La corvée (deuxième concours littéraire)/VII

La bibliothèque libre.
Texte établi par Société Saint-Jean-Baptiste, Édition des Patriotes (p. 77-92).


Terre-neuve et fiançailles



Pierre Grenon s’est levé dès la première barre du jour ; son train est déjà presque fait, car aujourd’hui les gens du canton, convoqués la veille, viennent en courvée.

Pierre est un rude colon de Laflèche, hameau perdu sur la terre ontarienne. Tout à côté du sien, il vient d’acquérir un très grand lot, car, voyez-vous, les têtes blondes poussent au foyer, il faut pour elles multiplier les rendements par l’extension des domaines. Seulement ce lot, hier encore couvert de pins altiers, gardent fortement attachées au sol plein de promesses, les souches grises que la hache du bûcheron n’a pu que décapiter. Eh ! bien, ces souches drues et tenaces disparaîtront aussi ! et c’est la courvée qui les enlèvera.

Jamais on ne refuse d’aller à la courvée chez nous, encore moins sur cette terre en train de redevenir française ; à cause même des luttes vives et des persécutions de toutes sortes, on s’entraide joyeusement. C’est ainsi qu’aux avant-postes français, on conserve les belles traditions du Québec et tout ce qui fait la force du caractère national.

Depuis trois semaines, Pierre effardoche sa pièce de souches ; il a déserté vers l’ouest, une large bande en taillis, afin de donner dû soleil à la terre-neuve où, bientôt, l’arôme des sarrasins s’élèvera pour embaumer les alentours. Les souches débarrassées des broussailles se dressent les unes contre les autres, et, du clos voisin, le cultivateur les contemplent, calculant les milliers de bardeaux qu’il en tirera pour l’allonge qu’il se propose de faire à ses bâtiments dès l’automne venu ; les débris de racines avant d’aller pétiller dans le gros poêle à deux ponts, feront la plus solide clôture d’embarras qui n’ait jamais été.

Le soleil vient de se lever radieux, illuminant les coteaux et les bois, faisant monter de la terre humide de rosée, une buée chaude où danse la poussière fine des chemins. Les blés dressent leurs petites tiges vertes oscillant mollement à la moindre brise. Dans la lumière crue du matin, la route se déroule en un cordon d’argent ; au sud, par le milieu de la plaine ensoleillée qui dévale, l’église de Laflèche émerge d’une mer de feuillage aux teintes douces, et, tout à l’entour, les maisons piquées de toits blancs semblent, dans l’éloignement, une volée d’oiseaux de neige sur la première verdure du printemps. Il plane sur ce paysage agreste une chaleur ardente tempérée par les bouffées d’air frais de l’Ottawa qu’on devine tout proche. Pierre sourit : avec cette courvée il y aura des fiançailles chez lui. Pascal Viau, fils de colon, a demandé la main de Jeannette. Le prétendant n’est pas riche, mais il est actif, très intelligent, on l’aime beaucoup. De plus, le dernier lot des anciens propriétaires est entre ses mains ; Pascal clôt la liste des envahisseurs pacifiques de ce coin de pays. Avant lui d’autres sont venus, marquant leur arrivée par un nouveau départ. Maintenant c’en est fait ; cette terre est toute à eux, et avec elle ces énergiques habitants possèdent tout.

Jeannette a voulu donner un coup de main à sa belle-sœur. Une courvée ne va pas sans une bonne table : la grande armoire bleue de la cuisine, les étagères de la laiterie, sont bondées de rôties, de côtelettes de mouton, de pâtés succulents et de tartes appétissantes ; de beaux pains de Savoie et des beignes s’amoncellent partout. La jeune cuisinière va de la huche au poêle et du poêle à lafenêtre qui donne sur le chemin du cinq : Il n’y a pas à en douter, Jeannette attend Pascal.

Pierre voit tout cela, et dans une vision lointaine de radieux enchantement, ses fiançailles à lui reviennent avec d’autres émotions activer les forces vives de son être. Comme le temps passe ! Huit bambins entourent la table, qu’on allonge chaque année. Longtemps avant cette époque d’un foyer à lui, son père, le vieux Baptiste Grenon, arrivait d’en bas de Québec, seul au sein d’une race étrangère, n’ayant d’autre patrimoine que sa hache et son courage. Les anciens maîtres ont reculé devant ces familles débordantes, vague vivante qui pousse la vague par les vallons et par les plaines trouant les forêts, déchirant la terre féconde et faisant claironner très haut avec une vigueur irrésistible, le fier, le souple, l’indomptable verbe français, c’est la marée montante de la race française sur le sol d’Ontario.

Mais voilà qu’au tournant du chemin, un bruit de voitures s’élève dans un tourbillon de poussière. Pascal Viau suivi du vieux Grenon et de quatre de ses fils, arrive conduisant d’une main sûre un superbe cheval de trait. La bonne femme de Baptiste est avec le jeune homme ; à la maison la besogne ne manquera pas, et certes, grâce à Dieu, la vieille est encore alerte pour son âge. Pierre rencontre ses gens près de la barrière qui s’œuvre toute grande pour les recevoir. Tout de suite le père demande : « Combien en as-tu ? » — « Une trentaine, reprend Pierre en indiquant des noms, les deux Lafleur, l’oncle Michel, Brunet et ses deux gendres… » — « Bigre, » interrompit le vieux en bourrant sa pipe, « ça va marcher ; de mon temps on n’allait pas de cette allure, les souches tombaient de vieillesse et avec chaque récolte disparaissaient les plus décrépites ; quant aux autres, elles dépassaient longtemps encore les plus beaux épis. » — « C’est qu’alors vous n’aviez pas les machines d’aujourd’hui, et puis, continue Pierre, vous étiez plus seul dans ce temps-là. » — « Ça, c’est bien vrai, » murmure le vieux Grenon, songeur revoyant dans un éclair son arrivée d’il y a quarante ans, « ça c’est vrai ; les faucilles et les javeliers allaient bien entre toutes les souches du monde, mais vos faucheuses et vos lieuses, c’est d’une exigence… Où donc est Viau ? déjà rendu ! » oh, l’insécrable, et le bon vieillard, qui connait bien ces jeunesses sourit des yeux où passe un souvenir. Pascal a filé droit à la maison et cause depuis longtemps avec sa promise. Le dimanche d’avant, au foyer du vieux Baptiste, il a fait la grande demande ; ce soir, après la courvée, la réponse comblera ses vœux. De nouveaux venus causent bruyamment ; ils s’en vont au travail, et Pascal les suit. — « Alors, c’est entendu ?… Vous viendrez pour la première n’est-ce pas ? » La jeune fille fait un signe. — « Et puis ensuite à la veillée » finit-il, hâtant le pas pour rejoindre ses compagnons.

Ils sont là trente à la forte carrure ; tous ceux qui avaient promis de venir. Trois équipes se partagent la tâche après s’être choisi des chefs. Pascal, chef de l’équipe du « sorouet » près du bois, donne les dernières instructions à ses hommes. La courvée commence. « Attention », crie Pierre, « pas d’accident et les yeux à votre besogne ». — « Oui, Oui… » répondent ceux qui l’entourent. Alors le vieux Baptiste, dans un élan de foi vive mais toute de simplicité, mettant ces travaux sous la protection de la divine Providence, ôte son grand chapeau de paille, et avec piété, fait le signe de la croix. Tous imitent le vieillard.

Déjà Pascal est à l’œuvre ; muni d’une longue tarrière, il perce au-dessous d’une souche immense quatre trous profonds pendant que d’autres coupent les grosses racines qui courent à fleur de terre. Le chargeur a pris autant de cartouches de dynamite ; il les a d’abord reliées par un fil de cuivre qu’il a attaché à une batterie électrique puis les ayant fait couler jusqu’au fond, il bourre ces trous de terre glaise et de sable ; l’opération est presque complète. Pour voir sauter cette première souche, les créatures et les enfants sont là. Jeannette écoute les instructions brèves de Pascal : établir le contact en exerçant une légère pression sur une tige rigide qu’une poignée arrondie termine. C’est un jeu pour la jeune fille. Pascal se tourne vers les hommes : « Ça y est… ? Alors… une… deux… trois.. » Une explosion sourde retentit, se mêle aux acclamations des hommes et aux cris des femmes et des enfants ; une secousse terrible ébranle le sol d’où montent en nuages épais des masses de terre brune, en même temps qu’un être fantastique, fouillis de racines enchevêtrées d’éclats jaunes comme l’or et d’un arôme pénétrant, apparaît dans ce brouillard sombre ; la première souche gît là sur le flanc, au bord d’une fosse géante. Pascal félicite Jeannette, mais la jeune fille le renvoie vite au travail : elle veut, à la fin du jour, acclamer un vainqueur.

Sept hommes sont à l’œuvre : ils comblent la fosse, scient deux billes à bardeaux, saines jusqu’au cœur, et trament ce qui reste de la souche vers la clairière ; c’est le premier jalon de la clôture d’embarras. Les détonations se succèdent, tantôt aiguës comme les rapides crépitements de la flamme, tantôt sourdes comme le roulement lointain du tonnerre. Les coups de haches que les échos des bois redisent longuement, le sanglot des fibres qui se déchirent, le bruit sec des racines qui se cassent, les nuées de terre qui flottent dans l’air enveloppant tout d’un voile obscur, cet ensemble offre le spectacle d’une activité fébrile en même temps qu’étrange.

Vers deux heures de l’après-midi, Pierre avec l’aide de sa petite sœur passe le vin ; on prend à la hâte une légère collation. Et dans l’accalmie de ce repos, voilà que de la petite école française, à quelques arpents plus loin, arrivent portées par les voix fraîches des élèves, les mots graves de l’hymne bien connu :

Ô Canada, terre de nos aïeux,
Ton front est ceint de fleurons glorieux…

On écoute ces accents pieux à la gloire de la terre natale. Terre de souffrances et d’énergies ! Ils la défrichent en ce moment et c’est parce qu’ils l’aiment avec passion. Le rythme impressionnant des strophes se fait plus lointain et plus doux ; là-bas, dans la petite école, les notes ont fini de vibrer tandis qu’ici elles remuent délicieusement les cœurs.

Sous un soleil ardent l’ouvrage bat son plein. L’ambition stimule les gens de la courvée. Qui sera vainqueur ? C’est un honneur que chacun envie. D’ailleurs, on se hâte pour terminer avant la brunante, et puis, la faim se fait pressante, on songe à ces bonnes choses qui attendent sur les tables déjà mises… Et les unes après les autres, suprême résistance, les vieilles souches se cabrent vainement ; toutes finissent par s’affaler dans des jets de poussières que la brise emporte avec l’odeur forte de la poudre noire et le parfum exquis de la terre qu’on ouvre. Les trois équipes se suivent de près ; on parle peu et par mots brefs, en phrases hachées comme l’essoufflement des chevaux qui tirent à plein collier.

Les vieux, Grenon et Landry, deux vétérans du sol, sont au comble de la joie : il faut avoir défriché pour bien savourer cette satisfaction intense des faiseurs de terre. Tous deux se baissent d’instinct, ils palpent l’argile humide, riche de l’humus accumulé depuis des siècles, où la vie semble bruire sourdement ; et de leurs mains marquées des stigmates augustes du travail, coulent des flots onctueux de la substance féconde, source prochaine d’opulentes moissons de froment.

Là-bas, un cri soudain éclate : un trait de fer en se brisant a frappé Pascal au poignet. On accourt de toutes parts : — « Ce n’est rien ; une simple graffignure, » dit le blessé, qui cherche à étancher un jet de sang vermeil… « Conservez vos places, » continue-t-il s’adressant aux siens, « je reviens bientôt. » Et il se dirige vers le ruisseau, le long de la route. Là, adossé à la clôture, il peut encore diriger et admirer l’ensemble du travail. C’est beau ! et c’est plein d’espérance ; sera-t-il vainqueur ?

À ce moment, de la maison, Jeannette a vu le jeune homme ; elle salue à grands coups de mouchoir. Pascal tressaille d’une douce émotion et d’un geste passionné, envoie un affectueux baiser que la bien-aimée retourne par douzaines.

« Encore un coup de cœur, mes braves » s’écrie le chef à son retour. Décidément la chance le favorise. Les deux autres équipes traînent à cent pieds, au moins, derrière lui ; mais de parts et d’autres les souches continuent de sauter à l’envie, comme des pailles que le vent soulève ; la terre vibre longuement sous l’effort de la dynamite qui éclate en sons de fanfares ; les godendards pleurent, chantent et crient dans le pin jaune, semant une longue traînée de bran de scie en une rosée de poudre d’or. Enfin la dernière souche va sauter ; Pascal est vainqueur ! Mais pour couronner son succès il veut faire plus encore. Lorsque la tâche est partout achevée, Pierre debout près de son père, lui montre le roi de la courvée qui herse avec ardeur sa lisière de terre-neuve. Le vieux Baptiste Grenon sourit : ah ! sa Jeannette sera heureuse ! Tous avec lui admirent cette superbe pièce où dansent les rayons pâles du soleil couchant ; et dans l’ombre qui s’avance sur la plaine les mille bruits du soir s’élèvent en un chant d’allégresse et de paix.

* * *

Au milieu de la grande chambre et de la cuisine, les tables faites de planches posées sur des chevalets sont chargées de tout ce qu’on prépare depuis trois jours : c’est le repas de la courvée. Les trente défricheurs attablés mangent plus qu’ils ne parlent et le tintamarre des assiettes heurtées par les cuillères domine cette première partie du souper. Cependant la grosse faim apaisée, le vin aidant, on finit par s’interpeller d’un bout à l’autre de la table. Le rire est joyeux comme le cœur est sincère ; c’est la joie naïve et douce qu’engendre le travail des champs. Le père Grenon coule un œil vers Pascal et Jeannette. Il semble soucieux… pourtant, par un effort de volonté, le voilà qui se lève ; vraiment une bonne souche lui pèse moins que ce petit discours-là ! Jeannette regarde Pascal et dans ce seul regard lui exprime tout son amour. Le silence s’est fait jusqu’au fond du fournil ; les voisines, curieuses chuchotant d’éternels secrets, s’encadrent dans les portes et sous la clarté vacillante de la lampe suspendue, le vieil habitant promet sa quatrième fille en mariage. C’est une scène digne des temps les plus reculés. « Mes amis, » commence-t-il, essuyant la sueur qui coule de son front, « vous savez que Pascal Viau a fait la grand’demande ; j’ai voulu lui répondre ici ; je ne refuse pas. Jeannette non plus, je crois. Pascal est vainqueur : voilà sa récompense. » Un tonnerre d’applaudissements ébranle la maison de la cave au grenier. Dès qu’il peut reprendre il continue. « Nous les marierons après les récoltes, et, ça va sans dire, vous êtes tous des noces. » Et l’orateur s’assied au milieu des acclamations qui reprennent de plus belle. Pascal ne dit rien ; Jeannette laissant voir à son doigt une jolie bague de fiançailles, se cache le visage dans un fin mouchoir de soie blanc. Mais tous deux subissent le feu roulant des souhaits les plus divers. C’est Pierre qui termine en disant : « Hein, mes vieux, pour une récompense, c’en est une fameuse ! »



Dehors les étoiles scintillent et les bouquets de grands pins chantent sur les coteaux. Dans la salle qu’on a débarrassée le joueur de violon accorde son instrument et prélude par quelques trilles vivement enlevés. Les fiancés, encore rougissants d’émotions, ouvrent la danse, cependant que dans la cuisine les plus vieux font la partie de quatre-sept. Toutefois, malgré la joie exubérante, il est clair que ça ne va pas ; la journée a été trop dure. Peu à peu la sauterie perd son entrain et les tables à cartes chaument.

Alors la cour devient pleine de rumeurs. Les gens de la courvée attellent ; Pierre, un fanal à la main, va de l’un à l’autre, éclairant et remerciant tour à tour. « Bah ! pas tant de cérémonies », que fait l’oncle Michel, « c’était chose due, voilà tout. »

Pascal veut faire un bout de veillée près de Jeannette ; laissons-les causer d’avenir et d’amour.

Et dans le calme de ce soir de juin, par les chemins ténébreux, les gens de la courvée s’en vont. Ils disparaissent bientôt tandis qu’après eux, un murmure de voix reste encore puis s’éteint peu à peu. On les devine longeant le champ essouché où s’estompe dans la nuit l’amoncellement des racines duquel se dégage un parfum de terre humide qui grise ces terriens de bonne race.

Ensemble ils songent à la maison qu’à la Toussaint il faudra lever pour les fiancés de ce soir… Et des cœurs aux lèvres monte spontanément l’hymne, que tantôt chantaient les enfants de la petite école française :

Ô Canada, terre de nos aïeux !

J.-H. COURTEAU
(René Courteau)
Valleyfield, novembre 1916.