La crise/Partie 1/Chapitre 6

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Éditions Édouard Garand (p. 12-13).

VI


Jean s’endormit d’un sommeil profond et ne se réveilla qu’au déclin du jour. Les travailleurs rentraient à la Ferme des Érables : on entendait le grincement des faucheuses, le hennissement des chevaux, les joyeux aboîments des chiens. Le dormeur ouvrit sa fenêtre qui donnait sur la grande cour : « Oui, répétait-il intérieurement, nos habitants sont des rois, quand ils comprennent bien leur métier ! » Les vers des Géorgiques de Virgile lui revenaient naturellement à la mémoire : « O fortunatos nimium… Trop heureux les hommes des champs, s’ils connaissent leur bonheur ! » Moi-même, se disait Jean Bélanger, j’aurais aussi ma part de cette félicité si, à l’exemple de mon frère Hector, j’allais suivre les cours d’agriculture d’Oka à la fin de ces vacances, pour me mêler plus tard aux paysans de Repentigny. Mes études classiques me donneraient une supériorité incontestable sur mes émules qui, pour la plupart, n’ont fait que des études primaires dites supérieures. Et puis, qui sait ? Je pourrais jouer un rôle dans le Comté, quand je serais bien établi sur mes terres. Ne faut-il pas des apôtres laïcs dans notre société canadienne-française ? La race dont je suis fier doit utiliser toutes ses énergies !… »

Ainsi, l’idéal du collégien devenait celui des honnêtes jeunes gens destinés au monde. Après la culture intensive de la piété durant les années de pension, il n’avait plus comme visée que d’être un bon patriote, un bourgeois habile dans l’administration de ses affaires privées et des intérêts publics. Il avait descendu tous les degrés qui séparent la carrière sublime, héroïque, qu’il se proposait d’abord, d’une autre carrière noble en soi, mais tout de même intéressée, alourdie des mille préoccupations du siècle : honneurs, fortune, tout cela est d’un poids dur à traîner dans les chemins de la vie ; ceux qui ont cette dernière vocation n’en souffrent pas, parce que leur âme est faite pour les tâches d’ordre pratique. Mais Jean, si éthéré dans ses aspirations antérieures, si pur dans ses pensées et ses sentiments, comment pouvait-il se résoudre à déchoir de la sorte ?

Le hameau était loin de l’église paroissiale ; le fougueux adolescent ne pouvait plus, comme au Collège, se nourrir chaque matin du Pain des forts ; il voyait s’ouvrir devant lui une longue période où il devait reprendre la vie de simple chrétien, se contentant de la prière matin et soir, se mêlant à la foule des fidèles le dimanche, accompagnant tout au plus sa sœur Thérèse jusqu’à l’église, une ou deux fois par semaine. Les circonstances le desservaient, juste au moment de la crise passionnelle qui faisait chanceler ses pas.

Aussi bien, ses incertitudes provenaient moins du désir de vivre à la campagne, de la soif des honneurs ou de la fortune, que d’un amour lointain qui avait éclaté subitement, tel un feu qui couve depuis longtemps sous la cendre. Si le rhétoricien venait de couronner brillamment ses études secondaires, l’année avait été médiocre pour sa culture morale. Au lieu de découvrir dans ses auteurs, dans les poètes surtout, des traces de la Beauté absolue, Jean y avait trouvé une image trop concrète de la beauté humaine ; jusque dans ses devoirs écrits, dans ses rédactions les mieux cotées, tout était plein du souvenir d’Alice Gagnon : elle n’était pas nommée, mais elle inspirait chaque page de l’artiste, du littérateur en herbe.

C’est encore à elle qu’il pensait maintenant, accoudé à la fenêtre de sa chambre ; après la rude déconvenue du matin, ses idées se remettaient en place, et tous ses projets de vie séculière se réduisaient à cet invariable motif. Il allait revoir, à la veillée, la petite charmeuse ; sa mère elle-même avait songé à cette agréable diversion, pour dissiper ses soucis qu’elle croyait d’ordre livresque. Sans doute, cette entrevue en famille ne vaudrait pas le tête-à-tête manqué le matin, mais il trouverait bien un stratagème pour savoir le motif de cette abstention ; tandis que la conversation serait générale, il se mettrait à l’écart avec Alice et la questionnerait à son aise. En tout cas, par ses regards, par des signes muets, il saurait lui faire comprendre qu’il ne lui tenait pas rigueur de ce manquement, qui n’était probablement pas prémédité.

Bref, l’orage s’était évanoui et Jean prit de bon cœur sa place à table, lorsqu’on l’appela pour souper : il était mis en appétit par la diète forcée du matin. Sa mère fut tout heureuse de lui voir cette figure reposée, cette bonne mine, et mieux encore ce joli coup de fourchette. La vie au grand air aurait vite raison d’une langueur passagère… Le repas fut plein d’entrain ; Hector ne cessait de taquiner Jean sur ses mains fines et sur ses jolis doigts : « Ça nous promet un valet de ferme accompli ; tu dois jouer admirablement du piano ou de l’orgue, Monsieur le rhétoricien ! Ce soir, tu vas nous servir quelque jolie ritournelle à la Ferme des Ormeaux ; je crois qu’il y a un vieil harmonium sur lequel Élisabeth exerce les morceaux qu’elle doit donner à l’église, le dimanche ; car Élisabeth Gagnon et notre Thérèse sont les deux acolytes de Monsieur le Curé, à Repentigny. »

Effectivement, les Gagnon avaient permis tardivement à leur fille de faire parfois un peu de musique, sur la demande du Curé de la paroisse ; à l’aide d’une méthode très simple, l’organiste improvisée accompagnait quelques cantiques chantés par les Enfants de Marie. L’institutrice du hameau lui avait donné hâtivement quelques principes de solfège ; dans les églises de campagne, les oreilles des auditeurs sont peu exigeantes. Quant à Thérèse Bélanger, elle n’était pas habile sur le clavier, mais elle possédait une voix très souple et dirigeait le Chœur des jeunes filles.

La veillée promettait d’être distrayante. À l’issue du souper, pendant que les hommes allumaient leur pipe et que Maria avec Corinne lavaient et rangeaient la vaisselle, Jean remonta dans sa chambre pour faire un brin de toilette. Tout en se peignant avec soin, il réfléchissait qu’il ne pourrait peut-être pas parler longtemps à sa bien-aimée… Prenant une feuille de papier à lettre, il y traça quelques lignes qu’il glisserait furtivement entre les doigts de sa tendre Alice :


Ma Chérie,

Tu m’as bien fait souffrir ce matin, en ne venant pas au rendez-vous. Je suppose que tu as été retenue à la maison. Tu m’expliqueras ce contre-temps, dès que j’aurai l’immense bonheur de continuer notre entretien commencé sous le chêne. Je ne t’en veux pas…

À bientôt, mon Ange aimée ; je dépose sur ta petite main mille et mille caresses ; je pense à toi nuit et jour.

Ton Jean qui t’adore.