La corvée (Féron)/V

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Éditions Édouard Garand (p. 15-22).

V

LES DEUX SŒURS


Quelques instants après le départ de Beauséjour et tandis que les travailleurs de la brèche se remettaient à la besogne un moment interrompue, de confuses rumeurs s’élevèrent tout à coup dans un endroit éloigné du faubourg. Barthoud et les soldats dressèrent l’oreille, et les cinq paysans de la corvée tournèrent du côté d’où venait le bruit un regard surpris. On eût pensé qu’une émeute se déchaînait parmi le peuple du faubourg. Mais il n’en était rien. Nous allons voir.

En quittant la brèche et en refaisant le chemin parcouru par l’équipe et leur escorte de la caserne aux murs de la ville, et après avoir dépassé la caserne on entrait dans le chemin qui, longeant l’extrémité Est du faubourg, gagnait Charlesbourg. Un peu plus loin, on bifurquait sur la gauche en une rue remplie de femmes et d’enfants parmi lesquels régnait une grande agitation. Mais les cris entendus s’étaient tus, les clameurs s’étaient éteintes, et maintenant on n’entendait plus que des conversations animées. Et pas bien loin du grand chemin un groupe de femmes s’était formé et ces femmes entouraient deux jeunes filles qu’à leurs costumes on reconnaissait pour des paysannes. L’une de ces jeunes filles, toute blonde, mais d’un visage tout livide à ce moment, reposait sur le bord de la rue et sur une mince couche d’herbe : l’autre, brune au teint rosé était agenouillée et penchée sur la première, et elle pleurait en appelant :

— Clémence… ma pauvre Clémence !

La jeune fille blonde étendue sur l’herbe ne répondait pas : ses yeux demeuraient clos, ses lèvres fermement pressées l’une contre l’autre. Mais on voyait son sein se soulever par soubresauts, ce qui suffisait pour assurer que cette jeune fille n’était pas morte. Quelquefois ses pieds et ses mains s’agitaient par secousses brusques et courtes.

Et la jeune fille brune qui était à genoux ne cessait de gémir :

— Clémence… Clémence !

Avec désespoir elle secouait celle qui paraissait rendre les derniers soupirs, puis elle l’embrassait avec une passion ardente et farouche.

Il y avait dix minutes déjà, on avait vu ces deux jeunes filles passer en se tenant par la main, dans la rue presque déserte et surchauffée par le soleil. Comme elles paraissaient étrangères, des femmes et des enfants les avaient regardées passer puis tout à coup l’une d’elles s’était affaissée sur le bord du chemin. Aussitôt les témoins de la scène avaient jeté de grands cris, et la minute d’après presque tout le faubourg avait été en émoi.

Maintenant les femmes faisaient leurs commentaires en attendant de savoir qui étaient ces jeunes filles, d’où elles venaient et où elles allaient. Les enfants regardaient la scène de grands yeux étonnés et curieux et leurs petites physionomies se modelaient sur celle de leurs mères. Sur tous les visages on lisait la pitié. Les femmes massées autour des deux inconnues étaient si émues qu’elles oubliaient d’interroger la jeune fille qui pleurait.

C’était une brunette, et fort jolie, dont on apercevait le frais visage sous un grand chapeau de paille jaune enrubanné de rouge. Cette jeune fille devait avoir vingt ans.

L’autre, la blonde, qui demeurait évanouie, était non moins jolie, malgré la pâleur excessive de ses traits délicats. Et de taille plus délicate, aussi, plus frêle, plus mince, elle avait un air plus jeune. Aussi ne pouvait-on pas lui donner plus de dix-sept ans. Mais la similitude de traits de ces deux jeunes filles, leurs vêtements identiques, car toutes deux portaient chapeau de paille jaune, corsage de toile bleue, jupon d’étoffe brune et souliers de cuir noir, les faisaient de suite reconnaître pour les deux sœurs. On devinait aussi leur condition par la pauvreté des vêtements, bien que ces deux jeunes filles fussent endimanchées, et l’on pouvait dire avec assurance qu’elles arrivaient de la campagne. Toutefois, la pauvreté de la mise n’excluait point la grâce et, en outre, on admirait la propreté de leur linge. Seulement, on s’étonnait que ces jeunes filles de la campagne — filles de paysan sans doute — eussent des mains si fines et si blanches. Pourtant, il n’y avait là rien d’extraordinaire, car en ces temps lointains, tout comme en nos jours, beaucoup de jeunes filles de la campagne prenaient un très grand soin de leurs mains, soit en faisant la besogne quotidienne de la maison, soit, aux travaux des champs où elles allaient volontiers donner un coup de mains aux hommes à la saison des moissons. Dans ce dernier cas elles avaient soin de ganter leurs jolies mains, et avec raison, de coton, de toile ou de cuir léger.

Pour revenir à notre histoire, les femmes du faubourg possédaient donc quelques renseignements rudimentaires sur ces étrangères avant que d’avoir posé la moindre question : en effet, on savait que c’étaient les deux sœurs, qu’elles étaient filles de paysan et que l’une d’elles s’appelait Clémence. Mais ce n’était pas suffisant pour satisfaire la curiosité générale. Alors, une femme parvint à refouler la grosse émotion qui l’étouffait et à demander à la jeune fille brune qui pleurait à genoux près de l’autre :

— Mais d’où venez-vous donc, la demoiselle ?

— De bien loin, madame, répondit la brune jeune fille en levant un visage tout mouillé de larmes. Nous venons de St-Augustin, ajouta-t-elle. Nous avons là notre domaine. Notre père est à la Corvée depuis plus d’un mois. Quand il est parti, ma sœur et moi demeurâmes seules avec notre mère. Tout s’est assez bien passé jusqu’à ces derniers jours ; mais depuis notre mère est bien malade et ne cesse d’appeler notre père tant elle craint de mourir avant de le revoir. Ce matin, de bonne heure nous avons confié notre pauvre mère à la garde d’une voisine et nous nous sommes mises en route pour venir chercher notre père. Vous voyez, nous arrivons. Tout à coup ma pauvre sœur a succombé à la chaleur et à la fatigue.

— Mais elle n’est pas morte, votre sœur ! fit la femme en se penchant.

— Je sais bien, madame, qu’elle n’est pas morte ; mais elle pourrait mourir !

— Comment s’appelle votre père ?

— Dans le pays nos gens l’appellent toujours le père Brunel. Le connaissez-vous, madame ?

Dans l’œil humide et noir de la jeune fille on aurait pu voir glisser un rayon d’espoir. Oh ! quelle joie, si l’on connaissait son père et si on lui disait où elle pourrait le trouver.

— Non, fit la femme en branlant la tête, je ne connais pas. Mais ce soir je demanderai à mon vieux, il connaît tout le monde, lui.

La lueur d’espoir entrevue dans les deux yeux noirs de la jeune fille s’éteignit du coup, puis sa tête se pencha lourdement. Se remettant à pleurer et secouant encore sa sœur elle appela plus désespérément :

— Clémence… ma Clémence !

La scène était poignante. Plusieurs femmes pleuraient dans un coin de leur tablier. Des enfants aussi laissaient couler des larmes en voyant celles de leurs mères. Quelques-uns de ces petits, comme s’ils se fussent vus menacer d’un danger, étreignaient avec force le jupon de la mère et demandaient d’une voix tremblante d’angoisse :

— Pourquoi pleures-tu, maman ?

Cependant une de ces braves femmes suggéra :

— Si on avait du vinaigre…

— Ou de l’eau fraîche, émit une autre.

— Moi, je cours chercher du vinaigre, je pense qu’il m’en reste un fond de cruche.

Ce disant, une jeune femme, légère et gracieuse, se mit à courir vers sa maison proche.

Cependant des femmes, apitoyées sur le sort de ces deux jeunes filles, s’interrogeaient :

— Connaissez-vous ça, vous, le père Brunel ?

On faisait des efforts de mémoire, on cherchait vainement.

Non, on ne connaissait pas ce père Brunel.

— Il y aurait peut-être un moyen de savoir, émit une jeune fille, en allant interroger les gens de la caserne.

— Tiens ! c’est vrai, approuva une autre.

— Et qui sait, fit encore une autre, si ce père Brunel ne travaillerait pas à la brèche ?

Oui, tout cela était bien possible.

— Oh ! la honteuse corvée ! s’écria une grande et sèche femme.

Et elle fit un geste de colère vers la haute-ville… là où régnaient les auteurs de cette affreuse calamité.

— Oh ! oui, quelle plaie pour le pays ! larmoya une pauvre vieille vêtue de haillons.

Un flot d’imprécations s’éleva vers le ciel. Mais aussitôt un cri de joie calma les colères grondantes…

— Oh ! ma Clémence…

Le silence se fit et toutes les têtes se penchèrent… La jeune fille évanouie venait d’ouvrir les yeux en prononçant avec joie :

— Mariette…

Les deux sœurs s’embrassèrent longuement. Mais Clémence aperçut tout à coup ces femmes étrangères, et sa pâleur aussitôt fit place à une vive rougeur. Elle parut confuse de se voir ainsi étendue sur le bord du chemin. Elle voulut se lever, elle en fut incapable. Mais déjà sa sœur, Mariette, et une femme l’aidaient à se mettre debout. Chancelante, la malade regarda avec surprise toutes ces têtes inconnues qui se penchaient avec curiosité vers elle.

— Où sommes-nous donc, Mariette ? interrogea-t-elle.

— Nous sommes rendues à la ville Clémence. Mais dis-moi si tu es mieux ?

— Oui, un peu…

— Mesdemoiselles, dit alors une des femmes, si vous voulez venir dans ma maison vous serez les bienvenues. Je vous conseillerais de vous reposer jusqu’au soir. Peut-être que mon mari, qui est batelier, quand il reviendra, pourra vous renseigner sur votre père. Venez… on est pauvres, mais on a le cœur sur la main.

Les deux jeunes filles parurent hésiter. Il leur répugnait d’être à charge à de pauvres gens.

À ce moment une belle voiture, tirée par deux superbes chevaux noirs roulait doucement sur le pavé raboteux de la rue. C’était une berline et dedans deux dames se prélassaient sur les sièges richement capitonnés. Un cocher en livrée rouge conduisait l’attelage.

À la vue de ce rassemblement, l’une des deux dames fit arrêter la voiture. Puis elle ouvrit la portière et aperçut de suite les deux jeunes filles qui se tenaient enlacées. Elle remarqua la pâleur excessive de l’une d’elles et lut sur le visage de l’autre l’angoisse. Dans un français qui résonnait avec un fort accent étranger elle demanda à une femme près de là :

— Qui sont ces jeunes filles ?

— Ah ! madame, répondit la femme canadienne, sans pouvoir réprimer de nouvelles larmes, ce sont deux pauvres petites sœurs qui arrivent de la campagne et qui cherchent leur père.

— Elles cherchent leur père ! fit la dame avec surprise.

— Oui, il paraîtrait qu’il est à la corvée. Or, voyez-vous, madame leur pauvre mère est restée là-bas toute seule et bien malade.

— Et ces pauvres enfants viennent chercher leur père ? reprit la dame avec un accent de grande pitié.

— Oui, madame. Car leur mère ne voudrait pas mourir sans avoir revu son mari. Comprenez-vous, madame.

— Je vous comprends que trop. C’est là une bien triste histoire.

Aussitôt cette dame, qui était encore jeune et jolie, se tourna vers sa compagne qui, elle, était une dame de bon air aussi, mais aux cheveux déjà grisonnants. Par la similitude des traits on pouvait reconnaître dans ces deux dames la mère et la fille. Celle-ci prononça quelques paroles en anglais. L’autre fit un signe affirmatif de la tête et murmura avec un accent de commisération :

Poor girls !…

Alors la jeune dame descendit de sa voiture et marcha jusqu’aux deux jeunes filles qui la regardaient venir avec des yeux étonnés. Elle avait à ses lèvres un sourire bienveillant, et tout le monde s’écartait respectueusement sur son passage, regardant avec admiration sa magnifique robe de soie bleue et aspirant les délicieux parfums qui s’exhalaient de sa personne.

Lorsque celle-ci fut arrivée près des deux jeunes filles, elle demanda d’une voix douce et agréable :

— On me dit que vous venez chercher votre père, mesdemoiselles ?

— Oui, madame, répondit en rougissant la brune Mariette.

— Avez-vous dans la ville des parents, des amis…

— Hélas ! non, madame. Nous n’avons aucun parent et ne nous connaissons nul ami. Il n’y a que notre père que nous ne savons pas où trouver.

— C’est bien pitoyable, murmura la dame anglaise. Néanmoins, si vous voulez avoir confiance en moi, je pourrai vous aider dans vos recherches. Et puisque vous ne savez où aller, montez dans ma voiture, je vous donnerai l’hospitalité dans ma maison, et, demain, mon mari cherchera votre père.

Les deux jeunes filles s’entre-regardèrent comme pour se consulter, et de nouveau elles parurent hésiter. Mariette rougissait, et Clémence chancelait encore dans la faiblesse qui l’oppressait.

Une des femmes leur donna ce conseil :

— Ma foi, mesdemoiselles, ça ne serait pas de refus si j’étais à votre place. Si ces dames ne sont pas des canadiennes, elles n’ont pas l’air d’avoir moins bon cœur. Et puis le mari de cette jeune dame doit être influent, il saura vous trouver votre père, lui.

La dame anglaise sourit et dit :

— En vérité, brave femme, vous parlez avec un grand bon sens.

Puis elle ajouta en regardant Mariette :

— Venez, Mademoiselle… Votre nom ?

— Mariette, Madame.

— Mariette ?… Un joli nom. Et votre sœur ?

— Clémence, Madame.

— Encore un joli nom. Voyons, je vous prends sous ma protection. Vite, venez… Voyez que votre pauvre sœur ne se soutient presque plus.

Ce disant, l’excellente dame prit un bras de Clémence, et, cette fois, les deux jeunes filles suivirent docilement jusqu’à la voiture dans laquelle elles s’assirent sur le siège faisant face aux deux dames. La jeune dame anglaise salua d’une inclination de tête et d’un sourire gracieux les femmes de la rue, puis la voiture roula jusqu’au grand chemin et, de là, vers la haute-ville.

Au bout d’une demi-heure la voiture entra dans une rue où l’on voyait de belles maisons entourées de jardins ombreux. Les deux jeunes filles regardaient avec admiration ces beautés qui leur étaient inconnues, car jamais elles n’étaient venues dans la cité. La voiture s’arrêta devant l’une de ces belles maisons, une grande maison toute de belle pierre avec jardin où croissaient les plus belles fleurs qu’à ce moment un jardinier arrosait d’eau fraîche. Une palissade entourait le jardin et la maison. À la vue de la voiture, le jardinier accourut ouvrir une large grille que la voiture franchit pour rouler sur une allée sablonneuse, puis s’arrêter devant un haut perron de pierre bleue.

— Nous voici arrivées, prononça la jeune dame anglaise avec un bon sourire.

Au même moment un valet en livrée bleue et argent accourait pour ouvrir la portière. On descendit, puis on monta le perron pour pénétrer ensuite dans un vaste hall où régnait une bonne fraîcheur aux parfums de roses.

— Ici, dit la dame anglaise aux deux sœurs toutes timides et confuses, vous serez à l’abri de la chaleur et d’autres dangers dont vous devez ignorer la présence dans une cité comme celle-ci. Vous serez comme chez vous, et mademoiselle Clémence retrouvera ses forces en attendant que soit retrouvé votre père.

Cela dit, elle sonna un timbre à la vibration duquel deux jeunes et gracieuses servantes accoururent. La dame commanda :

— Veuillez conduire ces jeunes filles dans la plus grande chambre de là-haut, et ne manquez pas de leur donner tous les soins dont elles pourront avoir besoin.

— Madame, dit Mariette très émue, vous êtes bien bonne pour nous qui ne sommes que deux étrangères. Mais une fois que ma sœur sera installée et qu’elle aura quelqu’un pour veiller sur elle, voudrez-vous me permettre d’aller à la recherche de mon père ?

— Quoi s’écria la dame avec surprise, n’êtes-vous point fatiguée après une si longue route ?

— Oh non, madame, je ne suis pas fatiguée, moi.

— N’importe. Ne vaut-il pas mieux que vous restiez près de votre sœur ? Comme je vous l’ai promis, mon mari demain se mettra à la recherche de votre père. S’il est aux corvées, il saura bien le trouver, car il est un des premiers fonctionnaires de la ville.

— Je vous remercie bien, Madame ; mais peut-être qu’en allant faire une tournée, pourrai-je trouver mon père avant la nuit, de sorte que je pourrai le prévenir plus tôt de la maladie de notre pauvre mère.

— Mais si vous alliez vous égarer dans la ville ?

— Soyez sans crainte, Madame. Si avant la brunante je n’ai pas retrouvé notre père je reviendrai.

— Mon Dieu, mon enfant, je ne veux pas vous retenir malgré vous. Il se pourrait qu’un bon hasard vous mît sur le chemin de votre père et je vous le souhaite de tout cœur. Je vous conseille aussi d’amener ici votre père pour y passer la nuit, car il n’est pas possible que vous repartiez ce soir. C’est entendu, installez votre sœur là-haut avec l’aide de mes servantes, et allez à la recherche de votre père.

Un quart d’heure après, Clémence reposait sur un lit de dentelle dans une belle et grande chambre où d’innombrables fleurs répandaient une odeur exquise et vivifiante.

Contente et rassurée sur le sort de sa sœur, Mariette quitta la maison de la bonne dame anglaise et se mit à parcourir la ville. On n’apercevait encore que de rares piétons, mais nul ne venait dans la direction de la jeune fille. Elle arriva à une ruelle transversale où elle aperçut des fillettes et des gamins prenant leurs ébats. Elle alla à eux et leur demanda :

— Pouvez-vous me dire où l’on mène les hommes à la corvée ?

Les fillettes et les gamins la regardèrent d’yeux ronds et ébahis ; ils ne comprenaient pas cette jeune fille qui leur parlait dans une langue qu’ils ignoraient : c’étaient des enfants anglais. Après ce premier moment d’ébahissement, ils s’entre-regardèrent curieusement, puis, d’un commun accord, ils s’enfuirent vers les maisons du voisinage comme une bande de lapins effarouchés.

Confuse, Mariette poursuivit son chemin. Bientôt elle pénétrait dans une autre rue où elle vit venir deux jeunes officiers anglais. Gênée et tremblante, elle leur posa la même question.

Les officiers ne comprirent pas et se mirent à rire en toisant la belle enfant avec une grossière imprudence. L’un d’eux, cependant, proféra quelques paroles dans sa langue tout en esquissant un sourire… Ce sourire fit peur à Mariette : si elle ne comprit pas les paroles de l’officier, elle crut saisir la signification du sourire, et elle se sauva, en pensant avec découragement :

— Il n’y a donc que des Anglais par ici !

Elle se mit à marcher à l’aventure sans savoir, naturellement, où elle allait. Elle n’osait plus interroger personne de crainte de s’adresser encore à des Anglais, et comme sa démarche craintive et sa physionomie angoissée attiraient les regards curieux des passants, elle se sentit confondue et résolut de revenir chez la dame anglaise. Mais, là, elle comprit qu’elle était égarée, car elle ne savait plus retrouver son chemin. Ignorant le nom de la dame et celui de la rue où elle avait laissé sa sœur, il lui fut impossible de se renseigner. Elle était perdue…

Le soleil penchait de plus en plus vers l’horizon. Une brise rafraîchissante montait du fleuve. Les rues s’animaient. Les boutiques et les magasins s’ouvraient à la clientèle. Les pavés résonnaient sous le roulement des charrettes. Des cavaliers se croisaient en tous sens. Mariette demeurait tout étourdie par ces bruits et rumeurs de la cité, et bientôt elle se sentit prise de lassitude. De nouveau elle devenait le point de mire des passants de plus en plus nombreux qui la regardaient d’yeux qui lui faisaient mal. Oh ! comme elle regrettait de n’avoir pas suivi les sages avis de la bonne dame anglaise. Elle voulut marcher plus vite pour fuir les regards qui pesaient sur elle, et elle s’engagea dans une rue en pente douce et légèrement tournante pour aboutir à une porte. Elle avait entendu parler des portes de la ville, mais elle n’en savait pas le nom. Elle franchit cette porte et descendit une rue tortueuse bordée de maisons basses et de baraques et arriva sur un chemin qui longeait les jetées du fleuve. Là l’animation était encore plus grande que là-haut : car sans le savoir Mariette avait passé de la haute-ville dans la basse. Elle passa près de deux artisans qui parlaient sa langue. Enfin, des Canadiens… Elle leur demanda, craintive, désespérée :

— Mes bons messieurs, pouvez-vous me dire où l’on fait travailler les corvées ?

Les corvées !…

Les deux hommes se regardèrent avec quelque surprise et l’un d’eux interrogea :

— Vous cherchez quelqu’un mademoiselle ?

— Mon père, monsieur… il est à la corvée !

— Ah je vous comprends. Il y en a un peu partout sur le port… Comment s’appelle votre père ?

— Brunel… monsieur… Chez nous on l’appelle le père Brunel.

— Non je ne connais pas. Mais si vous allez plus loin, vous verrez des équipes qui travaillent aux jetées, et là on pourra vous renseigner.

La pauvre fille poursuivit sa marche, mais avec un peu d’espoir. Là-bas, lui avait-on dit, des équipes travaillaient… Si son père était là !… Il ne fut pas long qu’elle aperçut, en effet, des équipes d’hommes qui travaillaient sous la surveillance de soldats. Ah ! oui, ça devait être là la Corvée. Plus craintive encore elle s’approcha de ces hommes, mais sans oser interroger, parce que les regards froids des soldats la glaçaient. Les hommes de la corvée lui jetaient un regard indifférent. Elle fouilla ces physionomies brûlées, tirées, presque abêties. Aucune n’avait de ressemblance avec celle de son père. D’ailleurs, si son père avait été là, elle savait bien qu’il serait accouru à elle, ses bras tendus pour la recevoir et l’embrasser avec une tendresse et un bonheur sans pareils. Personne ne lui tendait les bras, la plupart des figures étaient répulsives. Elle aperçut des femmes canadiennes allant aux provisions, chacune tenant un panier au crochet du coude.

— Connaissez-vous le père Brunel ? Il travaille aux corvées ! Savez-vous où je pourrai le trouver ?

À présent son cœur et sa bouche faisaient mal à répéter toujours les mêmes questions qui, sans cesse, demeuraient sans la réponse qu’elle eût tant désirée.

Hélas ! non. Personne… personne… personne ne pouvait la renseigner.

Pauvre Mariette ! elle se vit tout à fait désemparée et confondue dans une foule pressée qui la bousculait souvent, elle se sentit prise par le plus sombre désespoir. Et voilà, maintenant, que les équipes quittaient l’ouvrage… la journée était finie. Voilà aussi que les rues devenaient moins animées presque désertes. En passant devant des maisons pauvres elle aspirait des odeurs de marmites, de pain rôti, de soupe, de poisson grillé, de légumes fricotés. Et la faim, la terrible faim l’empoigna… À la faim vint s’ajouter la soif. Oui, sa gorge était desséchée, et quand elle parlait cette gorge faisait mal. Et ses jambes n’étaient plus aussi solides, et ses pauvres pieds étaient si endoloris. Tant qu’elle avait eu un espoir de retrouver son père elle n’avait rien senti de tout cela ; mais le désespoir survenait avec son terrible cortège. Que faire ?

Et c’était la brume qui descendait très vite sur la terre et sur l’eau où de petits navires, la voile enflée sous la brise, rentraient dans le port. Bientôt viendrait la nuit, et alors ?

L’idée de retrouver la dame anglaise et sa sœur lui revint subitement.

Sa sœur !…

Elle l’avait un peu oubliée avec l’obsession de retrouver son père. Mais en y pensant tout à coup, une affreuse angoisse lui serra le cœur. Plus que jamais elle sentit l’aiguillon du remords de n’avoir pas écouté les bons conseils de la dame anglaise. Pourtant, cette dame anglaise, on pouvait la retrouver ! La ville n’était pas bien grande ! Oui, mais pour Mariette c’était comme en un immense univers, et elle s’y voyait tout à fait perdue.

Elle entra dans une ruelle, très sombre, où de nombreux enfants jouaient et tapageaient, où tous les gens étaient au frais sur le pas de leurs portes. Là, Mariette se sentait plus tranquille, car là on entendait partout la langue française, car là c’étaient les gens de sa race. Elle avisa la façade d’une taverne et, devant, le tavernier et sa femme. La femme était assise sur la marche de bois qui servait de perron ; le tavernier allumait le réverbère qui le soir venu, indiquait à la clientèle le chemin à suivre. Mariette s’arrêta près de la femme et risqua une fois encore son éternelle question :

— Connaissez-vous mon père… le père Brunel ? Il travaille aux corvées…

La femme demeura bouche béante.

Le tavernier, qui connaissait beaucoup de monde, hocha la tête d’un air incertain et demanda ?

— Comment est-il votre père ?

Mariette, de son mieux, ébaucha un portrait de son père.

— Non, je connais pas, répondit le tavernier.

Surprise d’abord, l’épouse du tavernier, bonne femme, interrogea ensuite :

— Vous n’êtes donc pas de la ville, mon enfant ?

— Non, madame. Je viens de St-Augustin. Mon père est à la corvée depuis tantôt deux mois. J’étais seule avec ma sœur et ma mère. Ma mère est tombée malade l’autre jour. Elle a eu peur de mourir sans revoir notre père. Alors, l’ayant confiée à une voisine qui la veille, ma sœur et moi sommes venues chercher notre père.

Puis elle ajouta comment elle avait fait la rencontre de la dame anglaise, et comment, après de vaines recherches pour retrouver son père, elle s’était perdue dans la ville.

— Peut-être bien, madame, poursuivit-elle, que vous pourrez me dire comment je retrouverai cette dame anglaise.

La douce naïveté de la jeune fille, sa beauté légèrement pâlie, la pureté de ses grands yeux noirs dans lesquels flottait une vapeur de larmes à grand’peine contenues, l’angoisse qui se manifestait dans sa parole comme en ses gestes, tout cela toucha au suprême le tavernier et sa femme.

— Savez-vous le nom de cette dame anglaise ? demanda encore la femme.

— Non, madame. Mais je sais que sa maison est très belle, là-haut dans la cité.

— Oui, mais les maisons, ça se ressemble pas mal. Si vous saviez au moins le nom de la rue…

— Hélas ! madame, je ne sais pas davantage.

Mariette, cette fois, ne put retenir plus longtemps une averse de larmes qui couvrit ses joues.

— Prenez courage, ma belle enfant, dit le tavernier ému. Demain, on fera des recherches. On finira bien par retrouver cette dame anglaise et votre père.

Ces paroles firent du bien à la jeune fille. Elle sourit de reconnaissance dans ses larmes, essuya celles-ci d’un mouchoir de toile bleue, et murmura :

— Vous êtes bien bon, monsieur…

— On n’est pas meilleur que les autres, mademoiselle, mais on n’aime pas à voir ses semblables dans la peine. On fait ce qu’on peut pour leur aider.

— Mon mari dit la vérité, affirma la femme avec un sourire aimable. Et comme ça, ajouta-t-elle, vous avez laissé votre sœur chez cette dame anglaise ?

— Oui, et je regrette bien de n’être pas restée avec elle, et de n’avoir pas écouté les conseils de la dame.

— Vous n’avez pas de parents dans la ville, pas d’amis ?

— Non, madame… rien !

Quel désespoir dans ce monosyllabe !

— Alors, si je comprends bien, reprit la femme du tavernier, vous n’avez pas d’abri pour la nuit ?

— C’est comme vous dites, madame, et cette perspective peu agréable achève de m’épouvanter.

— Oh ! bien, dit le tavernier, faut pas vous mettre l’esprit à l’envers pour ça, on vous logera jusqu’à demain… jusqu’à ce que vous ayez retrouvé votre sœur et votre père.

— Ah ! monsieur, comment pourrez-vous le faire !… je n’ai pas d’argent…

— Tranquillisez-vous, ma chère enfant, murmura doucement la femme, on ne vous demande pas d’argent, on vous offre simplement l’hospitalité. Venez… entrez… Je gage que vous avez faim ?

— Bien faim et bien soif… oh ! oui, Madame. Mais si je savais, bégaya-t-elle, hésitante, que je retrouverai demain ma sœur au moins… et puis mon pauvre père !

— On va s’occuper de ça, dit le tavernier. Le soir, il vient ici beaucoup de monde, je m’informerai. Soyez tranquille. Voyons, suivez ma femme, elle vous traitera aussi bien que votre mère.

Mariette ne résista pas cette fois. Elle suivit la femme dans l’auberge déserte à ce moment.

— Asseyez-vous, mon enfant, reprit la bonne femme, je vais aller vous chercher quelque chose à boire, et tout à l’heure vous mangerez avec nous.

Mariette tomba, harassée, sur un siège. Et tandis que la femme s’en allait dans une pièce voisine, le tavernier alluma quatre lampes de son établissement.

Au bout de quelques minutes la femme revint apportant un gobelet de vin pour la jeune fille ; elle trouva Mariette endormie…

— Pauvre fille, murmura-t-elle en la considérant d’yeux qui se mouillaient, si ça fait pas pitié un peu…