La coutume d'Andorre/Chapitre 3

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CHAPITRE III

LES ÉLÉMENTS ET LES SOURCES DE LA COUTUME




Éléments de la coutume. — Priorité du droit catalan comme droit supplétoire. — Le droit canon. — Le droit romain. — Changements acquis ou à prévoir. — Lacunes de la coutume. — Les décrets des Seigneurs. — Les décrets du Conseil général. — Les sentences. — Formulaires des notaires. — Minutes notariales. — Portée de ces actes : habitude et coutume. — Statistique des actes notariés. — Coutumiers. — Les traditions orales. — Documents administratifs.

Éléments de la coutume. — Des diverses causes que je me suis efforcé d’exposer, causes géographiques, économiques et démographiques, causes historiques, politiques et sociologiques, est sortie la coutume andorrane, dans laquelle se sont mêlés, en des proportions inégales, plusieurs éléments : droit romain, droit catalan, droit canonique, droit français, droit castillan.

Ce dernier ne paraît avoir laissé dans la coutume de l’Andorre que des traces à peine perceptibles : il fournit à la langue juridique des Andorrans un certain nombre de termes. Je trouve, par exemple, dans le Código civil et dans la Ley de enjuiciamiento civil de 1881, des expressions, comme sala, sala tercera, juicios en rebeldia, exhortos, finca, resultandos y considerandos, abonar, postor, remate, vencido (échu), etc., que j’ai maintes fois entendues en Andorre. Je pense, sans pouvoir l’affirmer d’ailleurs, que là se borne l’action du droit officiel de l’Espagne et que les analogies avec la coutume andorrane résultent non d’une influence directe, mais d’une commune origine.

Le droit français a été appliqué par certains juges de nationalité française[1].

Priorité du droit catalan comme droit supplétoire. — Restent le droit romain, le droit canon et le droit catalan. L’une des questions les plus délicates qui se posent et des plus importantes est de déterminer dans quel ordre viennent ces trois éléments, de reconnaître quel est, en cas de lacune dans les usages andorrans, le droit supplétoire de ces usages. Ce n’est pas là, qu’on veuille bien le remarquer, une question purement spéculative : de la solution dépend l’issue de procès assez nombreux, relatifs notamment à la succession des impubères.

Presque tous les notables et jurisconsultes auxquels je me suis adressé m’ont déclaré que le droit applicable en Andorre est, en premier lieu, le droit local, savoir les décisions des autorités compétentes et la coutume ; en second lieu, le droit romain ; ensuite, le droit catalan ; enfin, et sur ce dernier point les opinions sont partagées, le droit canonique ou le droit castillan[2].

Suivant le Politar[3], les Vallées sont régies, en outre des coutumes du pays, par le droit commun, et le Conseil général a précisé que ce droit commun supplétoire de la coutume est le droit romain[4].

Il était intéressant de déterminer les causes de cette préférence et de savoir si elle ne provenait pas de ce que la loi romaine est mieux connue des juristes que la loi catalane. C’est, en effet, l’une des explications plausibles : l’enseignement du droit romain est, à l’Université de Barcelone, plus approfondi que l’enseignement du droit catalan. Toutefois, le fait dont il s’agit est trop ancien[5] et trop constant pour dériver de l’organisation d’une Faculté ; j’y vois un cas nouveau de cette extraordinaire erreur qui, à travers le moyen âge et l’époque moderne, assura à la loi romaine un triomphe factice[6]. Les légistes des pays de droit écrit, fascinés par la gloire du droit romain, croyaient y être soumis. Or, ils se trompaient : l’écart est tel entre les mœurs de nos anciennes provinces méridionales et les mœurs de l’Empire que les lois de celui-ci ne pouvaient pas s’adapter aux rapports des populations de celles-là, pas plus qu’elles ne s’adaptent aujourd’hui aux relations sociales des Andorrans. Prenons, par exemple, le Languedoc et la Catalogne : l’un et l’autre pays pensaient suivre le droit romain, et ils suivaient, en effet, un droit romain profondément altéré. Il n’en est pas moins vrai que le droit de Toulouse était beaucoup plus rapproché du droit catalan que du pur droit romain. À plus forte raison, cela est-il vrai de la coutume andorrane.

En d’autres termes, si l’on admet que la coutume andorrane est romaine, le droit catalan l’est également. Législation andorrane, législation catalane sont deux sœurs, qui se ressemblent entre elles incomparablement plus qu’elles ne ressemblent à leur commun ancêtre, le droit romain.

Un autre motif a dû pousser l’Andorre vers le droit « commun » : l’adoption officielle de telle ou telle législation équivaut, dans quelque mesure, à une déclaration de nationalité. Rien n’est instructif à cet égard comme l’histoire législative de la Catalogne aux xiiie et xive siècles : les rois d’Aragon proscrivant, en 1251, tout autre code que les Usages de Barcelone[7], imposant en 1278 et 1322, aux rois de Majorque l’obligation de faire observer par leurs sujets ces Usages, et abrogeant, en 1344, quand ils reprirent Perpignan, l’article 1er de la coutume de cette ville, qui rejetait ces mêmes Usages[8]. Dans leur crainte de se laisser assimiler par les deux nations voisines, les autorités des Vallées opposent le droit romain au droit français et au droit catalan[9].

Ces préoccupations, quelque légitimes qu’elles soient, ne sauraient l’emporter sur les faits. Or, c’est un fait incontestable que le droit supplétoire de l’Andorre est le droit catalan.

À l’origine de tout phénomène il faut, ici comme partout, une cause, et je ne vois pas quelle pourrait être la cause de la prééminence du droit romain, tandis que je m’explique très bien la prééminence du droit catalan.

Quand un peuple possède une loi formelle imposée par un législateur, il peut arriver que cette loi soit d’importation exotique. Tel n’est pas le cas de l’Andorre : le droit s’y compose à peu près exclusivement de traditions orales et de pratiques judiciaires ; dans ces conditions, la place occupée dans la société andorrane par une législation créée pour une société étrangère est nécessairement en rapport avec les affinités historiques de l’une et de l’autre société.

Nous pouvons donc affirmer a priori que le droit catalan prime le droit romain en Andorre. Et si nous étudions la coutume, nous constatons qu’il en est bien ainsi. Les formulaires dont s’inspirent les notaires sont des formulaires catalans ; or, il n’est pas admissible que l’Andorre ait parallèlement deux législations : l’une pour former les contrats, l’autre pour les interpréter. En outre, là où la coutume d’Andorre est constituée, ses dispositions se rapprochent beaucoup plus du droit catalan que du droit romain : en matière de prescription, on ne connaît pas en Andorre les délais de 10 et 20 ans, mais bien celui de 30 ans, comme en droit catalan ; l’organisation de la famille basée sur les clauses du contrat de mariage est un trait caractéristique de la coutume andorrane comme du droit catalan ; l’institution d’héritier par ce même contrat est courante en Andorre comme en Catalogne, tandis qu’elle est expressément prohibée par la loi romaine ; les ordonnances barcelonaises de Sanctacilia ont force de loi devant les tribunaux andorrans qui connaissent de ces sortes de questions ; l’usage qui fixe au quart la quotité de la légitime suit une constitution catalane de 1585[10]. Comment veut-on que le droit catalan, qui présente de telles analogies avec la coutume andorrane, cède le pas au droit romain quand il s’agit de compléter cette coutume[11] ?

Le droit catalan vient donc en première ligne comme droit supplétoire de l’Andorre, et le Conseil Souverain de Roussillon a eu pleinement raison de se prononcer dans ce sens[12].

Il appartient aux juridictions supérieures des Vallées de reprendre la vraie tradition, de remettre dans la voie la coutume andorrane et d’empêcher que la législation catalane, de plus en plus amoindrie dans son pays d’origine, ne perde définitivement la place qui lui appartient, au double point de vue de l’histoire et du droit, dans les humbles prétoires de l’Andorre.

La bibliothèque des magistrats chargés de rendre la justice aux Andorrans devrait renfermer, outre les Constitutions de Catalogne, quelques ouvrages modernes sur le droit catalan, notamment :

D. Guillermo M : de Brocá y Montagut et d. Juan Amell y Llopis, Instituciones del derecho civil catalan vigente ;

D. Pedro Nolasco Vives y Cebriá, Traduccion de los Usages y demás derechos de Cataluña.

D. Manuel Duran y Bas, Memoria acerca de las instituciones del derecho civil de Cataluña.

Enfin, le Tribunal supérieur de Perpignan consultera avec fruit la collection des arrêts du Conseil souverain de Roussillon. Ces arrêts forment un corps inappréciable de jurisprudence catalane, et il en existe divers répertoires méthodiques, tant aux Archives départementales qu’à la Bibliothèque de la Ville.

Le droit canon. — Au second rang vient le droit canon, d’abord pour cette raison des affinités historiques dont il a été déjà parlé, ensuite parce que le droit canon passe avant le droit romain comme supplétoire du droit catalan[13]. Au surplus, la législation canonique est seule à régir un chapitre important du droit de l’Andorre, les mariages[14], qui ressortissent à l’Officialité, et les autres institutions sont tout imprégnées de la croyance religieuse.

L’éducation civique, la morale fondée sur la solidarité humaine ou simplement distincte des préceptes religieux sont choses inconnues dans les Vallées : ces principes luisent à peine dans certains esprits et l’âme andorrane est entièrement pénétrée de l’idée catholique.

Les actes religieux ont en Andorre une valeur juridique : les notaires y reçoivent, par exemple, des procurations pour tenir des enfants sur les fonts baptismaux[15] et on n’y connaît pas d’actes d’état civil en dehors des baptêmes ou des mariages et funérailles célébrés à l’église. Le blasphème y est considéré comme un délit, et le Conseil général, il y a une vingtaine d’années, a pris officiellement des mesures pour empêcher la profanation des jours fériés[16]. Dans une audience en plein air de ce même Conseil général, comme il n’y avait pas de crucifix pour la prestation de serment, j’ai vu l’un des conseillers, malgré l’excommunication qui pèse sur eux, tirer de sa poche un chapelet, sur lequel juraient les témoins. Ce sont les consuls qui distribuent les bulles pour la dispense du maigre et qui en font tenir le prix à l’Évêché. Les conseils de paroisse sont de droit les administrateurs du temporel des églises[17]. En un mot, le catholicisme est une religion d’État. Un envoyé d’une société biblique en fit, il y a quelque dix ans, l’expérience : il fut appréhendé et jeté en prison ; on eut soin de le laisser échapper ; mais ses bibles furent saisies et, je crois, jetées dans la Valira.

Le droit romain. — Le droit romain[18] se présente en troisième lieu, après le droit catalan et le droit canonique. En dehors des dispositions de la novelle 118 [19], les juges lui empruntent surtout des considérations générales et des théories sur la validité des contrats.

En conséquence de ce qui précède, lorsqu’un juge a une sentence à préparer, il doit s’assurer d’abord si la difficulté dont il s’agit est réglée par le droit andorran. Dans le cas de la négative, le juge cherchera successivement les éléments juridiques de sa décision dans les Constitutions de Catalogne et dans les commentaires qui en ont été donnés, puis dans les livres de droit canon, dans le droit romain, enfin dans la loi castillane des Siete partidas.

Cette recherche exige naturellement une certaine souplesse et ne se réduit pas à un travail d’érudition historique : il faut savoir, dans les diverses législations que l’on passe ainsi en revue, éliminer les dispositions surannées et qui ne s’adaptent plus à notre conscience ou à notre état social. Quand il arrive, par exemple, au droit romain, le juge doit moins s’enquérir du droit romain pur, tel que le révèle l’exégèse contemporaine, que du droit romain pratiqué dans les pays de droit écrit, accommodé par une longue jurisprudence aux conceptions morales de nos sociétés modernes.

Changements acquis ou à prévoir. — Une observation minutieuse permet de prévoir dans le vieux droit andorran des changements prochains : la presse française[20] répand dans les Vallées des notions nouvelles ; les Andorrans qui séjournent en France trouvent, au retour, bien vétuste tel ou tel usage, comme la dîme ou l’institution d’héritier. De cette action il est résulté moins des dispositions positives[21] qu’une certaine orientation des esprits, une effervescence de l’opinion. Dans l’évolution qui se prépare, l’idée française tiendra, si je ne me trompe, le rôle principal.

Par contre, le droit canonique et les principes religieux ont dès à présent perdu beaucoup de terrain. C’est à l’occasion des dîmes.

Les dîmes grevaient lourdement l’agriculture : pour le blé, le taux était de deux gerbes par caballon, soit 2/17 ; pour le croît des troupeaux, de 1/10e. Depuis longtemps, l’Andorre essayait de se soustraire à cette charge ; le conflit éclata à propos de la part de dîmes qui appartient au Chapitre. L’Évêque excommunia en bloc les autorités et fit suspendre les franchises douanières dont les produits andorrans bénéficiaient à leur entrée en Espagne. C’était jouer, sur une question d’intérêt, une partie dont l’enjeu était le maintien de l’idée catholique dans les Vallées, et cette partie, le Prélat et son Chapitre l’ont absolument perdue : non seulement les Andorrans ne sont pas venus à résipiscence[22], mais encore ils ont pris, sous la pression des événements, des décisions qui dénotent un esprit quelque peu révolutionnaire[23]. Jusqu’au jour où il a été transféré sur un autre siège, l’évêque d’Urgel n’a plus paru en Andorre. Les decrets du Conseil sur le repos du dimanche sont publiquement violés et la piété a subi, je m’en suis rendu compte, une sensible diminution.

Lacunes de la coutume. — La combinaison de ces divers éléments, catalan, romain et canonique, a produit la coutume andorrane. Cette coutume est incomplète, et même sur les points où elle est fixée, elle fait de larges emprunts à d’autres législations. Est-il possible qu’il en soit autrement ? La loi de l’Andorre est faite avant tout de pratiques, de précédents ; or, un groupe aussi restreint n’a pas un nombre suffisant de litiges pour alimenter une jurisprudence. Ce n’est pas tout, et cette jurisprudence, n’étant consignée dans aucun recueil méthodique, est indécise et flottante : les espèces se représentent à des intervalles trop éloignés pour que les décisions forment une tradition continue. De là, même sur des questions courantes, une incertitude qui déconcerte parfois. Pour savoir quels sont les droits de la veuve sur les biens du mari, je me suis adressé à des notables, à d’anciens bayles, aux bayles en exercice, à des juristes : ils m’ont donné cinq réponses.

Est-ce à dire que la coutume d’Andorre n’existe pas ? J’ai entendu soutenir cette opinion, qui est une erreur, à moins que ce ne soit un malentendu. C’est le cas de toutes les coutumes locales de se confondre sur bien des points avec les coutumes voisines et de présenter avec elles les différences les plus imprévues. Agramunt, en 1113, empruntait une disposition à la coutume de Barcelone et Jaca, en 1134, adoptait un article de la coutume de Montpellier[24]. De ce que la coutume d’Andorre appartient à la famille des coutumes catalanes, il ne s’ensuit pas qu’elle se confonde avec ces dernières. Outre que le droit catalan est fort entamé, tandis que la coutume andorrane est toujours vivante, celle-ci est, dans ses grandes lignes, nettement marquée et dans certaines parties le dessin en est très original et très précis. Il serait prématuré d’insister : à lire les chapitres qui suivent, sur les biens et sur la procédure surtout, on se convaincra que la coutume d’Andorre est une réalité. Il en est fait, d’ailleurs, des mentions expresses dès le xve siècle[25].

Les décrets des seigneurs. — Il y a une trentaine d’années, on se préoccupa de former un recueil des usages andorrans[26]. Ce projet n’eut pas de suite, et les indications mises en œuvre dans la présente étude proviennent de sources multiples.

Il faut citer d’abord les décrets-lois des Seigneurs. Le plus ancien connu est cette charte de 1305, émanée du comte de Foix, dont on trouvera le texte aux Pièces justificatives. Une autre charte, de 1433, qui est due à l’Évêque et au Comte, est intéressante pour l’histoire du domaine et de la justice en Andorre. De la Réforme de 1866 il a été déjà parlé ci-dessus. Les Évêques ont, de leur seule autorité, donné plusieurs décrets ; en voici une liste incomplète :

11 décembre 1770. Décret sur l’élection des Syndics, consuls, etc. — Abrogé.

23 Juillet 1785. Décret concernant les exécutions sur les biens. — Abrogé.

11 août 1785. Décret fixant à un an le délai pour la prescription des arrérages de cens, rentes constituées et baux à long terme. — Abrogé.

10 juin 1786. Décret modifiant les deux précédents : est porté de 20 à 80 livres catalanes le chiffre de la créance au-delà duquel l’exécution ne pourra pas se faire de plein droit sur les meubles ; est porté de un à trois ans le terme de la prescription des arrérages. — Cette dernière disposition est abrogée. Les trois décrets de 1785-1786 ont été abrogés en 1839 ; ils n’en continuent pas moins à être appliqués dans l’ensemble.

30 septembre 1853. Décret exigeant pour les ventes à réméré suivies de rétrocession à titre de bail, une évaluation préalable par experts et enjoignant aux notaires de produire annuellement leurs minutes devant le Conseil général, etc. — Cette dernière disposition est sans effet.

4 août 1854. Décret fixant le taux des rentes constituées contractées ou à contracter et le délai de prescription des arrérages.

15 octobre 1881. Décret portant confirmation d’un décret de l’évêque Boltas qui aurait établi l’imprescriptibilité du réméré dans les ventes judiciaires.

Il existe d’autres décrets : tel, peut être, celui de l’évêque Boltas dont il vient d’être question et qui a pour l’Andorre une importance capitale. Ce décret n’est cependant connu que par ouï-dire : les juges qui l’appliquent en ont simplement entendu parler, et les parties qui désirent être fixées sur les dispositions de cette loi s’adressent à des hommes d’affaires de la Séo, qui les renseignent moyennant rémunération, sans d’ailleurs leur mettre en mains le texte[27].

Les décrets du Conseil général. — La coutume peut être constatée par décret du Conseil général. J’ai utilisé un certain nombre de ces décrets-avis. C’est l’une des missions du Conseil de conserver la coutume : à ce titre, il intervient par deux délégués dans l’administration de la justice criminelle. Quand il est consulté sur une espèce difficile, il s’adresse aux anciens ou à son assesseur. Il déclare habituellement, « d’après les lois et coutumes immémoriales du pays », quel est le droit des Vallées. C’est une formule et il ne faudrait pas y attacher une importance excessive. Néanmoins, les avis du Conseil ne peuvent que jouir d’une grande autorité, surtout quand ils sont arrêtés officiellement en séance et non pas signés successivement par les conseillers, à la requête et sur les instances d’une partie. Encore est-il bon de ne pas perdre de vue, d’abord, que le Conseil, assemblée administrative et politique, est accessible à des considérations et à des influences qui n’ont rien de Juridique, ensuite, qu’il donne assez souvent une opinion de seconde main. Quelque déférence que je professe pour lui, j’estime que les tribunaux ne doivent pas accepter aveuglément ses consultations, où la vérité est parfois cruellement défigurée, on en pourrait fournir des preuves.

Il y aurait, à un autre point de vue, bien des réserves à faire sur cet usage. Il est très rationnel qu’un juge dans l’embarras prenne l’opinion du Conseil sur un point de droit ; mais que le Conseil, à la sollicitation d’un plaideur, formule cette opinion, c’est bien différent. En 1846, le Juge des appellations soutenait que le Conseil général ne devait pas être autorisé à définir la coutume et il soumit la difficulté au Ministère, qui adopta cette manière de voir ; Guizot répondit dans ce sens[28]. Il est certain que le Conseil use parfois sans mesure de sa prérogative et de façon à juger les affaires ; car il ne se contente pas toujours de donner des consultations générales sur telle ou telle question de droit, il en fait l’application au procès en cours et casse des actes judiciaires. C’est une confusion de pouvoirs vraiment inadmissible.

Les sentences. — Je faisais grand fonds sur les décisions judiciaires pour déterminer la coutume, et j’avoue que j’ai éprouvé de ce chef quelque déception. Les sentences des bayles ne sont ordinairement pas rédigées par eux, mais par un conseil étranger aux Vallées, ce qui enlève à ces sentences beaucoup de leur intérêt. De plus, les collections de sentences ne sont pas complètes, à beaucoup près, et je soupçonne que certains greffiers ont apporté un soin médiocre à les conserver. Il serait utile que les sentences fussent transcrites non sur des feuilles volantes, qui s’égarent, mais sur un registre, dont le greffier aurait à répondre et qui serait déposé à la Curia. Car les sentences restent chez les greffiers et chez leurs descendants. Ces archives des greffes, comme les archives des études notariales, seraient à organiser entièrement et on pourrait y parvenir à peu de frais.

En dépit de ces desiderata, les sentences ont été l’une de mes principales sources d’information. J’ai dépouillé en 1887 un nombre assez considérable de jugements anciens. En 1900, 1901 et 1902, mes investigations ont porté principalement sur les sentences du xixe siècle. Les jugements anciens sont conservés surtout à la Curia, c’est-à-dire dans le prétoire des bayles, qui est à la Casa la Vall, la maison commune des Vallées ; les jugements modernes m’ont été communiqués par MM. Bonaventure Moles et Joseph Picart.

Formulaires des notaires. — Les archives des notaires comprennent des formulaires et des minutes. M. Palmitjavila, notaire à Encamp, est en possession de vieux formulaires manuscrits, tous composés en Catalogne : l’un, qui est de 1768 environ, paraît avoir été fait à Urgel. Il comprend quelques actes andorrans, par exemple, des lettres inhibitoires délivrées par le Juge d’appel, qui est de nationalité française. On y trouve encore un « attestat de limpiesa de sanch », un certificat constatant que l’impétrant et ses parents sont gens estimés, « descendant de vieux chrétiens, purs de race de Maures et de Juifs ». Cela est bien espagnol.

Les formulaires actuellement employés par les notaires andorrans sont des formulaires catalans imprimés. J’ai pris les titres de deux d’entre ces livres :

Feliz-Maria Falguera, Formulario completo de notaría, 3e édition, Barcelone, 1888.

Jayme Morelló, Colleccion de contratos, pactos públicos, testamentos, y últimas voluntades, para gobierno de los notarios de Cataluña, 2 vol., 1827.

Ainsi donc, manuscrits ou imprimés, anciens ou récents, les formulaires de l’Andorre sont catalans. J’ajoute que les quatre notaires en exercice ont fait leur stage en Catalogne. Ces faits comportent des conclusions qu’il serait superflu de développer. Le formulaire est le moule dans lequel le droit prend corps, et ici ce moule s’est lui-même formé sur le droit de la Catalogne. Il est bien entendu toutefois que les actes andorrans ne sont pas littéralement copiés des formulaires. « Chaque notaire se fait son formulaire », me disait le notaire d’Andorre-la-Vieille. J’avais eu l’occasion de constater un phénomène analogue dans d’autres pays pour les contrats du moyen âge : les clauses y sont très sensiblement différentes d’un notaire à l’autre. On pense bien que ces modifications résultent surtout des influences ambiantes et qu’en Andorre les nécessités locales communes et les échanges de vues entre les notaires donnent aux formules, aux actes des divers notaires une certaine unité. Ce serait donc une erreur grave que d’étudier le droit andorran dans les formulaires catalans et de croire que ces formulaires dispensent d’une enquête directe, longue et minutieuse, sur la coutume des Vallées. Tout le monde est d’accord que cette coutume s’écarte, sur divers points, du droit catalan ; or, pour l’étudier dans les formulaires imprimés à Barcelone, il faut supposer a priori que les usages dont on s’occupe sont communs aux deux législations.

Minutes notariales. — Les minutes des actes sont, comme les sentences, partie chez les notaires ou leurs héritiers, partie à la Curia. En Andorre, de même que dans notre moyen âge, les notaires sont en même temps greffiers[29], et la distinction n’est pas aussi nette qu’elle l’est actuellement chez nous entre les actes gracieux et les actes contentieux, entre les conventions des parties et les décisions de la Justice. Les uns et les autres ont été longtemps livrés à un abandon que l’auteur du Politar aurait voulu pleurer avec des larmes de sang[30]. Mon chagrin, quoique moins dramatique, a cependant été réel de voir emmêlés dans un grand désordre les liasses et les registres qui remplissent à la Curia vingt-un énormes tiroirs, clos par deux vantaux.

Les documents les plus anciens que j’aie trouvés dans cet amas de papiers sont sur un feuillet double arraché à un registre de notaire de Canillo ; la date est comprise entre 1345 et 1350. J’ai tiré parti d’un registre de 1412, qui est assez bien conservé. Mais pour l’objet de ce travail il était nécessaire de consulter surtout des actes modernes. J’ai fait choix des minutes de Soldevila, déposées à la Curia, et des minutes de Moles y Lleopart, qui sont au pouvoir de son petit-fils et successeur. Le premier fut installé en 1782 ; le second exerça environ de 1816 à 1842. D’autres minutes m’ont été communiquées, dont certaines tout à fait récentes.

Les actes notariés présentent un double intérêt : comme les formulaires, ils permettent de reconstituer les clauses de style et les formules courantes ; de plus, ils renferment une convention particulière qui a, prise en soi, une valeur scientifique. Cette terre catalane n’a pas éprouvé les terribles secousses qui ont, à diverses reprises, produit comme des cassures dans notre existence nationale, la guerre de Cent ans, les guerres de religion, la Révolution. Chez nous, il est très rare de trouver à l’origine d’un droit actuel un titre ancien. Dans les pays de langue catalane, Roussillon compris, il n’en est pas ainsi, en Andorre, quelques titres sont de date très reculée. Le Juge des appellations a visé, dans un arrêt du 12 octobre 1891, un bail à cens de 1167. On saisit quelle portée les actes notariés ont, dans ces conditions, pour l’histoire du droit.

Portée de ces actes : habitude et coutume. — Toutefois, de même que pour les décisions judiciaires, il faut faire quelques réserves sur l’intérêt historique des actes notariés. Même quand il est sincère et valable, l’acte notarié est un fait ; il nous apprend tout au plus que ses dispositions ne sont pas en contradiction avec la coutume.

Ces actes répétés constituent de simples habitudes, et les habitudes n’ont pas force de loi ; elles laissent la faculté de conclure des conventions très différentes. Entre ces habitudes et la coutume proprement dite, la distinction est essentielle, et, comme on ne lui a pas toujours accordé une suffisante importance, il me sera permis d’y insister. Sur dix andorrans qui ont fait un testament ou un acte analogue, neuf ont pris les mêmes dispositions ; ces dispositions constituent les habitudes juridiques de la population andorrane en fait de succession. Que deux frères plaident en partage, le magistrat n’a pas le droit de juger a priori suivant ces habitudes ; son premier devoir est de s’enquérir du statut auquel cette famille est soumise, des dernières volontés exprimées par le père.

Bien plus, il se peut qu’en l’absence d’acte spécial réglant un cas déterminé, les prescriptions de la coutume ne soient pas conformes aux habitudes de la population. Reprenons l’exemple qui précède : les conditions de la succession ab intestat ne sont pas les conditions presque constantes de la succession testamentaire. Si un andorran n’a pas formulé ses volontés, il serait assez naturel, suivant une doctrine bien connue, d’interpréter ses intentions et de soumettre ses biens au régime choisi par la grande généralité de ses compatriotes. Or, il n’en est rien, et pour suppléer le testament du défunt, on recourra à une législation étrangère.

Je demandais à un magistrat si la veuve n’avait pas de droit l’usufruit des biens du mari. Il me répondit que non, et la preuve qu’il me donna, c’est que les contrats renferment ordinairement une clause pour assurer à la femme cet avantage. « Si telle était la coutume, me dit-il, on ne prendrait la peine d’aller chez le notaire. »

On est porté à croire que la coutume orale et traditionnelle est exactement modelée sur les rapports habituels des individus, qu’elle fournit une solution adéquate à tous les problèmes juridiques, une satisfaction complète à tous les besoins et à toutes les aspirations. L’étude de l’Andorre démontre qu’il est loin d’en être ainsi : les coutumes andorranes ne s’adaptent pas, il s’en faut de beaucoup, aux mœurs des Andorrans ; entre les unes et les autres, l’écart est important.

Nous verrons que les prescriptions concernant la légitime sont souvent violées : les intéressés savent que, s’ils portent leurs plaintes devant le bayle, celui-ci leur donnera raison ; ils se taisent presque toujours cependant, parce que leur conscience est ainsi façonnée par l’enseignement et par l’exemple. Ils obéissent à ce respect de la tradition qui se mêle obscurément, dans le fond de leur âme, aux préceptes religieux. Le vieil andorran, croyant et pieux, suit les usages des ancêtres jusque dans les illégalités qui lui sont préjudiciables ; ou plutôt, il n’a qu’une notion bien indécise de la légalité, d’un droit en dehors de ces usages.

Il y a donc non seulement distinction, mais encore parfois opposition, entre le droit officiel, d’une part, la pratique, de l’autre : celui-là provenant de la combinaison d’apports étrangers, catalans, romains, etc., celle-ci résultant de circonstances locales et de causes intimes, principalement de conditions économiques et d’influences religieuses.

Statistique des actes notariés. — La statistique des actes notariés nous renseigne sur les habitudes juridiques de l’Andorre. Il n’est pas indifférent, par exemple, de savoir qu’un notaire a reçu trente-neuf contrats de mariage et trente dotations de clercs dans le même laps de temps où il n’enregistrait que cinq testaments. Voici les indications que fournissent, dans cet ordre d’idées, d’abord un registre de 1412, ensuite les minutes d’une étude des Vallées pour la période 1875-1877.

Le registre de 1412 renferme :
2 constitutions d’hypothèques ;
2 garanties données par le débiteur principal à des cautions ;
3 ratifications de vente consentie par tuteur ;
1 satisfecit de pupille à son tuteur ;
1 résolution de fiançailles ;
4 contrats de mariage ;
Page:La coutume d'Andorre.djvu/248 Page:La coutume d'Andorre.djvu/249 le reporte à une époque plus ancienne que le Politar : il semble remonter au xviie siècle[31].

Une Instructa aux bayles fut rédigée aux Corts de 1740[32]. Il en existe au moins deux copies : l’une d’Anton Puig, à la suite du Politar de la Casa la Vall ; l’autre, de la même main, chez M. Palmitjavila. C’est la première qui est reproduite aux Pièces justificatives[33].

M. Anton Picart, ancien bayle de France, l’un des sabis les plus considérés de l’Andorre, a fixé par écrit ses souvenirs sur l’histoire, l’organisation et la procédure des Vallées andorranes. M. Picart a bien voulu m’autoriser à prendre connaissance de son ouvrage, et il est à peine besoin de dire de quelle utilité ce vénérable volume a été pour moi.

Les deux coutumiers les plus connus de l’Andorre sont le Manual Digest et le Politar. Du premier je connais deux exemplaires : la minute, qui est à Ordino, chez M. de Riba, et une copie, qui se trouve à Andorre-la-Vieille, à la Casa la Vall. Le Politar existe, de même, à deux exemplaires : celui de la Casa la Vall et un autre, qui est à la Délégation permanente, à Perpignan[34]. Il doit y avoir, en outre, des essais partiels du Politar ; je crois que M. Palmitjavila en possède un. Enfin, le Politar et le Manual Digest de la Casa la Vall ont été transcrits par M. Bonaventure Moles et envoyés à Paris en 1879, ils sont déposés à la Bibliothèque du Comité de législation comparée.

Le Manual Digest[35] d’Andorre est de 1748. En voici le titre :

Manual Digest de las Valls neutras de Andorra, en lo cual se tracta de sa antiquitat, govern y religio, de sos privilegis, usos, preheminencias y prerogativas. — Escrit a peticio del Comú general de ellas, per lo dr en drets Anton Fiter y Rossell, del poble de Ordino, per lo millor govern y regimen de sus patricis.

L’ouvrage est divisé en six livres, subdivisés en chapitres.

Le Politar[36]de la Casa la Vall est intitulé : Politar andorrá. De la antiquitat, govern y religio, dels privilegis, usos, preheminencias, consuetuts y prerogativas de la Vall de Andorra. Tret molta part de les sublimes obres del molt Illre dr Anton Fiter y Rossell de Ordino, y part dels arxius del Illre Consell de la Vall, lo any 1763, per lo Reverent Anton Puigt[37].

Cette leçon du Politar date de 1563-1764 ; celle qui est à Perpignan, de 1762-1763. J’appellerai celle-ci Politar A, celle-là Politar B. Sauf indication contraire, mes citations sont empruntées au Politar B.

Le Politar A contient en assez grand nombre des corrections d’auteur, qui sont passées pour une bonne part dans le texte du Politar B. Néanmoins, dans l’ensemble et sur certains détails, le Politar B se rapproche plus du Manual Digest que du Politar A. Celui-ci, pour adapter les textes aux théories, a grossièrement falsifié un diplôme de 843[38] ; la copie de ce diplôme que donne le Politar B se rapproche davantage de la leçon du Manual Digest, qui est la vraie.

Au surplus, le Manual Digest aussi bien que le Politar portent des marques d’indécisions dans le plan et de remaniements. Au livre II, chapitre 3, du Manual Digest, on lit : « Le sujet de ce chapitre est traité au chapitre suivant. »

L’auteur du Manual Digest a plus de mérite que celui du Politar : le premier est un compilateur original ; le second n’est guère qu’un copiste. Cependant, le Politar est bien plus fréquemment cité en Andorre ; il a exercé plus d’influence sur la marche des institutions et c’est à ce titre que j’ai préféré l’utiliser.

Dans sa partie historique, le Politar est, — mieux vaut le dire franchement, — au-dessous de tout : l’auteur place Auxerre dans le duché de Bourgogne, en Bretagne ; il croit que Brabançons est le nom des gens de Barbastro ; il fait de Marca hispanica tantôt un auteur, tantôt un livre de Zurita[39]. Ces quelques exemples suffiront à donner une idée du crédit que mérite Anton Puig comme historien.

Le Politar vaut-il mieux, du moins, comme coutumier ? Anton Puig n’était guère plus préparé à cette mission ; c’est un jurisconsulte improvisé. A ses renseignements sur la coutume il joint des conseils très divers : son œuvre tient du manuel de civilité et du traité de droit, de la théorie militaire et du recueil de maximes politiques : affirmer sans cesse la pauvreté des Vallées[40], faire à l’Évêque, au moment de ses visites, de belles harangues dont A. Puig donne un modèle tout au long[41], garder son chapeau sous les armes, etc. À l’occasion des Corts, A. Puig omet de définir leur compétence ; mais il prend soin de dire et de répéter que leur table doit être couverte « d’un bon tapis[42] » ; s’il ne nous apprend rien du pourvoi des condamnés, il n’a gardé d’oublier aucun détail de l’exécution capitale.

Ce qui est plus grave, c’est que l’auteur, au lieu de se borner à enregistrer les usages établis, donne à nombre de questions une solution nouvelle ; il ne cite pas la jurisprudence locale, il renvoie à des auteurs étrangers. Où finit la constatation pure et simple de la coutume, où commence l’opinion personnelle d’A. Puig, il est habituellement impossible de le saisir, et on comprend combien son œuvre y perd en portée.

Malgré tout, cette compilation sans valeur intrinsèque a pris peu à peu un rang important, un caractère quasi-officiel, dans les Vallées. « C’est leur Talmud », me disait un jour feu Lino Freixa, vicaire général d’Urgel. Une juridiction ne peut pas reconnaître au Politar l’autorité que les Andorrans lui prêtent ; mais dans une enquête sur la coutume andorrane, il était nécessaire de faire à cette compilation une place.

Les traditions orales. — Les différents documents écrits, décrets, sentences, minutes notariales, coutumiers, ne répondent pas, il s’en faut de beaucoup, à toutes les curiosités. Les témoignages oraux sont plus souples ; ils se prêtent plus docilement à l’interrogation, et j’ai largement usé de la ressource qu’ils m’offraient. L’Andorran, avec sa finesse de montagnard, a une aptitude particulière à saisir les notions juridiques. Plus d’une fois, le notable chez qui j’étais en visite, l’hôtelier qui m’hébergeait, m’ont fourni des indications fort utiles. Je loge à Andorre-la-Vieille chez un aubergiste que j’ai connu jadis receveur de la Poste, guide et loueur de chevaux ; il est menuisier de son état, expert quelquefois, architecte à l’occasion ; comme tout le monde, il a quelques terres au soleil et il est agriculteur ; depuis peu, il s’adonne à l’élevage ; la confiance de ses concitoyens l’honora naguère du titre de capitaine de la paroisse ; il est devenu récemment boucher et secrétaire du comú ; enfin, c’est l’un des avoués les plus réputés du pays, et il m’a souvent intéressé par ses causeries, tout en servant mon repas. Entre le puchero qui commençait le déjeuner et les amandes grillées qui le terminaient non moins invariablement, il y avait place pour une consultation, jamais banale, souvent subtile et profitable.

Comme les autres moyens d’information, celui-ci présente ses Inconvénients et ses chances d’inexactitude. Il est aussi difficile en Andorre qu’ailleurs de dire : « Je ne sais pas », et plus d’une fois, au lieu d’avouer leur ignorance, des sabis m’ont induit en erreur. Il est à peine utile d’ajouter que j’ai contrôlé ces témoignages l’un par l’autre.

Il n’y a pas en Andorre de personnages individuellement chargés, comme les costumeys du moyen âge[43], de fixer les points de droit : l’assesseur est un homme de loi espagnol ; les rahonadors ont un mandat éphémère. Les notables à qui je me suis adressé peuvent être répartis en deux catégories, suivant qu’ils ont ou non des idées raisonnées et scientifiques sur le droit. Ni les uns ni les autres ne distinguent suffisamment de la coutume locale le droit supplétoire de cette coutume. Interrogez-vous un licencié ou un docteur, il a une propension fort naturelle, dans les cas que la coutume ne prévoit pas, à vous donner une réponse tirée du Digeste ou des livres catalans. Je consultais l’un des hommes les plus distingués de l’Andorre sur les délais de la prescription ; il me répondait sans aucune hésitation et je prenais mes notes en toute confiance, quand, arrivé à la prescription des salaires, mon aimable et savant interlocuteur s’arrêta et, pour aider sa mémoire, ouvrit un petit volume catalan. Je sus alors que tout ce qu’il m’avait dit jusque-là était du droit catalan, parce que sur ce chapitre l’Andorre emprunte à ce droit ses dispositions.

Quant aux sabis moins cultivés, ils ont retenu des jugements ; mais eux non plus ne font pas le départ entre le droit purement local et le droit étranger qui le complète. Sans compter qu’il faut, pour comprendre les sentences et pour attribuer à chacune sa vraie portée, une certaine connaissance théorique du droit.

Aux premiers, j’ai demandé plutôt des notions générales sur les principes de la coutume ct sur son évolution historique ; j’ai consulté préférablement les seconds sur la pratique et la Jurisprudence.

Documents administratifs. — J’ai enfin travaillé avec fruit dans quelques dépôts d’archives administratives : archives du Conseil général, archives du com d’Andorre-la-Vieille et du comú d’Encamp, archives de la Délégation française.

Les archives du Conseil général garnissent, dans la salle des délibérations, une armoire à six clefs confiées aux conseils des six paroisses. J’avais eu l’occasion de les voir très rapidement en 1887 ou 1858 et de constater, après d’autres, qu’elles étaient fort au-dessous de leur réputation. Un examen plus long auquel je me suis livré en 1900 a confirmé mon opinion. Il faudrait compulser cette collection pour écrire un ouvrage complet sur l’histoire politique de l’Andorre ; mais on doit renoncer à y trouver des raretés en matière de diplomatique et même, en dehors des decrets du Conseil général et des Privilèges, un contingent appréciable de renseignements sur la coutume.

Les Privilèges que je viens de nommer sont transcrits en deux gros volumes. Le peu que j’en sais m’inspire une vive défiance sur la sincérité des copies. Il sera prudent de n’accepter ces textes que sous bénéfice de révision.

Au point de vue du droit, les archives des comuns sont plus intéressantes, si j’en juge par celles d’Encamp, où certains registres ont retenu mon attention.

Les archives de la Délégation permanente française sont partie à la Préfecture de Perpignan et partie à la Préfecture de Foix. Le nombre des dossiers de Perpignan témoigne de l’activité avec laquelle les Délégués ont suivi les affaires d’Andorre pendant les vingt dernières années ; mais je ne sais pas si les dix liasses de Foix ne m’ont pas été plus utiles. Voici l’indication de quelques-unes des affaires qui sont traitées dans ces liasses des Archives de l’Ariège :

Liasse 1. — Extradition de malfaiteurs (affaire Laugé, 1844) et d’un déserteur (1855).
Liasse 2. — Organisation judiciaire. Conflits du viguier de France avec le Juge des appellations (1872), du Juge des appellations avec le Syndic (1845 environ), etc.
Liasse 3. — Légalisation de la signature du Syndic. Exécution en Andorre des décisions prises en France. Commission rogatoire du viguier épiscopal. Affaire Vivès (1858).
Liasse 4. — Contrebande.
Liasse 7. — Réforme de 1806.
Liasse 8. — Révision des sentences des Corts.
Liasses 10-12. — Affaire de la Solane.



    sacristans et décident que « la administracio de ditas capellas y sas rendas se agreguia a la iglesia parroquial del present lloch de Canillo ».

  1. 1636. Sentence de Vital Seré, « conseillier du Roy, juge en la souveraineté d’Andorre », dans une affaire de collocation, ordonnant « que tous les biens en question et autres en dépendants et à ce sujets seront généralement saisis et mis aux enchères, suivant les ordonnances royaux ».
  2. 8 février 1868. Sentence d’un bayle sur une affaire en paiement de gages ; le défendeur excipait de la prescription : « Considerant que la prescripcio triennal oposada per lo covingut y fundada en lleys de España y Cataluña es contra lo que estatuheyx lo dret romá y lo dret canonich y contra tota equitat ». — Le 25 juin 1877, les rahonadors adressèrent au viguier de France un mémoire dans lequel ils exposaient que « les constitutions de Catalogne sirvent de complément aux lois spéciales andorranes et au droit romain ». — Dans un procès récent, un docteur en droit originaire d’Andorre a soutenu que les droits supplétoires sont, dans l’ordre de préférence : le droit romain, le droit catalan, le droit castillan. Sur la valeur de la loi castillane des Partidas comme supplétoire du droit catalan, voir de Brocá et Amell, Instituciones del derecho civil catalan, 2e édition, t. I, pp. 108-111. Cf. Manuel Duran, Memoria acerca de las instituciones del derecho civil de Cataluña, p. 6.
  3. P. 214.
  4. 31 mai 1876. « Esta legislacion en los casos que no hay ley especial andorrana ó consuetut que forme ley está basada en el derecho comun ó romano, com es de ver en el Politar. » — 14 septembre 1845. Lettre signée Agustin Vidal, contenant des instructions de l’Évêque relativement à un conflit entre le Juge des appellations et les autorités locales : « Si se attiende al drecho romano, que es el que vige en Andorra, como si se attiende al drecho canónico, es inegable que, una vez pronunciada por el juez la sentencia interlocutoria, que tiene fuersa definitiva, declarando por abandonada o negada la appellacion, se debe estar a ella y está prohibido al otro juez el conocimiento de la causa principal. » (Archives de l’Ariège, Andorre, liasse 2).
  5. Voici ce que l’auteur du Manual Digest écrivait au Conseil d’État d’Espagne, au sujet des Corts : « Se administra la justicia segun los costumbres patrios y, en falta de estos, segun la disposicion del drecho comun ». — Voir ci-après, p. 50, n. 3, des attestations de 1753.
  6. Voir l’introduction à mon Étude sur la condition des populations rurales du Roussillon, pp. xxvi et suiv.
  7. Op. cit., p. xxxiv.
  8. Massot-Reynier, Les coutumes de Perpignan. Introduction, pp. xlv-xlvii.
  9. Voir p. 50, n. 3, la déclaration du Conseil général du 16 mars 1753.
  10. Constitucions de Catalunya, VI, v. 2, p. 394. — Cette constitution généralise une disposition qui était spéciale à Barcelone.
  11. Il faut ajouter queles assesseurs chargés de rédiger les sentences s’inspirent parfois de la doctrine des commentateurs catalans. Un jugement d’un bayle renferme, entre autres, les considérants suivants : « Considerant que segons la Nov. 118 de Justiniano, a falta de ascendents y descendents entran los germans… ; Vist lo alegat y probat per las parts y en especial las opinions dels sabis jurisconsults Cancer, Fontanella y demes tratadistas del dret catala, que per los asumptos de heretaments vigeix en Andorra ».
  12. Le 17 décembre 1752, l’avocat général avait, dans son réquisitoire, soutenu la thèse favorable au droit romain : « Moles convient… que les Constitutions de Catalogne ne sont point conues en Andorre et que les habitants y sont jugés suivant le droit écrit, à défaut des propres usages, qui ne se trouvent point rédigés ». — Moles produisit, en outre, deux attesta- tions concordantes, l’une d’avocats d’Urgel, l’autre du Conseil général ; j’ai retrouvé cette dernière, à la date du 16 mars 1753, dans les registres du Conseil : « En les Valls de Andorra, en totes les causes, sien heretamens o altra especie de causes, está obligat lo jutge a seguir la disposicio del dret comu o romá ; en tal manera que ara sia lo jutge español, ara sie frances, no pot seguir la disposicio del dret municipal español ni frances ». — Le 22 décembre 1753, le Conseil Souverain déclara ne pas s’arrêter à ces divers témoignages : « La Cour a mis et met l’apel et ce dont à néant, émendant sans avoir égard à l’exception de la chose jugée oposée par Moles, dont le déboute, ni au certificat donné par six avocats d’Urgeill, du 14 mars dernier, ni à autre certificat donné par le Conseil général de la Vallée d’Andore, du 16 dudit mois de mars, aussi dernier, qui seront rejetés du procès », etc. (Archives des Pyrénées-Orientales, registre d’arrêts du Conseil Souverain).
  13. De Brocá et Amell, Instituciones del derecho civil catalan, 2e édition, t. I, p. 105. — Elías, Manual del derecho civil vigente en Cataluña, 3e édition, § 10.
  14. Novembre 1504. Dans un contrat de mariage, l’époux déclare qu’avec le consentement de son père, de ses oncles et d’autres parents et amis, il prend Marguerite X. pour femme et se livre à elle pour être son mari, « ayxi com la ley de Deu ho mane e los benaventurats sanct Pere e sanct Pau de Roma o afermen, dient que so que Deu ajuste hom no deu separar » ; les formules pour la femme sont analogues. — Voir plus bas, chapitre V.
  15. J’en ai trouvé un exemple du 1er février 1896.
  16. Décret du 24 octobre 1885. — L’objet de ce décret est de réprimer des infractions à un décret récent.
  17. Le 20 décembre 1784, les deux consuls, les deux conseillers et dix prohomens de Canillo se réunissent et délibèrent sur la suppression de trois ou quatre chapelles : « Considerant nosaltres en los expressats noms que sobre la administracio de ellas tenim absolut domini y authoritat ; volent empero que la resolucio que anam a pendrer sobre est particular sia ab intervencio del reverent parroco… » : ils relèvent de leurs fonctions les
  18. Sur la part qui est faite à la loi romaine dans le droit catalan, v. Duran y Bas, Memoria acerca de las instituciones del derecho civil, pp. 139 et s.
  19. Voir ci-dessus, p. 50, n. 2, des extraits d’une sentence d’un bayle qui vise à la fois la novelle 118 et les commentaires catalans.
  20. Les journaux français sont peu répandus en Andorre : on y reçoit, à ma connaissance, un exemplaire d’un journal de Perpignan et deux ou trois exemplaires d’un journal de Toulouse, l’un et l’autre nettement, sinon violemment anti-cléricaux.
  21. Il faut faire exception pour la mesure toute récente qui abolit les dîmes.
  22. Les 13 avril et 8 mai 1903, deux conventions ont supprimé la dîme que percevaient le Chapitre et l’Évêque ; la dîme est remplacée par une redevance fixe payée à l’Évêque, lequel assure le traitement du clergé.
  23. 30 mai 1892. Délibération du Conseil général exposant que le payement de la dîme est une affaire personnelle à chaque intéressé et que les comuns ne peuvent pas en ces matières obliger les particuliers. — 17 mars 1894. Décret du Conseil général proclamant que les administrateurs légaux des églises sont les comuns, les curés étant simplement chargés des recouvrements : le consul ou le sacristain devront intervenir dans les aliénations. — 9 mai 1894. Décret du Conseil autorisant les comuns à s’emparer des écritures concernant l’administration des curés. — L’Évêque protesta le 21 août suivant contre ces décisions.
  24. Alart, Privilèges et titres de Roussillon et de Cerdagne, p. 37.
  25. Le 18 janvier 1470, par contrat de mariage, un jeune homme reçoit une dot de 25 livres et constitue un douaire de 8 livres. « He lodit Ramon Calbera promet de asegurar xxxiii l. sobre sos bens, a custum d’Endorra ». — Le 18 avril 1472, un individu expose qu’il a fait saisir des biens par le bayle, « e s’en ha fets tres enquants, segons costum de la terra ».
  26. 17 décembre 1868. « Se fa comicio als señors Sindichs, a Bonaventura Moles Babot, consol menó de Andorra, a Setarino Riba, consol majó de Ordino, y al secretari de la Vall, Tomas Palmitjavila, pera que formen un codigo de lleys y penal, segons las costums y practica de la Vall, afi de que tots los vehins de la Vall sapian com obran y pugan anar ben regits y gobernats tots y segons lley y deret (sic) ». — Il est déjà question de ce projet de codification dans l’Apendice de la Reforma de 1806, p. 13.
  27. Sur l’histoire de ces décrets, voir ce qui est dit aux chapitres vi et viii.
  28. Le dossier de cette affaire est aux Archives de l’Ariège, Andorre, liasse 2.
  29. Ce fait concourt à expliquer la persistance des tabellions pendant Îles siècles du haut moyen âge, où ils n’ont pas une raison d’être suffisante dans leurs fonctions de notaires.
  30. P. 222.
  31. Pièce justificative xxvii. — Voici quelques éléments permettant de dater ce texte : il y est question de doubles, « dobla », de la « duena » ou liste de deux noms présentée par le Conseil général pour la nomination des notaires : les doubles n’apparaissent guère en Andorre qu’assez avant dans le xviie siècle et la nomination du notaire sur présentation de deux candidats par le Conseil a été organisée, sauf erreur, par décret du 1er février 1607. Il faut ajouter que le régime des ventes judiciaires décrit par le manuscrit paraît être celui qui fut organisé par les Corts de 1608.
  32. L’Instructa est visée par le Politar, p. 214.
  33. Pièce justificative xxvi.
  34. Dans une lettre du 22 décembre 1877, M. Pasquier, alors archiviste de l’Ariège, signale une copie fort inexacte du Politar qui existe à la Bibliothèque de Foix (Archives de l’Ariège, Andorre, liasse 2). D’autres copies sont gardées à l’évêché d’Urgel et à Barcelone.
  35. Manual est le nom catalan de certains registres de notaires.
  36. La Préface nous apprend que Politar signifie recueil de renseignements.
  37. Anton Puig était vicaire perpétuel des Escaldes, en Andorre. Il existe une liste des évêques d’Urgel qui est, je crois, de sa main.
  38. Pp. 111-112.
  39. Politar A, pp. 53, 239, 34, 51-52, 64.
  40. Politar A, maxime 49, p. 400.
  41. Politar A, pp. 256-257.
  42. P. 339 et 342.
  43. Les costumeys de Bordeaux sont cités notamment dans l’article E suppl. 3120 des Archives de la Gironde. Leur rôle est étudié par M. Barckhausen dans son Introduction au Livre des Coutumes de Bordeaux, pp. xxiii-xxiv.