La corvée (Féron)/VI

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 22-25).

VI

À LA BRÈCHE


Comme la journée allait finir, des travailleurs libres, en se rendant au cabaret, passèrent non loin de la brèche. L’un de ces hommes, apercevant le père Brunel qu’il connaissait, s’approcha et dit :

— Tiens ! père Brunel, vous ne pouvez pas vous imaginer ce que ma femme m’a appris tantôt… Il paraîtrait qu’il y a deux de vos filles dans la ville qui vous cherchent.

À cette nouvelle le vieux devint tout blême et toute son armature d’homme trembla visiblement.

— Ah ! fit-il dans un hoquet d’émotion… c’est votre femme qui vous a dit ça ?

En même temps sur son rude masque cuivré on pouvait percevoir une immense angoisse, comme si son cœur d’époux et de père eût été traversé par un pressentiment de malheur.

— Oui, c’est ma femme qui m’a conté ça, reprit l’ouvrier. Même qu’elle m’a dit le nom de vos filles, mais je ne me rappelle plus : voyez-vous, moi pour les noms, j’ai pas bien de la souvenance. Tout de même, il y en a une, une petite blonde, comme a dit ma femme, qui est tombée sur le chemin rendue à bout par la longue marche qu’elle venait de faire avec sa sœur.

— Une petite blonde… Clémence ! murmura le père Brunel, plus pâle et plus tremblant.

— Ma femme a bien eu l’envie de les inviter à entrer chez nous, mais sur l’entrefaite deux dames de la haute-ville, qui passaient en voiture, les ont emmenées.

— Deux dames de la haute-ville… fit le père Brunel devenu sombre et pensif.

— Oui, des dames anglaises…

Le vieux demeura muet, regardant l’ouvrier avec des yeux hagards. Il demanda peu après :

— Savez-vous pourquoi mes filles me cherchent ?

— Un peu, oui. Il paraît que votre femme n’est pas trop bien, et vos filles venaient à la ville pour vous prévenir. Vous n’en saviez donc rien, comme ça ?

Si le père Brunel se remettait de la première surprise, son inquiétude n’en demeurait pas moindre au sujet de sa femme malade et de ses filles emmenées par des dames anglaises de la haute-ville.

— Et vous êtes sûr, demanda-t-il encore à l’ouvrier, que votre femme ne s’est pas trompée ?

— Ah ! ah ! père Brunel, se mit à rire l’ouvrier, vous devez bien savoir que pour les nouvelles les femmes ne se trompent jamais. Des fois, on peut seulement leur reprocher de ne pas faire l’histoire aussi vraie qu’elle devrait être. Vous savez nos femmes aiment ça exagérer un peu, rendre ça plus triste ou plus drôle, suivant que le cœur leur en dit. Ah ! tiens ! vous allez bien voir vous-mêmes, parce que je me rappelle à présent le nom de la brune, car il y en avait une blonde et une brune. La brune se nommait Mariette.

— Mariette… Clémence… murmura le vieux.

— Et puis qu’elles venaient de Saint-Augustin… Est-ce pas par là que vous vivez ?

— Oui, oui, je vous crois. Mariette et Clémence, elles sont bien mes filles, et j’ai mon bien à Saint-Augustin. Oui, oui, vous avez raison, mon ami. Aussi je vais tâcher de voir mes filles. Nous avons encore une heure de travail à faire, et je vais demander à l’officier de me remplacer pour une heure. J’irai à la haute-ville voir mes filles…

— Si l’officier y consent, père Brunel, je prendrai votre place pour une heure, car je fais aussi quelquefois de la maçonnerie.

— Merci, merci, mon ami, je vais parler à l’officier.

Il abandonna aussitôt sa truelle et alla à l’officier qui, plus loin, demeurait adossé au mur. Barthoud avait une figure à faire peur au plus brave, car il n’était pas encore revenu ni du coup de poing ni du coup de tête de Jaunart. Au reste, à ce dernier il garderait longtemps un grain dans l’épi. Il n’était pas précisément, ce Barthoud, un ravaleur de haine et de vengeance.

Le père Brunel s’approcha timidement.

Barthoud lui décocha un regard meurtrier. Mais l’allure humble du vieux, son sourire inquiet, son œil gris au bord duquel tremblait une larme d’angoisse, remuèrent le cœur de l’officier. Car il semble y avoir toujours un reste de cœur chez l’homme le plus brutal, car ce cœur arrive à surnager après les terribles déclenchements des passions.

— Monsieur l’officier, murmura poliment le vieux, on vient de m’apprendre que mes deux filles sont venues dans la ville pour me voir… Voulez-vous me laisser aller les embrasser ? Durant l’heure qui reste à faire ce brave homme que vous voyez là me remplacera à la maçonnerie…

Barthoud regardait le vieux sans parler. Lui, tremblant d’espoir, attendait, son œil gris, soumis et craintif, fixé sur l’œil dur de l’autre. Pourtant l’œil de Barthoud n’avait plus rien de mauvais, il parut même quelque peu attendri. Quoi ! est-ce que ce pauvre vieux ne faisait pas pitié ? Aller embrasser ses filles, ses pauvres enfants qui venaient exprès voir leur bon père ? Un cœur d’homme peut-il demeurer fermé à telles prières ?

Après un moment de silence Barthoud, d’une voix assez douce, répondit :

— Non, père Brunel, je ne peux pas vous accorder cette faveur. Reprenez votre ouvrage.

Et il se mit à marcher rudement.

Le vieux le suivit, suppliant.

— Vous dites que vous ne pouvez pas m’accorder cette faveur, monsieur l’officier…

— Non ! Non ! je ne peux pas, interrompit durement Barthoud.

— Parce que vous ne voulez pas ?… gronda tout à coup le père Brunel dans un souffle de colère.

— Ce sont les ordres, père Brunel. Moi j’obéis à d’autres, comme vous vous m’obéissez.

— Mais du moment que j’ai un homme pour prendre ma place… voulut insister le vieux.

— Ça ne fait rien, je ne peux pas.

— Ah ! ricana le père Brunel, peut-être bien que vous pensez que je vais me sauver ?

Barthoud s’arrêta net et fronça le sourcil. Il vit devant lui le père Brunel qui s’était redressé de toute la hauteur de sa taille, et il lui trouva un air défiant.

— Oh ! oh ! fit-il dans un grondement, je voudrais bien vous voir tenter de prendre la fuite… je vous jure bien, père Brunel, que vous n’iriez pas loin !

— Vous savez bien que je ne veux pas me sauver. Voyons ! monsieur l’officier, laissez-moi aller embrasser mes filles, elles sont chez des dames anglaises à la haute ville. Si vous vous défiez de moi donnez-moi un de vos soldats comme compagnon.

— Non, je ne peux pas. Retournez à votre besogne !

Le désappointement, le désir ardent de voir ses filles et d’apprendre des nouvelles de sa femme, le mauvais vouloir évident de l’officier, tout cela surchauffa le commencement de colère qui circulait dans les veines du vieux. Il s’écria :

— Ah ! bien, est-ce vrai que vous ignorez qu’un cœur bat avec amour et orgueil dans la poitrine d’un père ?

— Le cœur, moi, je ne connais pas ça.

— Parce que vous n’en avez pas.

— Assez ! cria Barthoud exaspéré. À votre ouvrage, et prenez garde aux paroles trop vives !

— Eh bien, non ! je ne prends garde à rien, et je vais voir mes enfants !

Et résolument il marcha vers la brèche. Barthoud comprit qu’il allait enjamber la maçonnerie et s’élancer dans la ville haute. Il fit un geste et commanda aux soldats :

— Empêchez cet homme de passer de l’autre côté !

Aussitôt quatre soldats se placèrent devant la brèche pour barrer le chemin au vieux. Lui, étouffa un long rugissement. Puis, se maîtrisant soudain avec une force de volonté inouïe, il dit bonnement, mais avec un accent qui pouvait avoir une prophétique signification :

— C’est bon, laissez-moi travailler. Mais demain… on verra clair !

Les quatre soldats, sur un geste de l’officier, rentrèrent dans le rang ; puis Barthoud clama à l’ouvrier qui avait instruit le père Brunel de la présence de ses filles dans la cité et qui demeurait là comme figé :

— Et toi, l’homme, déguerpis et va à tes affaires !

L’ouvrier ne se le fit pas répéter. Il s’en alla, mais non sans maugréer des imprécations à l’adresse du terrible Suisse.

Et le pauvre vieux s’était remis à son travail…

— Père Brunel, murmura Gignac, vous n’avez pas besoin de vous faire du mauvais sang à propos de vos filles ; demain vous n’aurez qu’à demander au sieur Beauséjour de s’en occuper.

— Tiens ! comme t’as raison. C’est bon, si Monsieur Beauséjour passe par ici demain, je lui demanderai d’aller chercher mes filles.

— Seulement, l’histoire la plus embêtante, c’est que vous ne savez pas le nom de la dame anglaise.

— C’est bien vrai, je ne sais pas le nom.

— Bah ! je pense que Beauséjour ne sera pas embrouillé pour tout ça. Il connaît tout le monde de la ville. S’il lui faut fouiller toutes les maisons pour retrouver vos filles il le fera bien volontiers, car c’est un homme qui ne recule pas à rendre des services à ses gens, je le connais.

— Oh ! je sais bien qu’il a de l’œil, je le connais aussi, fit le père Brunel qui reprenait espoir et confiance.

Au vrai, il ne s’inquiétait pas bien fort au sujet de ses filles, sachant qu’une dame, encore qu’elle fût anglaise, les avait recueillies. Le père Brunel savait qu’il y avait beaucoup d’âmes charitables parmi les Anglais de la ville et du pays, et les Anglais du pays n’étaient pas tous des brutes du calibre de ce Barthoud qui, du reste, était Suisse. Son inquiétude lui venait surtout de sa femme malade.

Sa femme malade… C’était pour lui la plus grave des nouvelles. Et si la maladie était dangereuse !… Le vieux sentit son cœur se crisper. Car il l’aimait sa femme, sa bonne et fidèle compagne des jours de misère. Il n’aurait pas voulu la perdre pour rien au monde. Quand on a vécu ensemble, peiné, souffert et aimé pendant quarante ou cinquante ans, on ne peut plus se laisser sans souffrir atrocement. La chaîne est devenue si indissoluble que, la briser tout à coup, c’est briser les deux êtres qu’elle relie et unit. Le père Brunel n’aurait pu se faire à la pensée qu’il pouvait perdre sa compagne, et de la savoir malade — peut-être parce qu’il lui manquait, parce qu’elle souffrait de le savoir à la corvée, loin et exposé à bien des dangers — oui, de la savoir malade le vieux se sentait lui-même mourir. Alors, spontanément sa pensée se tourna vers Dieu, vers Celui qui entend la prière des misérables, qui soulage les chagrins, allège les fardeaux, guérit, sauve…

— Ô mon Dieu ! prenez soin de ma pauvre femme, et ne la laissez point mourir avant que je l’aie au moins revue !

Sa pensée avait formulé cette confiante supplication, tandis que son regard gris et inquiet avait embrassé le firmament bleu strié de roux par les rayons du soleil couchant.

Deux larmes brillèrent en même temps aux cils de ses paupières, comme on voit, le matin, étinceler et trembler la goutte de rosée à la pointe des brins d’herbes.

Gignac, qui travaillait avec le père Brunel, aperçut ces deux perles d’eau. Il s’en émut :

— Allons, père Brunel, dit-il, faut prendre courage. Vous savez bien que le bon Dieu n’abandonnera pas votre femme ni vos filles. Demain, vous verrez, il fera meilleur qu’aujourd’hui, faut jamais désespérer !

— Oui, oui, t’as raison, mon garçon, et crois bien que j’espère dans la bonté de notre Seigneur. Mais tout de même… tout de même ce qu’il y a du monde qui n’ont pas de cœur. Tiens comme ce maraud-là… Ah je le lui ai bien dit tout à l’heure.

Il montrait Barthoud.

— Laissez donc faire, père Brunel, un de ces jours il aura lui aussi son tour. Je n’aime pas à souhaiter du mal à mon prochain, mais à lui je ne peux pas faire autrement et que le bon Dieu me pardonne.

Huit heures sonnaient aux horloges de la ville.

— À la caserne commanda Barthoud.

Enfin, la journée était finie.

Comme le midi, les hommes furent liés par la même chaîne, et l’on prit le chemin de la caserne où les équipes rentraient les unes après les autres. Soixante hommes… soixante de ces grands paysans qu’un roi de France avait méconnus… se trouvèrent réunis dans une salle basse, étroite, ardente comme une fournaise, et dans laquelle un garde venait d’allumer une lanterne pendue à une poutre. Tous ces hommes tombèrent, harassés, morfondus, misérables, sur leur litière de paille. À peine un murmure, un grognement, une plainte… ils n’en avaient pas la force. Leur litière ?… De la paille étendue le long des deux murs horizontaux, avec allée au milieu, trente hommes d’un côté, trente de l’autre, et pour couverture, les nuits de froidure, une immense pièce d’étoffe pour trente hommes à la fois. Les étables sont quelquefois mieux aménagées. Et là, dans les temps froids on gelait ; dans les jours de chaleur on y étouffait. Et ce soir de juillet, en dépit de la fraîcheur crépusculaire, la baraque était brûlante ; la chaleur y était maintenue par les tuiles du toit surchauffées tout le jour, on pouvait voir ces malheureux suer encore à grosses gouttes… et il entrait si peu d’air par les soupiraux grillagés.

Quelques minutes après l’entrée des galériens un gong résonna lugubrement dans une autre partie de la baraque et l’on vit paraître trois hommes : un cuisinier et deux aides. Le premier portait une haute et lourde marmite de fer de laquelle fumait un bouillon de bœuf et de légumes, un aide avait charge des gamelles et cuillers de bois, l’autre était chargé d’une immense corbeille de pain brun. Chaque homme recevait d’abord une gamelle et une cuiller, dans la gamelle le cuisinier laissait tomber une ration du bouillon de bœuf, puis le deuxième aide distribuait deux morceaux de pain brun à chaque forçat. Seulement, l’on pouvait, en le demandant, avoir une deuxième portion de bouillon. C’était tout… c’était tout pour ces hommes qui venaient de faire une rude besogne durant treize heures, sous une chaleur insupportable. Complétons en disant que le midi on servait exactement la même ration, mais, le matin il fallait partir au soleil levant après avoir dévoré seulement une bouillie de farine avec un unique morceau de pain.

La scène qui suivit fut assez curieuse : chaque homme plongea avidement le nez dans sa gamelle, car la faim ne se commande pas, et durant dix minutes on n’entendit qu’un bruit de « humage » et de mastication précipitée. À ceux-là qui le désiraient — mais pas un homme ne manquait de tendre sa gamelle — le cuisinier servait un second bouillon, mais plus clair… Puis les dix minutes expirées, un long silence suivit, le repas était terminé. Pourtant on avait vingt minutes pour manger. Vingt minutes… on était plus généreux pour le temps que pour le pain. Puis, peu à peu les conversations commencèrent, mais il ne fallait parler qu’à mi-voix et entre voisins seulement. Deux gardes, le fusil au bras, se promenaient dans l’allée, en sens inverse, de sorte que ces malheureux voyaient sans cesse peser sur eux l’œil d’un cerbère.

D’une salle voisine arrivaient par joyeuses bouffées les rires des officiers et soldats qui faisaient bombance ; car eux mangeaient bon et à plein et buvaient du cidre frais et mousseux.

Au bout de dix autres minutes, le cuisinier et ses aides repassèrent pour enlever les gamelles et les cuillers, puis les conversations, commencées craintivement et à souffle court, s’animèrent peu à peu. L’histoire de Jaunart et du père Brunel faisait le tour de la salle. On put entendre des grondements de fureur… et des imprécations étaient murmurées, des menaces proférées tout bas, un souffle de révolte passait dans l’atmosphère. Mais à quoi bon !

Quand vinrent dix heures, le même gong entendu au souper résonna, et tous ces gueux s’étendirent côte à côte sur leur paille et ne bougèrent plus. De ce moment on n’entendit plus que des souffles rauques, des respirations rudes mêlées de ronflements, et le pas monotone des deux gardes qui se promenaient dans l’allée.

La corvée dormait…

Dormir ?… Oui, quelques-uns parvenaient à s’endormir sous la pesanteur d’une immense lassitude. Mais combien, paupières closes demeuraient éveillées ! Combien profitaient de ce moment de repos et de silence pour reporter leur pensée… toute leur pensée tourmentée vers les êtres aimés auxquels ils avaient été arrachés par le bras de la tyrannie ! Que de mortelles angoisses tiraillaient l’esprit de ces hommes honnêtes et justes ! Ah ! en ces temps de joug impitoyable comme a dû souffrir l’âme de ce peuple canadien qui n’avait déjà tant souffert que pour retomber sous l’écrasant fardeau de tortures sans nom ! Saura-t-on un jour le nombre de ces tourments ? La cruauté de ces supplices ? Non ! l’Histoire elle-même reculerait devant l’abominable tâche de tirer de l’ombre du passé cet amas d’ignominies que la main de l’étranger se complut à accumuler sur une race qui, heureusement, avait su puiser sa force dans la noblesse du cœur et dans le renoncement !…