La coutume d'Andorre/Chapitre 2

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CHAPITRE II

L’ANDORRE HISTORIQUE, ADMINISTRATIVE ET SOCIOLOGIQUE




La légende et l’histoire. — Les origines historiques. — Le Paréage. — La souveraineté. — Organisation administrative. — Le droit électoral. — Attributions des divers conseils. — Leurs rapports de hiérarchie entre eux et avec les Seigneurs. — Budgets. — Extension des pouvoirs du Conseil général. — L’esprit oligarchique. — La pauvreté et les causes pies. — Mutualité. — L’idée socialiste. — Tournure positive de l’esprit andorran.

La légende et l’histoire. — Dans tout ce que l’on a écrit sur l’histoire des Vallées d’Andorre, bien peu de pages supportent une réflexion de quelques instants. La raison des erreurs commises est presque toujours la même : on sait qu’en matière d’archéologie monumentale les érudits se trompent très fréquemment parce qu’ils ne prennent pas la peine de décomposer les édifices ; ils attribuent à une église tout entière un document qui donne uniquement la date d’un autel ou d’une rosace. De même, dans l’histoire politique de l’Andorre, on a retracé les destinées de la seigneurie andorrane à l’aide de chartes qui ne concernent que des propriétés privées ou la juridiction ecclésiastique ou encore des droits féodaux démembrés de la seigneurie.

Je ne parlerai pas de la fable grossière qui considère Charlemagne comme le fondateur d’une République d’Andorre : cette légende repose sur un faux que j’ai eu entre les mains[1] et qui est non pas une imitation, mais une caricature de diplôme. Elle ne mérite pas qu’on s’y arrête[2].

On a prétendu que les Carolingiens auraient, au ixe siècle, cédé l’Andorre, soit aux évêques d’Urgel, soit aux comtes d’Urgel, qui s’en seraient dessaisis au profit des Évêques. La première de ces deux opinions est fondée sur l’interprétation inexacte d’une charte de délimitation du diocèse, laquelle nous apprend seulement que l’Andorre était comprise dans ce diocèse. La seconde opinion est inadmissible pour plusieurs motifs : ni la donation consentie par les Carolingiens, ni la rétrocession faite aux Évêques n’a pour objet l’ensemble de l’Andorre.

Cette observation s’étend également aux pièces desquelles on a péniblement tiré pendant ces dernières années une théorie favorable à la suprématie des prélats. Toute cette théorie tombe devant la double constatation que voici : d’abord, rien dans la teneur des pièces en question n’autorise à dire qu’elles se réfèrent à la totalité de la seigneurie de l’Andorre ; ensuite, d’autres titres nous apprennent que divers seigneurs ont depuis exercé des pouvoirs politiques sur les Vallées.

Les origines historiques. — La vérité est que nous savons très peu de chose sur le sort de l’Andorre pendant cette période reculée : à l’origine, les Carolingiens y firent acte de souveraineté ; puis, quand la féodalité s’organisa, les voisins, puissants barons ou hobereaux faméliques, s’y taillèrent des fiefs : comte d’Urgel et peut-être comte de Foix, seigneurs de Caboet et de Castelbon, dont les pouvoirs passèrent, par un mariage conclu au commencement du xiiie siècle, à la maison de Foix. Les évêques d’Urgel, de leur côté, acquirent en Andorre des biens fonds, par justes titres, et des prérogatives politiques, on ne sait comme. La seule explication qu’en ait donnée un de leurs plus habiles défenseurs est qu’ils les obtinrent de plein droit. Le mot est d’une remarquable discrétion ; mais la science, curieuse, ne saurait s’en contenter.

Le Paréage. — Au xiiie siècle, les querelles s’envenimèrent entre les comtes de Foix et les évêques d’Urgel. Elles aboutirent à la sentence arbitrale de 1278, qui associait les deux belligérants en un paréage pour l’administration seigneuriale de l’Andorre.

Le Paréage de 1278 est encore invoqué ; on en exagère même singulièrement la portée et la persistance[3]. On a supposé que par cet accord l’Évêque cédait au Comte des droits expressément définis et qu’il retenait tout le reste de la souveraineté ; mais, outre qu’il ne saurait être question de souveraineté dans cet acte, où aucun souverain ne figure comme partie, nous savons par le Paréage lui-même que le Comte et l’Évêque jouissaient antérieurement de revenus et de pouvoirs en la possession desquels ils furent maintenus, sans que nous en connaissions la nature ni l’étendue. Le Paréage ne nous renseigne donc pas de façon complète sur le partage de l’autorité publique, tel qu’il fut arrêté par les arbitres.

De plus, la situation résultant du Paréage a été modifiée : des conventions plus récentes, des faits qui sont imparfaitement connus[4] et la pratique l’ont profondément altéré en ses dispositions essentielles. Même en ce qui concerne l’objet principal de l’acte, qui est de déterminer les rapports des deux Co-seigneurs, l’état de choses qu’il créa est depuis longtemps bouleversé : dans cet ordre d’idées, le Paréage répartit les revenus de la justice, il règlemente la levée de la taille à merci, il fixe les relations féodales des Co-seigneurs, hommage et rendableté, c’est-à-dire obligation de livrer, en paix comme en guerre, les places fortes du fief. Revenus de la justice perçus par la France, taille à merci, hommage, tout cela n’est plus qu’un lointain souvenir ; quant aux forteresses de l’Andorre, elles ne relèvent que de l’archéologue, et l’Évêque, qui n’a même pas un suisse à la porte de son palais, serait dans l’impossibilité de les occuper[5]. En un mot, du régime créé par le Paréage pour les Co-seigneurs il ne reste à peu près rien.

La portion de seigneurie du comte de Foix passa aux rois de Navarre ; Henri IV et Louis XIII l’incorporèrent à la couronne et elle fait partie de l’État français. Les rapports de la France avec l’Andorre furent suspendus au moment de la Révolution et rétablis par décret du 27 mars 1806.

Les évêques d’Urgel ont conservé leur co-seigneurie. À la vérité, ils ont quelquefois tenté de la convertir en une souveraineté exclusive ; l’un d’eux, Catalan de Ocon, donna même à ce sujet, le 2 mars 1762, un décret étrange et tout récemment, en 1894, Mgr Casañas a formulé une revendication plus intransigeante encore. Dans d’autres circonstances, au contraire, les Évêques ont hautement proclamé leur association avec le chef de notre Gouvernement : le 9 juin 1806, l’Évêque se félicitait de partager la souveraineté de l’Andorre avec l’empereur Napoléon ; le 20 novembre 1822, il pressait Louis XVIII de faire valoir ses droits sur les Vallées, même par la force. Reconnaissance des titres de la France, négation de ces mêmes titres, c’est affaire de circonstances et de tempérament ; ces manifestations contradictoires s’annulent, et elles sont, au total, dépourvues de valeur et de portée.

La souveraineté. — Je n’ai pas d’ailleurs à traiter ici de la souveraineté des Vallées andorranes. Dans la pratique, un modus vivendi s’établit par la force des choses, qui associe la France et l’Évêque dans l’exercice de l’autorité législative et judiciaire. Faire des lois et rendre la justice, ce sont, en droit féodal, des attributions seigneuriales, et les documents nous montrent qu’elles ont appartenu à l’un et à l’autre seigneur de l’Andorre. La solution répond donc, dans une certaine mesure, aux données historiques du problème.

Je n’affirmerai pas que la dignité et l’intérêt de l : France trouvent leur compte dans un compromis pareil, fait de malendus et de sous-entendus, d’imprécision et de surprises ; mais, du moins, cette solution suffit aux difficultés courantes. Je m’y tiendrai donc, par exemple, dans le chapitre consacré au droit d’appel.

Il arrive que les Co-seigneurs légifèrent indépendamment l’un de l’autre ; nous aurons à examiner des decrets donnés par le seul évêque d’Urgel ; l’histoire signale de vraies lois édictées par le seul comte de Foix[6]. Certaines décisions législatives sont arrêtées d’un commun accord[7] : un exemple classique est cette loi électorale dite de la Réforme, qui fut soumise par les Andorrans au Gouvernement impérial le 24 avril 1866 et approuvée par notre ministre des Affaires Étrangères, le 10 avril 1868.

Dans l’organisation de l’Andorre il est surtout deux traits qui trompent sur la véritable condition de ce pays : les dispositions relatives aux droits de transit et le groupement de plusieurs paroisses en une communauté générale. Le droit public actuel nous porte à donner de ces faits une interprétation qui cesse d’être exacte quand il s’agit du moyen âge : autrefois, les droits de transit pouvaient être levés à l’intérieur et ils ne marquent pas forcément une frontière politique ni la limite de deux États[8]. De même, rien n’était jadis plus fréquent dans la région pyrénéenne que les syndicats de plusieurs paroisses : les paroisses d’une même vallée, réunies par des intérêts communs de pacage et isolées du reste du monde par la difficulté des transports, s’associaient ainsi. Le Donezan constituait une de ces communautés générales[9] ; au xviie siècle, les vallées d’Aspe, d’Ossau et de Baretous « prétendaient avoir été autrefois des républiques[10] », c’est-à-dire des syndicats de villages[11]. Dans la Catalogne, la vallée de Ribes fournit un exemple de ces agrégats de paroisses, et Alart l’a justement comparée à la vallée d’Andorre[12]. Dans le voisinage de l’Andorre, la vallée de Carol[13], la vallée d’Osséja[14] présentaient une organisation analogue. Alart, que l’on ne saurait trop citer quand il s’agit de la géographie historique du pays, a écrit : « Nous ne trouvons pas dans l’ancien Conflent d’autres divisions géographiques que celle des vallées[15]. »

Organisation administrative. — L’Andorre comprend six paroisses, parroquiescomuns[16], qui sont, dans l’ordre de préséance : Canillo, Encamp, Ordino, la Massane, Andorre et San-Julia. Andorre, Ordino et la Massane se divisent en sections ou cuarts, dont chacun a ses intérêts particuliers, ses représentants[17], ses rivalités et ses haines, parfois très vives. Pendant une fête locale d’Andorre, la Jeunesse dansait, le soir, à la lueur fantastique des copeaux résineux, teyes, flambant dans une panière en fer, teyera, quand des jeunes gens, surgissant de l’ombre, renversèrent la teyera et prirent la fuite. On soupçonna les habitants du cuart des Escaldes… Quelques minutes après, tous les hommes valides d’Andorre étaient sur pied, le fusil à la main, disposés à châtier les mauvais plaisants, qui échappèrent heureusement aux recherches.

À Encamp et Canillo, les droits d’usage sont communs à toute la paroisse, les cuarts sont inconnus et la population y gagne beaucoup en tranquillité.

L’organisation politique andorrane a été réglée, et mal réglée, par la loi électorale de 1866, dite la Réforme[18]. La Réforme a été élaborée à Andorre-la-Vieille par un groupe d’hommes intelligents, mais mal préparés à faire œuvre de législateurs. Cette loi incomplète et ambiguë est, comme l’Enfer du Dante, un sujet inépuisable de commentaires, lesquels ne parviennent pas à en dissiper l’obscurité. Son objet peut être ramené aux points suivants : elle étend l’électorat à tous les chefs de famille ; elle crée des conseillers généraux distincts des consuls et conseillers de paroisse ; elle porte de deux à quatre ans la durée des mandats ; elle établit le contrôle de la gestion des consuls par le peuple, qui nomme à cet effet des comissionats[19]. La Réforme ne Page:La coutume d'Andorre.djvu/214 Page:La coutume d'Andorre.djvu/215 Page:La coutume d'Andorre.djvu/216 Page:La coutume d'Andorre.djvu/217 Page:La coutume d'Andorre.djvu/218 Page:La coutume d'Andorre.djvu/219 Page:La coutume d'Andorre.djvu/220 Page:La coutume d'Andorre.djvu/221 Page:La coutume d'Andorre.djvu/222 Page:La coutume d'Andorre.djvu/223 Page:La coutume d'Andorre.djvu/224 Page:La coutume d'Andorre.djvu/225 Page:La coutume d'Andorre.djvu/226 Page:La coutume d'Andorre.djvu/227 Page:La coutume d'Andorre.djvu/228 Page:La coutume d'Andorre.djvu/229

  1. Cet étrange document a été publié en fac-similé par M. Sanpere y Miquel dans la Vanguardia de Barcelone (n° du 13 août 1896), puis, peu après, par M. Pasquier, dans le Bulletin historique et philologique de 1896.
  2. Cette discussion historique est un résumé de divers articles que j’ai publiés dans la Revue des Pyrénées de 1891, pp. 960 et suiv., et de 1892, pp. 571 et suiv., dans la Revue des Universités du Midi de 1897, pp. 88 et suiv., et de 1898, pp. 343-344, etc. On trouvera dans ces articles un exposé plus complet et documenté de théories que je me borne à esquisser dans le présent travail.
  3. L’un des derniers érudits qui se soient occupés de l’Andorre, M. Mérignhac, professeur de droit international à l’Université de Toulouse, cherche dans le Paréage de 1278 « la base de la condition internationale de l’Andorre » (Bulletin du Comité des travaux historiques, section des sciences économiques et sociales, Congrès de 1899, p. 267). Je ne pense pas que cette thèse soit soutenable : le paréage de 1278, dans lequel aucun souverain n’intervient à titre de partie contractante, ne peut pas régler la question de souveraineté ni la condition internationale des Vallées. M. Mérignhac nous fournit d’ailleurs des arguments contre sa propre conclusion quand, pour définir la situation de l’Andorre au regard de l’Espagne, il constate que ce petit pays n’est pas intéressé par le traité de Corbeil en 1258 ; une pareille observation suppose que la souveraineté des Vallées résidait, en 1258, en dehors de l’évêque d’Urgel et du comte de Foix, et je ne vois pas qu’aucun changement se soit produit à cet égard entre 1258 et 1278, entre le traité de Corbeil et le Paréage. Dans cette étude de M. Mérignhac, les dernières pages sont les meilleures : l’auteur passe en revue les divers types d’États prévus par le droit international moderne, et il conclut que l’Andorre ne rentre dans aucune de ces catégories. Il eût fallu ajouter que la condition juridique de l’Andorre n’est pas pour l’historien un fait exceptionnel, qu’elle est réglée par le droit public ancien. Ainsi complétée, la thèse de M. Mérignhac est celle que je défends depuis longtemps.
  4. V. Pièce justificative n° 11, un texte de 1305 duquel il semble bien résulter qu’à cette date l’Évêque était exclu de l’administration des Vallées.
  5. Je ne fais pas état de la neutralité de l’Andorre. Rien n’est plus curieux cependant que de suivre sur les textes le développement de cette idée que l’Andorre est un pays neutre : elle repose sur un véritable jeu de mots, ce qui n’a pas empêché les Andorrans de se prévaloir avec succès, à diverses reprises, de ce privilège.
  6. 22 mars 1305, n.s. Voir Pièce justificative nº II.
  7. C’est le cas pour une concession de 1433 (Bibliothèque nationale, fonds Dupuy, LII, 18-23 et CLIII, 65-69).
  8. Ce serait un sujet d’étude d’un rare intérêt que de chercher comment les Andorrans ont obtenu les dispenses des droits de transit et quel parti ils ont ensuite tiré de ces dispenses, tant du côté de la France que du côté de l’Espagne.
  9. Bladé, note de l’Histoire de Languedoc, nouvelle édition, t. VIT, p. 279.
  10. Cadier, Les États de Béarn, p. 65.
  11. Bascle de Lagrèze, Histoire du droit dans les Pyrénées, p. 76.
  12. Privilèges et titres de Roussillon et de Cerdagne, p. 322 et préface, p. 9.
  13. Id., op. cit., p. 8.
  14. Id., op. cit., p. 44, note 2.
  15. Bulletin de la Société agricole des Pyrénées-Orientales, t. X, p. 69. — Cf. mon Étude sur la condition des populations rurales du Roussillon, pp. 263-264.
  16. Comú, au pluriel comuns, désigne soit la paroisse, soit plutôt le conseil de paroisse.
  17. La Réforme de 1866 consacre cette répartition des divers mandats électoraux entre les cuarts ou les groupes de cuarts (§§ 5, 6 et 8).
  18. Plan de reforma adoptat en las valls de Andorra per lo nombrament de consellers, consuls y demes autoritats y comisionats, que han de constituir lo gobern general y de cada parroquia y entendrer en la administracio de las cosas comunas. Seo de Urgel, 1866. In-12, 16 pages. — Cette brochure est très rare.
  19. Le but de la Réforme est assez confusément déclaré dans l’exposé des motifs qui fut adressé au Gouvernement français le 24 avril 1866 et avec un peu plus de précision dans l’approbation épiscopale, qui est imprimée en tête de la Réforme.