagonisme déclaré ; puis, des déclarations de doctrine, on arriva aux actes. Dix-huit ans après l’impulsion première imprimée par Luther aux Allemands, les partisans français de la réforme commencèrent la rupture en adhérant au programme tracé par Calvin (1535). Ils manifestèrent ensuite plus formellement cette rupture lorsque, l’Église de Genève ayant été fondée (1543), ils instituèrent d’autres églises pour y pratiquer le nouveau culte. Le contact des cultes rivaux accéléra le mouvement qui poussait les esprits aux actes de violence : le premier de ces actes fut l’effusion de sang qui eut lieu à Vassy en 1562 ; la déclaration de guerre fut faite à Paris, en 1572, la nuit fatale où des catholiques, partisans de la cour, procédèrent au massacre des protestants.

Depuis cette date funeste, la violence, ayant pour prétextes la religion et la souveraineté, a souvent désolé l’Europe. Le mal a été momentanément guéri par la sagesse des dirigeants, à laquelle venait en aide le souvenir de la dernière catastrophe ; mais il s’est reproduit sous des influences analogues à celles que je viens de signaler. En France, par exemple, la souffrance a été ramenée, en 1685, par la révocation de l’édit de paix (de 1598) et de l’édit de grâce (de 1629) ; au XVIIIe siècle, par la corruption des gouvernants et l’abus des nouveautés. La violence a repris son empire en 1789 ; et, au moment où j’écris ces lignes, les esprits les plus perspicaces n’entrevoient pas la fin d’une nouvelle guerre de cent ans.

§ 4

Comment, chez les modernes, l’alternance du bien et du mal, dans l’histoire, persiste comme chez les anciens.

Pendant que l’abus des nouveautés et le vice de dirigeants ramenaient ainsi le débordement de la violence, le respect des bonnes traditions et la vertu des familles stables perpétuaient, en beaucoup de lieux, les coutumes de la paix. Le bien et le mal se reproduisaient donc, à la Renaissance, par les mêmes causes qui avaient régné chez les anciens : en tête de ces causes figuraient toujours la pratique ou la violation de la Constitution essentielle.

Cependant le plan de ce livre ne comporte pas une analyse méthodique des prospérités et des souffrances de l’ère moderne : il suffira de citer quelques exemples empruntés à cette époque. Parmi ces exemples, je choisirai ceux qui offrent aux lecteurs studieux les deux voies les plus sûres pour atteindre la vérité : l’étude des documents écrits, empruntés aux meilleures sources et interprétés par les hommes compétents ; l’observation directe des régimes de paix ou de

violence, c’est-à-dire le critérium éternel de toute organisation sociale,

§ 5

Comment les races simples ont souvent conjuré la souffrance, en respectant la Constitution essentielle

Plusieurs peuples pasteurs de l’Asie centrale conservent dans toute leur pureté les pratiques de la Constitution essentielle. Les meilleurs modèles s’y présentent, de loin en loin, à l’état de familles nomades, éparses et indépendantes. Elles habitent surtout le réseau de montagnes qui s’étend de l’Altaï au Tian-Chan, entre les plaines de la Sibérie et le vaste plateau central situé à l’orient du Pamyr, au nord de l’Himalaya et du Thibet. Les voyageurs peuvent également observer, avec l’avantage d’une sécurité plus complète, les bons exemples de vie pastorale dans plusieurs autres localités : je Signale, notamment, les pasteurs établis entre le fleuve Oural et le Wolga, sous le gouvernement de la Russie ; les Mogols, soumis au souverain de la Chine et formés par l’enseignement religieux des Lamas ; enfin et surtout les «Dvoédantzi» qui sont fixés au sud de l’Altaï, près des sources de l’Obi, et qui partagent leur tribut entre les souverains de la Russie et de la Chine.

Ces races pastorales et patriarcales ont une qualité distinctive : elles sont éminemment aptes à fonder, à recruter, et, au besoin, à réformer les grandes nations agricoles et sédentaires. Le concert qui existe, depuis les époques reculées de l’histoire, entre les pasteurs et les agriculteurs de la Chine, peut seul expliquer la durée extraordinaire de cet empire. Beaucoup de grandes nations se sont constituées sous un régime analogue. C’est, par exemple, dans cette condition que se trouvait l’empire des Incas à l’époque où l’Amérique fut découverte par les Européens. La partie sédentaire de cet admirable peuple fut détruite par la violence et l’avidité des conquérants ; mais la population pastorale s’est perpétuée sur les plateaux herbus des Andes ; là, comme partout, elle fournit encore à la science sociale d’utiles sujets d’observation.

Ainsi que les races primitives, les petites nations sédentaires sont également une source d’enseignements précieux. Elles doivent cette supériorité à des causes évidentes. En raison même de leur faiblesse, elles ne peuvent abuser des avantages dus à la pratique de la Constitution essentielle. Elles demandent surtout le succès aux forces morales de la vie privée, et elles conjurent ainsi la corruption que l’exagération de la vie publique introduit souvent dans les régimes de la religion et de la souveraineté. Elles ne blessent point les étrangers par leurs prétentions ou leur orgueil, et elles évitent prudemment de fournir des prétextes aux actes d’oppression, vers lesquels inclinent toujours les grandes nations riches, lettrées et puissantes. Malgré l’esprit de violence qui envahit l’Europe, ces modèles de paix et de vertu sont encore nombreux dans l’Occident.

Toutes les montagnes de cette région présentent, chez certaines familles pastorales ou forestières, des exemples de vertu et de paix qu’on chercherait en vain dans la population urbaine ou rurale de la grande nation qui les enclave ; et elles restent souvent inconnues des voyageurs, parfois même de leurs proches voisins. Ces petites races, que les géographes ne mentionnent guère et que les gouvernants dédaignent, sont cependant, à notre époque de trouble et d’idées préconçues, l’école la plus féconde de la science sociale. Grâce à la simplicité extrême de leur organisation, elles montrent en pleine lumière, dans leurs coutumes, les principes fondamentaux que laissent peu apparaître les textes législatifs et les institutions compliquées des grandes nations. Les races simples n’enseignent pas seulement avec clarté les sept principes de la Constitution essentielle ; elles démontrent, par leurs exemples, l’utilité des nuances que l’application de ces principes réclame pour satisfaire aux besoins spéciaux imposés par la diversité infinie des lieux. Ces nuances, soigneusement étudiées, indiquent les principaux moyens de gouvernement, c’est-à-dire ceux qui fondent la paix sociale, non sur des lois écrites imposées à la totalité du territoire, mais sur des coutumes créées par la libre initiative des localités, dans les limites que trace une règle commune. Les coutumes qui, chez les petites nations, perpétuent la paix, doivent surtout à ce dernier trait la supériorité de leur enseignement : elles tranchent par leur variété avec la monotonie des abus qui, chez les grandes nations, ont trop souvent déchaîné le désordre. Quelques exemples suffiront pour indiquer aux élèves de l’école des voyages la voie dans laquelle ils pourront constater personnellement la richesse et la fécondité de ces études.

La petite commune de Saint-Marin a constitué, chez les chrétiens épars dans l’empire romain, le premier État autonome. Cet État reste de nos jours, en Europe, le plus intéressant modèle de longévité. Situé sur un promontoire de l’Apennin, à 700 mètres au-dessus des plaines de Rimini, il a été fondé, à la fin du mu siècle, par l’homme illustre dont il porte le nom. Il conserva jusqu’au VIIIe siècle ses libertés religieuses. Il garde encore son indépendance politique, et présente ainsi, au milieu de l’ébranlement général des Européens, un exemple presque unique de stabilité. Il enseigne comment la Constitution essentielle s’est perpétuée, chez quelques milliers d’hommes simples, sous la protection d’une forteresse créée par la nature ; il signale en outre l’action bienfaisante d’un climat sévère, et surtout celle des forces morales attachées au tombeau du fondateur, qui fut à la fois un modèle de sainteté et de sagesse.

Les petites communes rurales et pastorales du pays d’Andorre constituent aussi un État indépendant enclavé dans la chaîne des Pyrénées. Elles se trouvent devant l’Espagne et la France dans la situation où les « Dvoédantzi » de l’Altaï sont placés devant la Russie et la Chine. La république pyrénéenne ne peut former elle-même le personnel nécessaire aux services de la religion et de la souveraineté : elle confie donc l’institution de ce personnel aux deux États protecteurs. Ceux-ci, d’ailleurs, par un contrôle mutuel, garantissent en fait l’indépendance de leur protégée. D’après une longue expérience, ces pouvoirs étrangers sont, moins que des pouvoirs indigènes, entraînés à l’abus, et, si le mal survient, la guérison est plus facile.

Les trois petites provinces du pays basque relèvent de la couronne d’Espagne. La population, composée surtout de propriétaires ruraux, est complétée par des pêcheurs entiers, des manufacturiers et des commerçants. Une noblesse rurale, attachée à ses résidences, est intimement unie à toutes les classes, et se concerte avec elles pour garder les vieilles traditions du gouvernement local. Recruté dans les familles dirigeantes, le clergé est animé de ce même esprit : il voit dans les libertés provinciales le plus sur moyen de perpétuer la soumission à Dieu et la pratique de la religion. Enfin, cette union intime de la race repose sur l’admirable organisation qui règne dans la famille à tous les degrés de la hiérarchie sociale. En raison de ses bienfaits, cette organisation reste encore en vigueur dans les montagnes de la Catalogne et de l’Aragon, qui, plus que celles du pays basque, ont subi la pression exercée par les agents de la souveraineté.

La famille basque a pour fondement une « coutume d’aînesse ». Celle-ci ne confère point à l’héritier le droit de posséder le domaine patrimonial : elle subordonne ce droit au choix des parents. Elle porte l’aîné (garçon ou fille) à se rendre digne de ce choix en pratiquant, avant son mariage, les lourds devoirs que la tradition impose à tout chef de maison, dans l’intérêt des rejetons de la famille et des services publics de la localité. La dignité attachée à l’héritage est acquise à celui des enfants qui est lié, par le mariage, au foyer paternel.

La coutume familiale des Basques offre un trait caractéristique. Depuis un temps immémorial, l’opinion voit un signe de la faveur divine dans les circonstances qui permettent d’attribuer à une fille la qualité d’héritière : de là des mœurs spéciales qui furent connues de Strabon et qui avaient déjà une force singulière à l’époque où l’armée d’Annibal traversa les Pyrénées. Au surplus, à défaut des détails que le plan de ce livre ne comporte pas, j’aurai mis le lecteur sur la voie des réformes nécessaires à notre époque, en ajoutant que l’esprit dominant des coutumes basques est de mettre, autant que possible, la religion, la famille, la commune et la province à l’abri des abus qui ont eu trop souvent pour origine l’exagération de la souveraineté.

Les paysans voués au pâturage et à l’agriculture, qui composent toute la population dans les petits cantons suisses de l’Oberland, offrent un enseignement encore plus décisif aux réformistes novateurs qui, voulant constituer des gouvernements dit « démocratiques », se persuadent que ces gouvernements sont incompatibles avec la religion. Ces paysans, en effet, gardent en paix, depuis des siècles, l’état européen le plus effectivement démocratique, en fondant la pratique de la souveraineté sur l’alliance intime du père de famille et du prêtre. La même démonstration est donnée par les paysans forestiers ou agriculteurs et par les pêcheurs entiers de la Norvège, avec d’autres formes religieuses et sous un régime nominal de royauté. En Norvège, plus encore que dans l’Oberland de la Suisse, le clergé maintient, de concert avec les pères de famille, les forces morales émanant de la Constitution essentielle.

Les petites nations qui habitent les plaines saxonnes et les autres plaines basses contiguës aux rivages de la mer du Nord, entre le Rhin et la Baltique, offrent également une excellente pratique de la Constitution essentielle. Elles ont pour base commune une forte population rurale, composée de nobles, de paysans et de bordiers. Comme dans le pays basque, ces familles sont unies entre elles, et elles doivent leur état de paix et de stabilité à de sages coutumes d’aînesse qui remontent à des époques reculées. Les clergés, recrutés dans les familles dirigeantes, aident la population à fonder sur la soumission à Dieu les libertés locales, et à concilier ce grand intérêt avec le respect dû aux petites souverainetés traditionnelles de la région. Dès le début de mes voyages, j’ai observé parmi ces clergés un trait caractéristique. Dans les localités où existent deux cultes différents, on voit les deux ministres, unis par l’amitié, se concerter journellement, sans arrière-pensée, pour fortifier parmi leurs ouailles les sentiments que développe « la paix de Dieu ». Les races que je signale ont acquis depuis longtemps une juste renommée : leurs ancêtres, parmi lesquels figurent les Saxons et les Angles, ont créé la race anglaise et fourni aux Germains de précieux éléments ; elles sont encore capables de fonder, au moyen de leurs émigrants, de florissantes colonies.

Les populations rurales du Danemark et de la Suède offrent, à beaucoup d’égards, des éléments semblables de supériorité. Parmi les ressemblances principales, il faut signaler : la sévérité du climat, tempérée par les eaux et les vents du Gulf-Stream, les bons rapports établis entre les trois classés de la population rurale, la fécondité des coutumes familiales, l’excellente organisation de la propriété sous les trois régimes de la communauté, de la famille et du patronage, enfin et surtout l’autorité et la prudence avec lesquelles les clergés, unis intimement aux chefs de famille, font prévaloir, dans tous les rapports sociaux, les forces morales de la Constitution essentielle.

Les races sédentaires que je viens de citer comme modèles sont toutes composées de familles souches, dont les membres, plus ou moins nombreux, sont généralement groupés en un seul ménage. Ces races, en effet, sont la vraie force de l’Occident, auquel je rapporte surtout les questions de réforme étudiées dans ce livre. Quant aux familles patriarcales, où plusieurs ménages exploitent en commun une propriété foncière, elles sont encore disséminées en grand nombre dans les montagnes de l’Occident ; et elles peuvent fournir d’utiles matériaux à la science sociale. Toutefois, il faut étudier surtout les communautés de famille dans les contrées où elles constituent la principale masse de la population rurale. Tel est le cas des communautés chrétiennes de familles slaves, qui offrent deux sujets d’étude principaux dans les régions contiguës au Danube et à l’Adriatique. Les communautés enclavées dans l’empire autrichien montrent souvent l’action délétère exercée sur les mœurs traditionnelles par les nouveautés de l’Occident et par les agents des lois écrites. Au contraire, les communautés soumises à l’empire ottoman ont conservé ces excellentes mœurs dans toute leur pureté. Elles comprennent, en général, plus de cinquante membres régis en toute paix par deux autorités, celles du maître et de la maîtresse de maison. Elles forment un vrai gouvernement local, où la Constitution essentielle reste en vigueur, sans autre concours que celui du clergé. Sauf dans le cas où la paix intérieure est troublée, on ne voit jamais intervenir les agents de la souveraineté.

Les musulmans de l’empire donnent eux-mêmes, dans la vie privée et publique, des exemples que le reste de l’Europe pourrait étudier avec fruit. Je signale notamment les justices patriarcales de l’Asie mineure, et le régime de propriété foncière qui assure des moyens de subsistance aux treize classes de nécessiteux définis par le koran.

§ 6

Comment les nations compliquées ont souffert, quand les familles dirigeantes n’ont point assure le règne de la loi morale et le service du pain quotidien.

Chez les races nomades primitives, comme chez les petites races sédentaires des climats rudes du Nord et des hautes montagnes, les familles vivent à peu près toutes dans des conditions d’égalité, et chacune d’elles, pourvoit aisément aux deux besoins essentiels de l’âme et du corps.

Il en est autrement des grandes nations, établies sous les climats et sur les territoires les plus favorables à la création des richesses. Plus elles prospèrent, plus se développe chez elles l’inégalité des conditions. La fonction de la famille devient plus difficile à remplir ; alors apparaissent les conséquences fâcheuses dues à l’inégalité naturelle des aptitudes physiques, intellectuelles et morales. Le sol disponible faisant défaut, le domaine familial se restreint : la famille-souche se substitue peu à peu aux familles patriarcales ; et, chaque jour, il est plus malaisé de trouver, dans un groupe moins nombreux, des héritiers capables de remplacer dignement leurs ancêtres. On ne peut plus dès lors assurer complètement à chaque foyer domestique les bienfaits émanant de la loi morale et du pain quotidien. Dès que les pères de famille défaillants apparaissent dans une société qui respecte la Constitution essentielle, les « patrons » se constituent spontanément pour suppléer à leur impuissance. Au milieu du progrès général de la société, la stabilité et la paix persistent seulement dans le cas où les familles les mieux pourvues veillent avec sollicitude aux besoins de celles qui pourraient être accablées par des souffrances physiques ou morales. Les familles qui, jouissant de ces avantages, remplissent ces obligations sont appelées « dirigeantes ». Dans leur difficile mission, elles sont soutenues par l’esprit de patronage. Ce trait caractéristique des grandes races est une des plus honorables propensions de la nature humaine. Il liait spontanément, chez les races modèles, des harmonies sociales qu’engendrent les rapports journaliers du patron avec les serviteurs de sa maison et ses tenanciers. Toutefois, ce nouveau régime n’est point un perfectionnement : c’est un moyen de retarder le mouvement de décadence. En effet, dans une organisation hiérarchique des familles, les dirigeants sont, plus que les dirigés, enclins à faillir, sous l’impulsion du vice, de l’orgueil et de la tyrannie. D’autre part, l’esprit de patronage n’est pas aussi naturel à l’homme que l’amour paternel ; et l’on voit tôt ou tard apparaître la nécessité de conjurer ses défaillances, comme lui-même avait conjuré celles des pères de famille. Aussi, dès que les patrons abusent de leurs avantages et ouvrent eux-mêmes de nouvelles voies à la décadence, les ministres de la religion et de la souveraineté deviennent-ils indispensables. Cependant cette troisième transformation de la société ne s’est point montrée jusqu’à ce jour plus décisive que la deuxième : les nouveaux auxiliaires de la Constitution essentielle apportent un remède précieux tant qu’ils restent fidèles à « l’esprit de paternité » qui est le principe de leurs deux institutions ; mais, tôt ou tard, ils ramènent un mal plus aigu, en tombant à leur tour dans la corruption.

La véritable histoire des nations compliquées, où règne l’inégalité des conditions, est le tableau des rapports qui existent, selon les temps et les lieux, entre les quatre éléments principaux de la société, à savoir : les familles qui sont obligées, vu la pénurie ou la médiocrité de leurs ressources, de consacrer tout leur temps à la satisfaction de leurs propres besoins ; celles qui ont accepté la mission de se dévouer au bonheur des populations de leur voisinage, soit par la bienfaisance directe, soit par la gestion gratuite des intérêts publics locaux ; les hiérarchies vouées à la religion, qui créent l’accord des âmes dans la race entière, en lui offrant la pratique des rites et l’enseignement de la doctrine ; enfin, le souverain et ses ministres qui président au gouvernement de la société, en dirigeant les services chargés de rétablir la paix, dès que celle-ci est troublée, soit par la corruption des sujets, soit par celle des peuples voisins. Comme on Je voit, ces éléments sociaux offrent une multitude de nuances au sein des sociétés compliquées : toutefois ils sont assez définis pour qu’on puisse, sans ambiguïté, les désigner par quatre mots : le peuple, les patrons, les clercs et les gouvernants. Ces distinctions établies, il reste à indiquer comment chacune de ces classes concourt depuis quatre siècles à développer la prospérité ou la souffrance, et, en termes plus précis, à former les nations stables ou ébranlées. En cherchant comment le bien s’est perpétué et comment le mal est survenu, les contemporains verront mieux comment la réforme doit s’opérer.

Les petites nations, les provinces et les localités que j’ai signalées comme modèles au paragraphe précédent, possédaient déjà à des époques reculées les vertus qui les distinguent encore aujourd’hui. Elles les ont conservées pendant l’ère moderne que je considère ; et celles qui ont perdu leur autonomie restent la principale force morale des souverainetés dont elles dépendent. Les quatre éléments sociaux de ces races offrent donc, à l’observateur qui cherche le secret de la science sociale, les exemples de stabilité qu’elles donnent depuis la Renaissance.

Les races stables respectent et pratiquent la Constitution essentielle. Elles se reconnaissent à un caractère commun que peuvent constater tous les voyageurs, ceux-là même qui sont absolument étrangers, soit au pays visité, soit à la science sociale. Chaque famille vit en paix, contente de sa condition. Toutes les familles se montrent unies entre elles par « la paix de Dieu » et « la paix du souverain ». Ces sentiments sont incarnés surtout chez les trois classes qui président à la haute direction de la race ; et chacune d’elles, se conformant aux traditions établies par la coutume et la loi écrite, remplit sa fonction, sans empiéter sur celle des autres et sans soulever des conflits. Les patrons, inspirés par les sentiments que développe naturellement l’esprit d’équité, au contact journalier de populations privées des avantages qu’ils ont eux-mêmes trouvés dans la naissance, se croient tenus de leur assurer le bien-être. Ils se dévouent, en outre, à titre gratuit, aux fonctions onéreuses, aux préoccupations pénibles et aux dures responsabilités du gouvernement local. Le peuple apprécie à leur juste valeur les sentiments qui inspirent l’esprit du patronage : il accepte pour chefs naturels les hommes qui en sont animés ; il se groupe autour d’eux quand surviennent les catastrophes infligées à la nation par les révolutions de la nature ou par la malignité des hommes ; c’est surtout au drapeau tenu par ses patrons qu’il se réunit tout d’abord quand le territoire de la patrie est envahi par l’étranger. Les patrons, de leur côté, savent que cette confiance du peuple est une des forces vives de la race : ils y voient la plus haute récompense de leurs rudes travaux ; et ils se préoccupent de former des héritiers capables d’en transmettre la possession à leurs familles. Toutefois, ils comprennent que l’ascendant moral du patronage n’est durable, aux époques critiques, que s’il peut s’appuyer sur deux autorités plus hautes : celle du souverain et celle de Dieu. Ils témoignent en toute occasion, devant le peuple, le respect qui est dû aux représentants des deux grands pouvoirs. Les clercs se renferment, en principe, dans les fonctions spéciales de leur ministère ; ils rendent à leurs concitoyens tous les services compatibles avec ce ministère, mais ils restent toujours les serviteurs de la nation entière, et ils se gardent de prendre parti au milieu des intérêts temporels qui excitent, parmi leurs ouailles, l’émulation, la concurrence et la discorde. Ils n’oublient pas que la paix, dans le monde des âmes, est une œuvre essentielle pour leur activité. Les gouvernants, comme les clercs, ont pour mobile suprême de leurs actions l’esprit de paternité. Imbu de ce sentiment, le souverain est, pour ses sujets, dans l’organisation compliquée des nations, ce qu’est le patriarche pour ses enfants dans la vie pastorale : il s’en inspire, soit pour donner personnellement l’exemple de la vertu et de la paix, soit pour choisir les ministres qui organisent les services chargés de réprimer la corruption et la discorde. Au surplus, sans rechercher comment est remplie la fonction des patrons, des clercs et des gouvernants, on reconnaît, à un trait unique et fort apparent, l’existence d’une nation stable : partout, le peuple vit en paix, sans recourir à l’assistance d’un homme armé !

Les races ébranlées ont toujours été plus nombreuses que les races stables. Dans l’ère moderne, comme aux époques antérieures, l’ébranlement est venu du vice, complété et servi par la violence. Chez les petites races simples de notre temps, il a encore pour agents les familles qui abusent de leur force, après l’avoir conquise par la vertu ; chez les nations compliquées, il provient surtout des deux corps publics préposés au service de la paix, mais devenus infidèles à leur mission. Depuis la Renaissance, l’humanité, plus riche, plus intelligente et plus forte, abuse plus que jamais de son libre arbitre. Aux mauvaises époques, les souverains, les gouvernants et les clercs, au milieu d’exemples admirables donnés par les minorités, corrompent et irritent les patrons et le peuple : ils déchaînent ainsi le fléau des guerres civiles ; cl, en affaiblissant la nation, ils excitent les convoitises et provoquent les envahissements de l’étranger. Les catastrophes nationales font naître le repentir et remettent en honneur l’esprit de réforme. Peu à peu, chaque classe revient à la pratique du devoir que lui assigne la Constitution essentielle. L’influence salutaire de ces sentiments ramène une ère de prospérité. Aussitôt, les appétits sensuels, l’orgueil et la violence reprennent leur funeste empire : la prospérité, dès qu’elle est rétablie, devient le point de départ d’une nouvelle évolution dans ce cercle vicieux de bien et de mal où, jusqu’au moment de leur ruine, ont tourné toutes les races fameuses.

C’est précisément dans cette situation que se trouvait la France à la fin du XVe siècle, après la guerre de Cent ans. Le roi et les gouvernants, les patrons et le peuple pratiquaient de nouveau la vertu. Les gouvernants, en particulier, témoignaient leur soumission à la Constitution essentielle par des exemples d’équité et de clémence qu’on n’avait guère revus depuis le règne de saint Louis. La corruption persistait, à la vérité, chez les clercs, mais elle n’avait pas les caractères dangereux qu’elle a pris dans la suite. Les disciples de Gerson et de Pierre d’Ailly continuaient, en toute liberté, à condamner le mal et à réclamer la réforme. Les familles dirigeantes concevaient l’espoir d’un meilleur avenir et prenaient patience : la paix intérieure était raffermie, et la France était devenue, pour les peuples voisins, un objet d’admiration. J’ai dit comment celle prospérité extraordinaire fut le prélude d’une nouvelle oscillation, où la période du mal commence en 1515, où celle du bien cesse en 1661. Après le massacre de 1572 éclate la guerre de religion, dont les fureurs laissent appauvrie, pendant deux siècles, une grande partie du territoire. En 1598, le roi Henri IV, par l’édit de paix, commence à réparer les désastres matériels et à ramener les esprits à la concorde. Enfin, par l’édit de grâce de 1629, le roi Louis XIII, son successeur, seconde par le génie d’un grand ministre, fonde définitivement la restauration de la prospérité sur le libre exercice des deux cultes rivaux : l’Église de France reprend des habitudes de sainteté perdues depuis longtemps ; les protestants s’adonnent au développement des arts usuels, et ils deviennent en plus d’un genre les utiles serviteurs de l’État ; en 1648, après la guerre de Trente ans, plus ruineuse pour l’Allemagne que ne l’avait été pour la France celle de la Ligue, les Français prennent une part active à la conclusion de la paix de Munster ; puis l’Alsace reconnaissante se réunit volontairement à la nation qui, la première en Europe, a organisé la paix des âmes sur les bases que le monde adopte de plus en plus ; l’Europe ne se borne pas, comme elle l’avait fait vers 1500, à admirer le peuple libre et prospère, elle le prend pour modèle ; elle adopte sa langue, sa littérature, son esprit et ses mœurs.

La France jouissait de cet ascendant moral sur ses émules, lorsqu’elle fut contrainte de reprendre sa marche vers la souffrance dans le cercle du bien et du mal. En 1661, à la mort de Mazarin, le roi Louis XIV ouvre brusquement une ère d’instabilité et de discorde, où notre race, après deux cent dix-neuf années, s’enfonce de plus en plus. Dans son orgueil et sa présomption, il aborde successivement toutes les formes de corruption et de tyrannie, dont l’exemple est donné partiellement par les autres souverains : il commence par ériger l’adultère en institution publique ; à sa cour fastueuse, devenue une école de scandale, il convie les plus hautes familles dirigeantes ; il les oblige même à résider, en état de domesticité, dans les entre-sols et les combles du château de Versailles ; et, peu à peu, ces familles qui, sous le règne précédent, avaient été renommées par la délicatesse de leurs habitudes, tombent dans un étal de dégradation dont la famille royale elle-même ne peut se préserver. Le roi, corrupteur de la vie privée, exerce une influence non moins funeste sur la vie publique : il supprime le reste des garanties que les patrons, préposés au gouvernement local, donnaient autrefois au peuple contre les abus de pouvoir du souverain et de ses agents ; à cet égard, il achève l’œuvre de destruction commencée depuis longtemps contre les coutumes nationales par les légistes formés à l’école de la corruption romaine ; il entreprend au dehors des guerres injustes et dévastatrices ; il soulève ainsi l’indignation de l’Europe, et il inflige des souffrances inouïes au royaume, déjà épuisé par le luxe de la cour. Chacune de ces calamités s’efface presque devant celle dont les conséquences ont été jusqu’à ce jour le moins réparées. Le crime personnel du roi est celui qui a le plus affaibli le prestige légitime conquis à la monarchie par ses deux illustres fondateurs, celui qui n’a pour excuse ni les entraînements du peuple, ni la soumission trop souvent accordée, en d’autres cas, par les familles dirigeantes, les évêques, les ministres et les courtisans, celui, enfin, qui reproduit en France l’attentat par lequel Philippe II commença la décadence de l’Espagne, ce crime, dis-je, est la révocation imméritée des édits de paix et de grâce, c’est la persécution cruelle et l’expulsion violente des protestants.

La fin de ce long règne, survenue en 1715, n’arrête pas le mouvement qui, depuis un demi-siècle, entraînait la nation dans les voies de la souffrance. Loin de là, ce mouvement s’accélère, parce que les trois classes chargées de procurer au peuple les bienfaits de la Constitution essentielle en ont elles-mêmes perdu la notion. Sous la régence, puis sous le règne de Louis XV, la cour, plus encore que dans le passé, exerce une action délétère sur les idées, les mœurs et les institutions. L’infortuné Louis XVI reçoit, il est vrai, une éducation morale qui résiste à tout contact vicieux et qui ne peut faire obstacle à la réforme désirée par la nation. Malheureusement le jeune roi n’a ni l’expérience ni l’ascendant personnel nécessaires pour réagir contre la corruption de sa propre cour. D’ailleurs, comme je vais l’indiquer, une fausse doctrine de réforme s’était élaborée, vers le milieu du XVIIIe siècle, parmi les lettrés, qui, à défaut des autorités traditionnelles, avaient entrepris de rétablir la prospérité. La nouvelle école avait inculqué ses erreurs aux salons parisiens et, par eux, aux étrangers qu’ils attiraient de toutes parts. L’opinion égarée désignait à l’avance les futurs conseillers de l’héritier du trône. Dès son avènement (1774), le roi se trouve donc réduit à l’impuissance entre les mauvaises traditions des règnes précédents et les expériences dangereuses imposées par les novateurs. Sous ces influences également pernicieuses, quoique contradictoires, la nation rompt plus que jamais avec la Constitution essentielle de l’humanité. Le dévouement patriotique qui anime toutes les classes, et l’esprit de sociabilité dont l’Europe accepte encore l’ascendant, convergent désormais vers un résultat inévitable, une révolution violente et aveugle.

Depuis 1789, les actes destructeurs de la révolution et les corruptions survivantes de l’ancien régime entretiennent en France un état permanent d’instabilité et de discorde. En vain dix révolutions consécutives portent au gouvernement du pays des talents de toute sorte. Le génie extraordinaire qui fonde son trône sur l’acclamation du peuple, les héritiers légitimes des deux souverains qui créèrent, au XVIIe siècle, la suprématie matérielle et morale de la France, la branche cadette qui renouvelle l’initiative prise par un parlement anglais, les novateurs qui, par leur prestige, improvisent, depuis quatre-vingt-dix ans, vingt constitutions successives, s’efforcent en vain de remettre le pays dans les voies de la prospérité. Tous, malgré la diversité de leurs tendances, continuent l’impulsion funeste imprimée à notre race depuis 1661 : tous augmentent les haines intestines ; et, en divisant les Français, les poussent à la ruine.

La gravité de cette situation est démontrée par des faits qui contrastent absolument avec le trait caractéristique des races stables. En France, il faut recourir à la force armée pour conjurer les fléaux de la discorde. Les hommes de paix doivent être ainsi protégés, selon l’état d’agglomération des familles : dans chaque canton rural, par une brigade de gendarmes ; dans chaque cité, par un régiment ; à Paris, par trois corps d’armée.

On pourrait retrouver, depuis la Renaissance, dans l’histoire des autres grandes nations européennes, des tableaux de corruption, de tyrannie et de violence analogues à ceux que je viens de citer. À la vérité, quand on compare ces nations au moment précis où je publie le présent livre, on les trouve placées à des points fort différents dans le cercle vicieux de prospérité et de souffrance qu’elles parcourent sans s’y arrêter. Au milieu de l’ébranlement général, les unes conservent les principales apparences de la stabilité et de la paix. Les autres sont travaillées par l’instabilité et la discorde, à ce point qu’elles semblent offrir déjà des symptômes sérieux de désorganisation. Cependant aujourd’hui, comme aux mauvaises époques du passé, règne un mal commun, l’esprit de révolte contre la Constitution essentielle. Partout l’inégalité dans la souffrance s’explique par un même fait, le degré d’influence acquis on chaque lieu par « l’erreur fondamentale » que propagèrent, dans l’Occident, les lettrés du XVIIIe siècle.

§ 7

Comment l’erreur fondamentale des modernes détruit le règne de la loi morale et le service du pain quotidien.

L’erreur qui menace le plus l’avenir de l’Europe est la négation du vice originel, ou, en d’autres termes, la méconnaissance d’un trait permanent de la nature humaine. Selon l’opinion qui est rarement exprimée par ses partisans, mais qui est toujours à l’état latent dans Jours écrits et leurs discours, l’enfant sort parfait des mains de la nature. Les égarés qui admettent ce prétendu fait primordial en déduisent tous une conclusion commune : les maux de l’humanité sont le fruit des institutions traditionnelles qui s’y perpétuent depuis les âges les plus reculés. À ce point de vue, les sociétés, sous prétexte de corriger dès leur naissance les enfants, puis de travailler sans relâche au perfectionnement des hommes, les auraient constamment dépravés. Cette doctrine fait, depuis un siècle, de grands ravages. Heureusement, pour en démontrer la fausseté, on peut recourir à deux moyens efficaces : en premier lieu, à la méthode scientifique qui permet de retrouver les vérités oubliées ou de découvrir les lois encore inconnues ; d’autre part, à l’étude des circonstances dans lesquelles l’erreur fondamentale a pris naissance et à l’observation de ses conséquences actuelles.

Appliquée aux races, établies entre les steppes de l’Orient et les rivages de l’Atlantique, la méthode sociale a complètement réfuté cette conception des lettrés de l’Occident. Dans leurs convictions aussi bien que dans leur pratique, ces populations repoussent comme une utopie inexplicable l’idée de la perfection originelle. Elles déclarent même que les jeunes enfants, s’ils étaient abandonnés à la libre impulsion de leur volonté, ne tarderaient pas à se détruire eux-mêmes. Ce fait est évident à ce point que l’on ne pourrait le nier sans soulever le dédain des mères et des nourrices.

L’erreur fondamentale eut pour origine, en Allemagne et en Angleterre, les maux déchaînés par les guerres civiles et les révolutions qui prirent fin en 1618 et en 1660. Au milieu des souffrances cruelles que produisirent les luttes ou les alliances des clercs et des gouvernants corrompus, des novateurs furent conduits à penser que le peuple et ses patrons devaient modifier les formes traditionnelles de la religion et de la souveraineté, ou les soumettre à de nouveaux contrôles. Habitués à gérer utilement les intérêts locaux, les familles dirigeantes de ces deux grandes nations surent appliquer cette pensée avec un esprit de prudence et de conciliation. Depuis lors, elles ont souvent violé, en quelque point, la Constitution essentielle ; mais elles ont eu la sagesse d’éviter ces graves infractions qui entraînent une désorganisation dans les sociétés.

En France, l’esprit de réforme importé, non sans mélange d’erreur, au XVIIIe siècle, par certains lettrés anglais et allemands, ne s’est point développé dans des conditions aussi favorables. Privées, par la tyrannie des gouvernants, des anciennes libertés locales, les classes dirigeantes sont devenues incapables d’accomplir, même dans la vie privée, leur mission tutélaire. Cette mission est revendiquée, avec plus de zèle que de sagesse, par des lettrés qui, par leur condition même, sont étrangers aux besoins essentiels des populations. De là le contraste qui se produit, depuis un siècle, entre les Français et leurs deux voisins. En Angleterre et en Allemagne, les familles dirigeantes, fixées sur leurs domaines, connaissant et voulant guérir le mal qui se montre autour de leurs résidences, maintiennent un état relatif de paix sociale. En France, des lettrés doués d’aptitudes éminentes, mais ignorants et impuissants en ce qui touche la Constitution essentielle, emploient leurs talents à propager l’erreur fondamentale qui en est la négation. Sous l’influence de cet enseignement, le peuple se révolte d’abord contre les quatre premiers commandements, c’est-à-dire contre Dieu et l’autorité paternelle ; puis, par une déduction logique, il prend en mépris l’esprit de patronage dans la vie privée et l’esprit de paternité dans la vie publique. Ces sentiments se développent surtout chez les familles qui, au sein des grandes nations compliquées, subissent plus que les autres le poids des maux amenés par l’agglomération des hommes et par les difficultés inhérentes aux nouveaux régimes du travail. Ainsi s’explique le contraste croissant qui se manifeste entre l’état de discorde de la France et l’état relatif de paix qui persiste dans les deux pays voisins.

Les résultats de cette comparaison sont confirmés par ceux que donne l’étude méthodique de l’Europe entière. Les changements extraordinaires qu’amène en ce moment l’âge de la houille achèvent de démontrer que les principes et les coutumes de la Constitution essentielle sont la loi suprême du monde entier.

§ 8

Comment l’âge de la houille et ses quatre grands empires justifient plus que jamais les traditions de la loi morale et du pain quotidien.

Les causes de la prospérité et de la souffrance ont donc été les mêmes dans tous les temps et chez toutes les races. Les faits relatifs aux anciens et aux modernes, que je viens d’exposer en deux chapitres, conduisent, en effet, à des conclusions identiques. Celles-ci, réduites aux points essentiels, se résument en peu de mots.

Tous les peuples ont subi les atteintes du mal, et se sont laissé envahir par certaines défaillances permanentes ou accidentelles. Toutefois, ils ont pu être réputés « heureux », quand ils ont possédé la stabilité et la paix. Les plus heureux ont toujours été et restent encore les moins signalés par l’histoire. Tous ont dû une partie de ce bonheur à la nature des lieux qu’ils habitent. Aucun d’eux n’a conquis impunément une grande célébrité : les plus fameux, après avoir étonné le monde par leur puissance, sont devenus, tôt ou tard, un objet de pitié ou de mépris ; pour plusieurs d’entre eux, la décadence n’a pas été seulement la perte de l’autonomie, mais la perte même du nom. Au milieu de ces nuances innombrables, constatées également par l’histoire du passé et par l’observation du présent, un des faits fondamentaux de la science sociale apparaît avec une évidence irrésistible : les peuples ont conquis et conservé la paix quand ils ont été soumis à Dieu et à l’autorité paternelle ; quand ils ont garanti à toutes les familles la jouissance permanente du pain quotidien.

Le premier effort à faire pour engager définitivement l’Europe dans les voies de « la vraie réforme » peut, à la rigueur, se réduire d’abord à la démonstration de cette vérité. C’est la mission que je me donne depuis quarante ans, c’est-à-dire depuis l’époque où j’ai pu admirer, dans le cours de deux années, la pratique de la Constitution essentielle chez les agriculteurs et les manufacturiers de l’Angleterre, puis chez les pasteurs de l’Orient. Pendant dix années, mon enseignement ne rencontra guère que de l’inattention, de l’étonnement ou des résistances ; en fait, il ne fut secondé que par les catastrophes de février et de juin 1818, qui déterminèrent les fondateurs de notre école à se réunir par un mouvement spontané. En ce qui touche l’Angleterre, on ne tenait point compte des causes de prospérité que j’attribuais aux forces morales de ce pays, et l’on objectait que l’importance de ces causes disparaissait devant la prépondérance universellement attribuée à la constitution politique. On voulait bien admettre avec moi que les forces morales suffisaient à expliquer la prospérité des peuples pasteurs ; mais on écartait tout d’abord cet exemple comme inapplicable dans l’Occident, chez les grandes nations agricoles, manufacturières et commerçantes. Plus tard, on repoussait, par les mêmes motifs, l’exemple des petites races précédemment citées, quoiqu’elles vinssent toutes confirmer, par leur pratique, les découvertes antérieures.

Cependant les objections opposées à mes premières tentatives d’enseignement se trouvent écartées maintenant par des faits entièrement nouveaux. L’âge de la houille a mis en pleine lumière les moyens inouïs de prospérité matérielle qui sont maintenant acquis à l’humanité. Mettant à profit ces moyens d’action, trois peuples, les Anglais, les Russes et les Américains, confédérés avec la Nouvelle-Angleterre, ont pu, tout à coup, jeter les bases d’un développement territorial supérieur à celui que les Romains avaient acquis par les efforts de dix siècles. On peut même entrevoir l’époque où ces nouveaux empires grouperont, sous leur domination, un nombre d’hommes égal à celui que les Chinois ont réuni pendant la longue série d’années où ils disposaient seulement des méthodes de travail propres aux deux premiers âges. Or, ces trois empires, qui s’imposent maintenant à l’opinion publique comme les modèles de la prospérité, l’emportent sur les autres luttions par le succès avec lequel ils procurent à leurs populations croissantes les bienfaits de la loi morale et du pain quotidien.

L’empire chinois lui-même offre, à beaucoup d’égards, le meilleur moyen de démontrer l’importance suprême de ces deux bienfaits. En ce qui touche le passé, cette suprématie est constatée par la durée d’une prospérité et d’une autonomie qui remontent au delà de quarante-deux siècles. Au milieu de la confusion d’idées qui se propage dans le monde entier, ce peuple extraordinaire semble appelé dans l’avenir à donner des leçons non moins utiles. Il contribuera, par ses exemples, à résoudre les questions actuelles de réforme, soit qu’il adopte toutes les nouveautés qu’amène l’âge de la houille, soit qu’il repousse celles qui ébranleraient les forces morales de la nation.

Je vais justifier, par des aperçus sommaires, l’utilité de l’enseignement que peut offrir dès à présent l’étude des quatre grands empires. J’insisterai quelque peu sur les exemples fournis par la Grande-Bretagne et ses colonies. En travaillant, depuis 1855, à fonder la bibliothèque de notre école, j’ai toujours constaté que ces exemples sont le meilleur moyen de ramener au vrai, dans mon pays et en Europe, les esprits égarés par « l’erreur fondamentale ».

§ 9

La Grande-Bretagne et ses Colonies.

L’autorité paternelle était ébranlée, au début de l’ère chrétienne, chez les habitants de la Grande-Bretagne comme chez les Gaulois et la plupart des peuples chasseurs, par la prépondérance dangereuse de la jeunesse, et elle fut encore amoindrie par les mœurs urbaines des Romains. Après la retraite de ces derniers, le gouvernement des pères de famille reçut enfin des Saxons et des Angles les solides bases du testament et de la propriété foncière. La noblesse normande, au contraire, importa, pour ses propres familles, le droit d’aînesse sur le sol anglais : par cette coutume, elle diminua l’autorité des pères, puisqu’elle cessa de confier à leur sollicitude la transmission de l’héritage des ancêtres au plus digne des enfants. Toutefois, transformée par un long contact avec la race conquise, elle mit à profit, pour s’éclairer, les catastrophes qui ruinèrent les grandes familles au temps de la guerre des Deux-Roses. Elle eut le bon sens d’adopter, sous les Tudors, la liberté testamentaire des Saxons, c’est-à-dire le principe qui, au milieu des mêmes épreuves, avait constamment fait la force des familles de bourgeois et de paysans. Depuis lors, la liberté du testament n’a plus cessé d’affermir, en Angleterre, l’autorité paternelle, la famille et la propriété foncière. Elle fut, il est vrai, remplacée momentanément, pour les propriétaires papistes d’Irlande, par une loi de partage forcé ; mais, en édictant ce régime oppressif, le législateur anglais ne se proposait qu’un seul but : accélérer la ruine du peuple vaincu.

La soumission à Dieu et le respect de sa loi, que les conquérants saxons importèrent en Angleterre et que fortifia plus tard le christianisme, ont subi des vicissitudes auxquelles aucun peuple puissant n’a jamais pu échapper pendant une longue suite de siècles. Ébranlée à diverses reprises, et surtout depuis 1649, par la corruption des deux grands pouvoirs publics, la loi morale a été progressivement restaurée, vers la fin du XVIIIe siècle, par l’exemple de certains cultes dissidents, par les revers qui aboutirent à la paix de 1783, par l’honnêteté et les talents d’Edmond Burke et de Samuel Johnson, par les vertus privées de Georges III. Enfin l’Angleterre a complété sa réforme pour échapper à l’œuvre de destruction que la France poursuit sur elle-même avec acharnement depuis plus d’un siècle.

En Angleterre, jusqu’au XVIe siècle, le pain quotidien avait été garanti par l’état même de la propriété aux populations ; il commença vers cette époque à faire défaut aux familles trop agglomérées sur le territoire. Dès les premières années du XVIIe siècle, les propriétaires fonciers s’obligèrent réciproquement à en assurer la jouissance à chaque individu. Depuis lors, ce devoir a été ponctuellement rempli, et il a été exempt des abus que la taxe des pauvres entraînerait, si elle était levée et distribuée par les agents de la souveraineté.

Ayant ainsi pourvu aux deux besoins essentiels de l’humanité, fidèle à sa propre tradition, éclairée par les fautes inouïes de son plus proche voisin, jouissant en conséquence de la paix intérieure, le peuple anglais s’est trouvé, dès 1830, en mesure d’exploiter à son profit les voies ferrées et les autres forces matérielles qu’a créées l’emploi de la houille et de la vapeur. La Grande-Bretagne, il est vrai, est située moins avantageusement que ses trois émules pour fonder un grand empire. Bornée par la mer, elle n’est point, comme ces derniers, contiguë à de vastes territoires disponibles, sur lesquels elle puisse déverser, avec ses émigrants, le superflu de ses ressources et de son activité. Toutefois elle a, depuis longtemps, tourné cet obstacle. Exploitant dans son propre intérêt les discordes provoquées sur le Continent par la révolution de 1789, puis par les passions hostiles aux Ottomans, elle a successivement détruit, sur les eaux d’Aboukir, de Copenhague, de Trafalgar et de Navarin, toutes les marines européennes. Grâce à cette politique, suivie avec persistance depuis l’époque où les flottes de Cromwell, puis les flottes alliées de Charles II et de Louis XIV avaient ruiné les suprématies maritimes de l’Espagne et de la Néerlande, la Grande-Bretagne avait définitivement conquis l’empire de la mer. Elle pouvait donc désormais envahir, par la colonisation et la conquête, tous les territoires fertiles contigus aux rivages des océans. Cette œuvre a été accomplie, et elle se poursuit sous nos yeux avec une rapidité sans exemple.

La loi morale, qui était restaurée en Grande-Bretagne à l’époque où je visitai ce pays pour la première fois, en 1836, a été la cause principale de ces succès extraordinaires. Parfois, il est vrai, elle a été violée, dans l’exécution des entreprises, non sans porter atteinte à la bonne renommée de la probité britannique. Cependant la corruption, conséquence habituelle des conquêtes faites par la violence, n’a point eu les caractères pernicieux que l’on a toujours constatés sur le Continent depuis cinq siècles. Les deux forces fondamentales de l’humanité, incarnées dans les familles dirigeantes, ont donné souvent à quelques-unes d’entre elles l’ascendant social nécessaire pour condamner hautement l’abus des prospérités nationales. Ces grands exemples de courage civil ont été donnés, en 1786, par Edmond Burke lors de la conquête de l’Inde, et tout récemment, en 1858, par lord Elgin, après la guerre de l’opium. Malgré de persévérantes recherches, je n’ai pu constater que ces honorables protestations contre les abus de la force se soient produites chez les Turcs, les Vénitiens, les Espagnols, les Portugais, les Français et les Allemands, depuis la prise de Constantinople jusqu’aux plus récentes conquêtes.

§ 10

La Russie d’Europe et d’Asie.

Parmi les agriculteurs et les manufacturiers, le peuple russe est celui qui se rapproche le plus des pasteurs asiatiques, en ce qui touche la soumission à l’autorité paternelle. Ce sentiment perpétue depuis une époque reculée la paix et la stabilité dans les familles ; il explique l’inclination naturelle qui les a portées à se gouverner elles-mêmes, sous le régime des communautés rurales. Ces mœurs sont caractéristiques pour la race entière ; elles ont leur source dans de naïves croyances, transmises par le culte domestique autant que par l’enseignement du clergé. Dans la famille, comme dans la commune, les deux forces principales de l’humanité se prêtent un mutuel appui.

À l’orient des monts Oural, du fleuve Oural et de la Caspienne, la Russie européenne confine à des territoires d’une étendue presque illimitée. Le règne des productions spontanées est encore prépondérant dans ces régions ; mais voici qu’elles sont atteintes à leur tour par le réseau des voies ferrées, dont les premiers linéaments partirent, il y a un demi-siècle seulement, des rivages de l’Atlantique. Ces voies, en se prolongeant vers l’Orient, vont accélérer le mouvement déjà ancien, qui attire les colons européens vers les mines, les pâturages et les forêts de la Sibérie ou de l’Asie centrale. Elles ne fortifieront pas seulement les colonies actuelles ; elles transformeront sans violence les populations indigènes. Le climat septentrional des vastes plaines baignées par les affluents de la mer Glaciale, celui de l’Altaï et des montagnes qui s’étendent au delà vers le Midi et l’Orient, ne comportent point les riches productions des climats chauds. En revanche, il se prête, plus que ces derniers, au développement de races morales, sobres et énergiques. Les riches forêts expédieront d’abord par flottage les bois nécessaires à la construction des voies ferrées et au service des locomotives ; plus tard des houillères, dont les ressources considérables sont aujourd’hui sans emploi, compléteront les approvisionnements de combustible. Tous les éléments qui peuvent accroître la puissance d’un grand empire se trouvent donc réunis maintenant dans le nord de l’Asie.

§ 11

La Nouvelle-Angleterre et ses Confédérés.

Dès leur arrivée en Amérique, au XVIIe siècle, les Anglais qui fondèrent les petits États coloniaux de la Nouvelle-Angleterre se préoccupèrent surtout d’y trouver, pour l’exercice de leurs cultes, la liberté que leur refusait la mère patrie. Ils s’appuyèrent donc sur les deux fondements de toute société prospère, plus que ne l’avaient fait la Virginie et les autres colonies créées à une époque antérieure. Ils n’importèrent pas seulement, comme leurs devanciers, les excellentes coutumes anglo-saxonnes ; ils prirent le texte de leurs lois écrites dans le Livre saint, et spécialement dans le Décalogue. C’est grâce à l’énergie de leurs croyances et à la solidité de leurs mœurs que les descendants de ces grands hommes ont exercé une action prépondérante sur les coutumes de leurs voisins, tant que dura le régime colonial. Pendant la révolution d’où sortit la confédération américaine, cette prépondérance persista dans les mœurs privées, malgré le fâcheux ébranlement que leur imprima la réaction, dirigée avec succès contre l’intolérance des puritains par Jefferson, Franklin et les autres partisans des doctrines sceptiques et utilitaires de l’Europe. Depuis lors, les germes d’erreur, semés par l’ascendant personnel de Jefferson pendant soif gouvernement de huit années, se sont développés au détriment de la religion et de la famille, car s’ils ont trop exagéré l’esprit de nouveauté, ils n’ont point enlevé aux hommes de tradition la liberté de bien faire. Le mal a donc gagné du terrain depuis le temps de Jefferson : dans la vie privée, l’accumulation des richesses a produit ses conséquences ordinaires ; dans la vie publique, le peuple des agglomérations urbaines ne se montre pas toujours capable de choisir les « vrais aristocrates[1] », c’est-à-dire les hommes qui sont dignes de gouverner. À cet égard, il commence à révéler les défaillances que le célèbre démocrate américain reprochait à « la canaille » des villes européennes. On a même vu apparaître récemment, dans quelques États contigus à l’Atlantique, les premières grèves motivées par la pénurie du pain quotidien, chez les populations qui s’entassent de plus en plus dans les villes. Toutefois ces défaillances de la nation restent purement locales : elles ont pour compensation, dans le gouvernement fédéral, l’influence prépondérante des États de l’Ouest et du Midi, où dominent presque exclusivement les propriétaires ruraux. En résumé, au milieu de religions nombreuses et de souverainetés éparpillées, le Décalogue et l’autorité paternelle sont toujours les fondements de la constitution sociale : ils conservent à la Nouvelle-Angleterre et à ses confédérés les forces morales nécessaires à la création d’un grand empire.

Il serait peu utile de nous arrêter ici à l’exposé des ressources matérielles dont les États-Unis disposent pour réaliser cette création dans l’âge actuel. Depuis quelques années, le monde entier dirige son attention vers le spectacle que lui offre ce pays. Il voit avec étonnement construire en cinq années une première voie ferrée qui unit l’Atlantique au Pacifique, et qui sera complétée bientôt par d’autres voies transversales ou parallèles. La longueur de cette voie est de 5.000 kilomètres ; celle des voies ferrées qui sillonnent maintenant le territoire de la confédération américaine n’est pas inférieure à 135.000 kilomètres. Ce développement rapide des travaux publics est un fait sans précédents. Il se produit sur d’immenses territoires inhabités, où s’exerce encore la libre action des forces de la nature, où, pendant le cours du XXe siècle, les hommes s’aggloméreront par centaines de millions, s’ils restent soumis à Dieu et à sa loi. Ces merveilles d’activité et de puissance font naître, chez ceux qui les observent, le pressentiment d’une prochaine transformation du monde social. Elles exaltent les imaginations de ceux qui les accomplissent ; et, parmi ces derniers, on rencontre déjà des hommes qui considèrent ces premiers résultats comme le simple début d’un empire qui sera nommé « la Confédération des deux Amériques ».

§ 12

La Chine et ses tributaires.

La nation chinoise était déjà constituée, il y a quarante-deux siècles, sous l’autorité de souverains dont le nom est conservé dans des documents écrits. Selon ces annales, dont la date est antérieure à l’ère chrétienne, l’empire de Ya-ho, l’un des premiers empereurs, avait eu pour origine, à une époque déjà ancienne, une centaine de familles pastorales qui, émigrant des steppes avec les mœurs conservées jusqu’à nos jours, se groupèrent pour s’attacher au sol par l’agriculture. Les fondateurs de l’empire eurent pour règle suprême les sept éléments de la Constitution essentielle, en tête desquels figurent les deux principes fondamentaux ou les deux forces principales de l’humanité, à savoir : le Décalogue révélé par Dieu, l’autorité paternelle. Ces forces, avec les idées, les mœurs et les institutions qui en dérivent, ont été rappelées, sous toutes les formes, dans les écrits de Confucius et de tous les sages de la race. Elles ont été depuis lors, elles sont encore aujourd’hui, les vraies causes de la prospérité extraordinaire et de la longévité exceptionnelle de la Chine. Ainsi s’explique le phénomène social qui distingue ce grand empire de tous ceux qui ont existé, ou qui se forment depuis 1830 : la réunion de 425 millions d’hommes sous l’autorité d’un souverain qui tire sa légitimité de sa soumission à Dieu et à sa loi.

L’histoire de cet état croissant de prospérité comprend à peu près tous les âges de l’humanité. Elle peut être assimilée à une échelle ascendante, où chaque échelon marque un progrès de richesse et de puissance ; mais, pour la Chine comme pour les autres États prospères, l’intervalle qui sépare deux échelons consécutifs correspond à une époque de corruption suivie d’une époque de réforme. À ces époques de crise, la Chine n’a guère connu les révoltes formelles contre Dieu, qui désolent aujourd’hui l’Occident ; les sciences de la nature n’ont point été opposées à la science sociale, parce que les sages qui enseignent cette dernière, ayant dans la vie privée des racines nombreuses et profondes, n’ont pu s’écarter de leur mission, comme l’ont fait parfois, notamment lors de la Renaissance, les clergés européens. Au contraire, en Chine comme ailleurs, les deux autres formes de corruption ont pris un développement sans bornes. Les marchands, accumulés dans des villes immenses, ont abusé de leur richesse et dépravé les mœurs de la population qui les entourait ; les gouvernants, enivrés de leur pouvoir, ont fait naître successivement, chez le peuple, la souffrance, la désaffection, la révolte. Les ministres de la dynastie actuelle, notamment, ont commis le plus grand des crimes : ils ont tenté de substituer la tyrannie de l’État aux libertés de la famille. Je ne m’arrête point à ce crime, qui n’est que trop connu des Français, qui est poursuivi, contre leur ancienne tradition, avec un acharnement sans exemple, depuis 1661 par la monarchie, depuis 1789 par la révolution. Il me suffit d’insister sur ce qui est peu connu en France : je signale les trois groupes d’hommes qui, s’appuyant sur « les deux grandes forces », ont toujours combattu le mal avec succès depuis l’époque de Confucius, et triomphent en ce moment des fléaux déchaînés par les dernières révoltes.

Le premier groupe est formé par les 200 millions de très petits agriculteurs qui constituent, en dedans de la grande muraille, la moitié de la population. Les familles de cette condition réunissent les meilleures qualités physiques, intellectuelles et morales que j’aie observées, pendant dix-huit années, sur le versant asiatique des monts Oural, chez les familles patriarcales de pasteurs et d’agriculteurs. Le père gouverne, avec une autorité absolue, de nombreux sujets, que l’on peut assimiler à une petite nation. Il leur assure le pain quotidien en exploitant son domaine sous le régime de « la propriété familiale ». Il leur enseigne, en même temps, la loi morale en exerçant le culte domestique, et souvent avec le concours d’un maître d’école, initié à la doctrine des sages, c’est-à-dire à la connaissance du Décalogue, complété par les coutumes nationales qui en dérivent, même dans les tristes années que la Chine vient de traverser, les familles dont le domaine n’était pas contigu aux villes n’ont ressenti le contre-coup, ni de la corruption des riches, ni de la tyrannie des gouvernants. Ces derniers, élevés à leur fonction par leurs succès dans la culture des lettres, sortent parfois des plus pauvres familles ; ils restent, par la force des mœurs, sous l’autorité de leur père ; en sorte que les remontrances paternelles sont souvent une garantie précieuse pour les opprimés. Sous ce rapport, la vie privée exerce avec fruit le contrôle de la vie publique.

Le second groupe comprend les 15 millions de pasteurs tributaires. Ceux-ci occupent la majeure partie des steppes et des montagnes herbues, qui s’étendent en dehors de la grande muraille jusqu’aux montagnes de la Daourie, de l’Altaï, du Pamyr et de l’Himalaya. Ils conservent dans leur pureté les mœurs décrites ci-dessus pour l’âge des herbes. Ceux de la Tartarie orientale sont initiés par des pèlerinages à la doctrine des lamas du Grand-Kouren et de Lha-sa ; ils se distinguent par leur soumission au Ve commandement du Décalogue, qui interdit l’homicide : ils montrent, en ce qui touche l’effusion du sang humain, une aversion qui parait souvent remplacée, chez les Européens, par le sentiment contraire. Toutes ces races, émigrant comme soldats ou serviteurs, améliorent la pratique des deux forces morales dans les villes et les campagnes.

Le troisième groupe comprend les «lettrés», qui remplissent en Chine une fonction analogue à celle des «Ulémas» dans la constitution patriarcale des Musulmans. Comme ces derniers, les lettrés chinois ne s’adonnent guère à l’étude de la nature ou de l’art. Dans leur opinion, le principal objet de la sollicitude des sages ou, en d’autres termes, la «science sociale», a pour fondements la loi suprême et la piété filiale complétées par les traditions et les coutumes des temps de prospérité. Depuis que l’âge des machines agricoles et manufacturières a été ouvert dans l’empire, la science sociale a été successivement résumée par Confucius et les autres sages : elle a eu pour dépôt le groupe d’écrits traditionnels que l’on peut justement nommer le « livre de la paix ». Les Chinois ne se sont jamais révoltés contre ce livre ; ils ne suivent pas les exemples de mépris que tant d’Européens donnent contre leur propre livre traditionnel, depuis qu’ils s’abandonnent sans mesure aux nouveautés du troisième âge. Aujourd’hui encore, sous la salutaire influence des souffrances récentes de la Chine, les lettrés trouvent dans leur livre la force intime nécessaire à la guérison.

Cette analyse sommaire contraste beaucoup, je le sais, avec les jugements portés chaque jour par les Européens qui ne sont point sortis du lieu natal, ou même par ceux qui ont visité quelques villes du littoral chinois. L’école de la paix sociale met à profit les occasions favorables pour étudier, puis pour enseigner les causes et les effets de ce contraste : je les résume ici en peu de mots.

Les Chinois l’emportent par deux caractères principaux sur toutes les races d’hommes que l’histoire nous a fait connaître. Selon « l’état social du monde », indiqué dans le tableau placé à la fin de ce chapitre, la Chine offre aujourd’hui un premier exemple de supériorité qui ne saurait être méconnu par personne, malgré la diversité des opinions sur la distinction du bien et du mal : à peine guérie des souffrances causées par la révolte des Taïpings, elle réunit en paix, sous l’autorité de l’empereur, un peuple immense. Quant à la seconde supériorité des Chinois, c’est-à-dire la longévité inouïe de leur empire, la cause en sera bientôt contestée par la plupart des Européens : elle apparaît, au contraire, avec tous les caractères de l’évidence, à ceux qui ont observé en Asie la vie patriarcale des pasteurs et des agriculteurs. Ce trait est le plus apparent dans l’histoire des Chinois : il s’explique, soit par la prépondérance accordée depuis l’origine aux deux forces morales de l’humanité, soit par la méfiance entretenue à l’égard des nouveautés de l’Occident.

En ce moment, il est vrai, les Chinois adoptent des habitudes qui semblent être l’abandon de leurs traditions séculaires ; ils ne craignent plus de visiter les étrangers, et de fréquenter nos écoles et nos ateliers pour être initiés à la connaissance des sciences et des arts de l’Europe. J’ai donc le devoir d’indiquer mon opinion sur la cause et les conséquences probables de ce changement extraordinaire.

L’agression anglaise de 1839-1842, qui eut pour motif le commerce de l’opium, puis les deux agressions anglo-françaises de 1857-1858 et de 1860, démontrèrent aux Chinois que désormais ils ne pouvaient défendre leur indépendance avec les flèches, les fusils à mèches et les coulevrines. C’est donc une nécessité impérieuse qui les a contraints de venir en Europe étudier, dans leur complication infinie, les sciences et les arts indispensables à la fabrication, à l’entretien et au service du matériel de la défense et du nouveau régime manufacturier. Quant aux conséquences de cette nouveauté, elles sont subordonnées à deux questions qu’un avenir prochain résoudra. Les Chinois accepteront-ils sans résistance l’invasion des voies ferrées qui ont déjà ébranlé tant de races simples et patriarcales ? Dans ce cas, ils compromettront les forces morales que je viens de signaler. Résisteront-ils, au contraire ? Interdiront-ils du moins l’expropriation forcée des héritages dans leurs plus riches provinces ? Conserveront-ils au paysan le dédommagement que lui assure, dans sa pénible vie, la garde du tombeau et le culte des ancêtres ? Laisseront-ils à l’ouvrier qui s’exile en Californie la seule satisfaction qu’il goûte dans une vie plus pénible encore : l’espoir que sa petite épargne assurera le retour de sa cendre au lieu natal ? Si elle garde ses bonnes traditions, tout en acquérant des nouveautés nécessaires, la Chine pourra tempérer le mouvement, quelque peu désordonné, qui entraîne les trois autres empires. Elle contribuera, par cela même, à la stabilité des petits États placés sous son influence. Aucune question sociale n’intéresse à un plus liant degré le sort de ces États, l’équilibre de l’Europe et l’avenir du monde entier.

Le fait suivant semble indiquer que l’empire chinois exercera ce rôle modérateur. Des spéculateurs de Shanghaï ayant réclamé, vers 1875, l’autorisation d’établir une voie ferrée entre leur ville et Pékin, éprouvèrent un refus formel. Plus tard, ils furent autorisés à construire un spécimen de 20 kilomètres. Les auteurs de l’entreprise espéraient que les résultats de cette nouveauté convertiraient l’autorité au «  progrès ». Ce fut le contraire qui arriva : le gouvernement chinois remboursa aux entrepreneurs la somme qu’ils avaient dépensée, et fit disparaître rails et locomotives.

§ 13

L’Union européenne des petits États.

Les faits que je viens d’exposer sont la confirmation la plus récente des vérités mises en lumière par l’histoire universelle et par l’observation directe des peuples contemporains. Ils font voir mieux que jamais, dans la pratique ou l’oubli de la Constitution essentielle, les causes de la prospérité ou de la souffrance des nations.

L’avènement rapide des grands empires révèle, en outre, un résultat trop peu remarqué jusqu’à ce jour : c’est qu’un changement considérable est survenu tout à coup dans l’état physique et social du globe terrestre. Ces empires exercent la souveraineté, ou revendiquent déjà les droits de patronage sur la majeure partie des territoires inhabités ; et chaque jour, par la force des choses, les prétentions de ce genre deviennent plus envahissantes. Les races enserrées sur le continent européen entre les rivages maritimes qui s’étendent des bouches de la Vistule à celles du Danube, ne peuvent plus, en fait, étendre leur autonomie par l’émigration en dehors de leur territoire. Les avantages que ces Européens tiraient autrefois de leur force d’expansion sont désormais acquis aux empires qui dominent déjà le reste du monde. Ceux-ci grandissent à la fois par les ressources de leurs territoires et par celles que leur apportent les émigrants étrangers. Quelle qu’ait été, jusqu’à l’âge de la houille et de la vapeur, la prépondérance des nations européennes, celles-ci, sans en excepter les plus puissantes, sont donc, en fait, réduites à la condition des petits États. Cette situation est encore masquée par la routine et l’orgueil : elle se manifeste chaque jour aux esprits clairvoyants avec une évidence irrésistible.

À mesure que ces faits m’apparaissent plus nettement, je m’affermis avec mes amis dans la pensée que cette transformation du monde social démontre la nécessité d’une création nouvelle : « l’Union européenne des petits États. » Cette alliance a pour but, non d’organiser des moyens d’attaque au profit des petits États, mais de leur assurer les bienfaits de la paix intérieure dans toute l’étendue de l’Union. En poursuivant cette œuvre, il faut se garder de prendre pour point de départ les unions partielles que certains politiques voudraient fonder sur la similitude des langages et des religions ; car ces nouveautés auraient pour résultat de développer plus que jamais le fléau de la guerre. Pour aplanir les obstacles dont l’écolo de la paix sociale constate journellement la puissance, il faut, comme nous le faisons déjà avec quelque succès, invoquer le principe qui seul pourvoit à l’intérêt commun des plus grandes nations et des moindres familles. Le meilleur moyen de persuasion est de faire appel à l’expérience, qui nous montre le bonheur de toutes les races lié à la satisfaction des deux besoins essentiels de l’humanité.

Aux débuts de notre enseignement, nous ne pouvions guère insister que sur le devoir de conjurer les atteintes portées par les violences de la guerre au règne de la loi morale ; et, sur ce point, nous ne rencontrions souvent que des auditeurs inattentifs. Toutefois, dans l’âge de la houille, les événements se précipitent avec une telle rapidité que nous pouvons, dès ce moment, invoquer la question du pain quotidien, qui s’impose promptement, dans toutes les classes d’une société, à l’attention publique. La Nouvelle-Angleterre et ses confédérés donnent maintenant une si grande extension à leurs travaux agricoles et manufacturiers, qu’ils fabriquent pour leur propre consommation une foule de produits que les manufactures européennes leur fournissaient encore il y a quelques années. Exempts des lourds impôts qu’exige l’entretien des années de terre et de mer, exploitant des sols vierges, d’une rare fertilité et d’un prix infime, les agriculteurs américains expédient depuis deux ans, sur les grands marchés de l’Europe, des céréales et des bestiaux. Dans les autres contrées du globe, le défrichement d’immenses territoires, l’exploitation de la houille et l’introduction de la machine à vapeur font naître les mêmes initiatives. L’avènement subit de ces concurrences va diminuer les moyens de travail que l’exportation des produits manufacturés et la production des denrées agricoles procuraient aux Européens. La subsistance de leurs ouvriers sera donc compromise, si l’esprit de paix ne vient pas bientôt les soustraire à la fois aux haines factices suscitées entre les nations par les politiques, et aux charges actuelles de la guerre ou de la paix armée. Le vrai moyen à employer pour atteindre ce but est de constituer l’Union européenne des petits États. J’ose espérer que cette conclusion spéciale deviendra évidente pour les personnes qui voudront bien l’examiner, en partant des faits résumés ci-après dans le tableau ayant pour titre : « État physique et social du globe terrestre. »

ÉTAT PHYSIQUE ET SOCIAL DU GLOBE TERRESTRE
SUBDIVISONS PRINCIPALES SURFACES
évaluées en millions
POPULATION
actuelle
POPULATION TOTALE
évaluées en millions d’habitants.
à considérer dans les questions sociales de l’avenir de par
kilomètres carrés. kilomètres carrés. actuelle. future.1
Unités. Centièmes. Unités. Centièmes. Unités. Centièmes. Unités. Centièmes.
LES GRANDS EMPIRE EN 1879

La Grande-Bretagne et ses colonies
22 70 12 18 277 » 1089 »
La Nouvelle-Angleterre et ses confédérés
 9 34  4 13  39 »  447 »
La Russie d’Europe et d’Asie
21 85  3 97  87 » 1045 »
La Chine et ses tributaires
11 16 38 10 425 »  544 »








La chine etTotaux et moyennes
63 05 12 73 828 » 3125 »
L’UNION EUROPÉENNE
ou l’ensemble des petits états qui en se confédérant pourront vivre en paix entre eux et avec les grands empire

Suède et Norvège
0 77  8 10  6 24  6 86
Danemark
0 05 35 80  1 79  1 97
Confédération prussienne
0 59 72 50 42 73 47 01
Monarchie autrichienne
0 69 53 72 37 02 40 72
Néerlande et Belgique
0 06 148 50  8 92  9 81
Confédération suisse
0 04 66 75  2 67 2 94
France
0 53 69 65 36 91 40 60
Espagne
0 50 33 02 16 51 18 16
Portugal
0 09 43 97  3 95  4 35
Italie
0 30 89 33 26 80 29 48
Grèce, Roumanie, Serbie, etc.
0 31 32 90 10 20 11 22
Turquie d’Europe
0 24 25 60  6 15  6 76








Turquie d’ETotaux et moyennes
 4 17 47 93 199 89 219 88
LES COMPLÉMENTS DU GLOBE TERRESTRE

1Pour les grands empires, on a considère l’époque où leur population serait aussi dense que celle de l’Union européenne actuelle.

Pour l’Union, on a admis qu’à cette même époque la population actuelle aurait subi une augmentation de 10 %.

2La population totale qui correspond à cette superficie est de 1.439 millions.

Colonies et autres dépendances actuelles des petits États qui devraient, en se confédérant, constituer l’Union Européenne
  9 88
Le reste du monde habitable
 53 61
Les terres inhabitables
  0 99
Les mers intérieures
  2 38
Les océans
374 00


Les océSuperficie totale du globe
5102 08
DIAGRAMME
REPRÉSENTANT LES SURFACES RESPECTIVES DES TERRITOIRES DES GRANDS EMPIRES ET DES PETITS ÉTATS
LÉGENDE



À l’échelle adoptée, le territoire de l’Union européenne est figurée par un côté de 1 centimètre de côté. — Pour mieux accentuer la comparaison, on a reproduit ce carré en traits pointillés dans chacun des rectangles proportionnels aux territoires des grands empires.



  1. « Je considère l’aristocratie naturelle comme le don le plus précieux que nous fasse la nature, pour l’instruction de la société, pour la direction et le maniement de ses affaires… La meilleure forme de gouvernement est celle qui pourvoit avec efficacité à ce que les fonctions publiques soient exclusivement confiées à ces aristoï naturels. Je crois que le meilleur remède est… de laisser aux citoyens le soin de séparer par des élections libres les aristoï des pseudo-aristoï… Les hommes de nos États peuvent avec sécurité se réserver à eux-mêmes un contrôle salutaire sur les affaires publiques et un degré de liberté qui, dans les mains de la canaille des villes d’Europe, serait bientôt employé à la destruction des intérêts publics. » (Conseil, Mélanges politiques de Jefferson, t. II, pages 213 à 240.)