La corvée (deuxième concours littéraire)/VI

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Texte établi par Société Saint-Jean-Baptiste, Édition des Patriotes (p. 69-76).

La corvée du cimetière



Ce dimanche-là, le père Michel Desbiens, majestueusement assis dans le banc de fabrique, s’estimait le plus heureux des mortels et le plus fameux des treize marguilliers anciens et nouveaux de la paroisse de Saint-Jacques. Enfin il avait gagné son point. Monsieur le curé venait justement d’annoncer à son prône, pour le trois novembre, une corvée générale afin de refaire la toilette du cimetière. Et cette idée, c’était bien celle du père Michel. Il l’avait inscrite en tête de son programme de fabricien ; il l’avait inlassablement exposée dans les conseils de fabrique ; il lui abandonnait même parfois son esprit au point d’avoir sur la conscience quelques distractions volontaires durant l’office divin. Enfin ses efforts aboutissaient. Il pourrait dorénavant avec ses cinq fils et ses quatre filles venir s’agenouiller sur la tombe embellie de sa défunte femme ; il pourrait se relever moins triste puisqu’il aurait contribué à faire renaître l’ordre dans le champ du suprême repos ; il aurait fait une œuvre dans sa vie, ce qui lui vaudrait bon accueil de la part du grand Christ du cimetière lorsque lui-même viendrait à son tour dormir le dernier sommeil.

Cette corvée, comme il la souhaitait générale, fructueuse, à jamais mémorable, il se chargea de l’organiser. Il fallait le voir au sortir de l’église au milieu des groupes qui font la chronique de la semaine : un mot à celui-ci, un coup de coude à celui-là. Bref, il vit tout le monde ; il parla à tout le monde ; il invita tout le monde. Il ne recueillit que des approbations. Restait à constater si la réalité répondrait à son attente.

* * *

Le trois novembre était arrivé. Une longue théorie de voitures cheminaient lentement vers le cimetière tandis que de nombreux manœuvres, la pelle ou la pioche sur l’épaule, attendaient le signal pour commencer la besogne. Le père Michel Desbiens, la figure épanouie, assignait à chacun le labeur de la journée.

Qu’il était intéressant d’examiner la physionomie reposée de ces robustes campagnards ! Alors que cette journée était sombre et nuageuse, alors que partout les prairies avaient emprunté cette teinte fauve et sauvage de fin d’octobre, alors que, selon le poète,

De la dépouille de nos bois,
L’automne avait jonché la terre.
Le rossignol était sans voix,
Le bocage était sans mystère

tous ces corvéables paraissaient réjouis comme au printemps quand ils confient à la terre leurs espérances. On sentait que ce genre de réunion renfermait pour eux beaucoup d’attraits. Sans doute, ils semblaient heureux d’unir leurs forces dans un but de charité et de coopérer à la renaissance de ce qui autrefois avait été le beau cimetière de Saint-Jacques. N’y avait-il pas là pour chacun un coin de terre où reposaient des êtres aimés ? Ceux pour qui se donnait cette corvée, ce n’était point des voisins, mais des proches, un père, une mère, qui, en partant, avait emporté le bonheur du foyer. Plus que toute autre, cette pensée de chers disparus, à qui l’on veut offrir une marque d’amour avait rassemblé cette armée de travailleurs. Et cependant il y avait encore autre chose. Outre ce souvenir si naturel pour ces bonnes natures, il y avait le prix de monsieur le curé. Car monsieur le curé avait promis un prix, et ce prix, devait échoir à l’homme qui aurait fait le plus de besogne dans le cimetière, cette journée-là. Bien plus, le vainqueur devait être nommé en chaire, tout comme les gens qui se marient. La chose était connue de tous, et chacun avait ses prétentions. Le père Michel, ayant disposé son monde, donna le signal de commencer.

Rien de plus pittoresque que ce cimetière, champ d’immobilité et de silence, devenu tout à coup champ d’agitation et de tumulte. On eût dit une résurrection soudaine pour une seconde vie. Et certes il y avait assez de bruit pour réveiller les morts les plus anciens. Les pioches tombaient en cadence ; les pelles entraient en gémissant dans la glèbe ; les coups de masse retentissaient sourdement sur l’obstacle. Tout était en mouvement. Ici, une douzaine de paires de chevaux attelés à des charrues déchiraient avec effort le gazon d’allées remplies par les ans, tandis que d’autres équipages enlevaient au moyen d’énormes pelles ces sillons écourtés et les culbutaient aux endroits de nivellement ; là, plusieurs gros bœufs tiraient lentement de lourdes traînes surchargées de cailloux, pendant que d’autres charroyaient le sable et la


SANS DOUTE, MONSIEUR LE CURÉ ASSISTAIT

gravelle. Au milieu de ce fracas, on pouvait entendre distinctement les cris des conducteurs, excitant leurs bêtes de somme par les noms qu’ils leur avaient donnés. Il y en avait de toutes les nuances et aucune couleur de l’arc-en-ciel n’y manquait. C’était une véritable cacophonie de : « Avance donc, Noir. Pas si vite, Rouge. Arrête, Blanc, etc… »

Le père Michel lui était partout : on eût dit qu’il avait le don d’ubiquité. Tantôt il apparaissait au milieu des manœuvres dont la besogne consistait à redresser les monuments funéraires qu’avaient renversés les tempêtes, tantôt il se mêlait à ceux qui faisaient disparaître la mousse ou la rouille des mausolées. Sans doute, monsieur le curé assistait. Sans sa présence, l’événement eût été incomplet. Il fallait qu’il y fût pour que chacun reçût le mot de bienveillant encouragement ; il fallait qu’il y fût surtout pour présider la fin de la corvée. On lui désignerait le conducteur de la meilleure paire de chevaux de la journée ou encore le plus infatigable des manœuvres, et le soir venu, aux pieds du Christ, du cimetière l’heureux vainqueur recevrait des mains du pasteur le prix tant convoité.

Et la journée avançait. Sous l’action des travailleurs, les pierres revenues à une blancheur moins effrontée, étaient replacées avec goût, les obélisques fatigués avaient repris la verticale, de longues allées purgées de détritus encadraient avec symétrie des lots parfaitement distincts. Peu à peu le cimetière avait repris sa physionomie de cité des morts ; à mesure que progressait l’entreprise, le sommeil des défunts semblait devenir plus calme, leur douleur plus résignée.

Le père Michel jubilait. Il avait réalisé son rêve de marguillier. Seule, une légère inquiétude assombrissait un peu la joie radieuse de son âme : il devait désigner à monsieur le curé l’heureux corvéable digne de la fameuse récompense. Tous avaient également porté le poids du jour et de la chaleur ; tous avaient droit au denier du père de famille. Heureusement qu’un incident providentiel vint trancher la difficulté.

* * *

Pendant que les travailleurs se rendaient aux pieds du grand Christ pour entendre les remerciements du pasteur, ils avaient remarqué là-bas un groupe d’enfants agenouillés sur le tertre encore frais d’une tombe. Chose singulière, c’était la troisième visite de ces petits ce même jour. Que venaient-ils faire ? Pourquoi prier si souvent ? Le prêtre voulut en savoir la raison.

— Allez quérir ces enfants, dit-il à l’un de ceux qui approchaient.

Les enfants accoururent ; ils étaient cinq. C’était les cinq fils du père Michel.

— Pourquoi donc, mes enfants, dit le prêtre à haute voix, êtes-vous venus si souvent aujourd’hui dans le cimetière ?

— Nous sommes venus prier pour maman et les défunts, déclara Charles rougissant.

— Mais est-ce qu’une seule fois n’eût pas été suffisante ? demanda le prêtre.

— Vous nous avez dit hier, monsieur le curé, répondit Émile qui était l’aîné, de prier souvent. Alors nous avons décidé, nous aussi de faire une corvée…

— Une corvée ! Comment ?

— Oui, une corvée de prières pour vider le purgatoire. Vous nous racontiez dans votre prêche que nos pères en 1759, abandonnés par la mère-patrie et n’ayant plus d’espérance, murmuraient tristement : « Le Ciel est trop haut et la France trop loin pour espérer du secours. » Voilà pourquoi nous ne voulons pas que maman et les pauvres défunts puissent dire au fond de l’abîme : « Le Ciel est trop haut et nos parents de la terre trop loin. »

Un murmure d’admiration s’était élevé devant tant de sagesse. Le son sublime qu’avait rendu la bouche de cet enfant avait retenti dans l’âme de ces rudes campagnards. Il n’en était pas un qui ne fût touché, pas un qui ne se crût amplement payé de son labeur. Des larmes coulaient des yeux du prêtre. Il avait reconnu dans ces anges de la terre la présence de Celui qui cache ses mystères aux sages et les révèle aux petits.

— N’est-ce pas à eux qu’appartient de droit le prix du vainqueur ? demanda le prêtre.

Une approbation générale se fit entendre, et aux pieds du Christ souriant, les fils du père Michel reçurent des mains du pasteur le glorieux trophée de la corvée.

* * *

Et ce soir-là, pendant que résonnaient les notes de l’Angelus du soir, dans la paroisse de Saint-Jacques, la paix régnait à souhait dans le cimetière, purgatoire des corps, et dans l’abîme, purgatoire des âmes.


Abbé Arsène GOYETTE
(Esdras du Terroir)
Le 16 novembre 1916.