La crise/Partie 1/Chapitre 7

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Éditions Édouard Garand (p. 13-14).

VII


Ayant tourné ce billet aussi galamment que s’il eût été un professionnel en cette matière, Jean partit avec toute sa famille. Son cœur battait fort, à mesure qu’il approchait des Ormeaux. Enfin, on arrive !… Une acclamation retentit dans la vaste cuisine qui sert de salon : « Voilà de la grande visite ! » Tout le monde se lève, les mains tendues… On va chercher des chaises. Le père et la mère Gagnon venaient de commencer une partie de cartes avec leurs deux fils Lionel et Adélard ; Élisabeth était avec son cavalier Télesphore Gingras. Quant à Alice, que Jean avait immédiatement cherchée des yeux, elle n’était point seule non plus : Ovila Paquette n’avait pas oublié ses résolutions du matin, il avait apporté ses cadeaux ; outre la broche dorée qui brillait sur la poitrine de la fillette, elle venait de recevoir un joli bracelet et de fines boucles d’oreilles : ce n’était certes pas du métal précieux, mais une composition d’une frappe élégante.

En entrant, Jean avait aperçu sa petite amie, son adorée, assise dans un canapé étroit à côté de l’autre… ; elle se laissait courtiser par ce grand garçon, aperçu par le collégien à une heure de détresse… Ah ! comme il entrevoyait maintenant, lui, le mélancolique amoureux qui avait tant pleuré, la clé de cette douloureuse énigme ! Il avait un rival !… Toutes les cruelles aventures d’amour qu’il avait lues dans ses classiques lui apparaissaient subitement dans l’effroyable réalité ! Alice avait donc de bonnes raisons pour ne pas se rendre, dans la matinée, sur les bords de la rivière !… Toute son apparente candeur, toutes ses réserves pudiques de la veille n’étaient donc qu’un jeu !… Jean s’était laissé berner par la duplicité féminine, et toutes les malédictions qu’il avait trouvées dans ses chers poètes, il pouvait les faire siennes :

« Car, plus ou moins, la femme est toujours Dalila. »

Comment croire à tant de perfidie ? Un tremblement nerveux secouait tous les membres du pauvre enfant : il se sentait froid dans le dos, un frisson l’envahissait des pieds à la tête. Jean, si loyal, si sincère, Jean, encore tout endolori par les doutes récents, se voyait victime de la plus infâme trahison… Il maudissait, de toute son âme indignée, cette maison où un coup de poignard le perçait en plein cœur !

Toutes ces impressions venaient de se succéder en lui, plus vite que le passage d’un éclair. Si du moins il avait été seul, s’il avait surpris le couple honni, exécré, au coin d’une haie, en plein champ, il aurait pu s’enfuir, ou plutôt déverser sa colère, cracher son mépris en plein visage, sur la fille coupable de cet assassinat moral. Mais non ! Il allait subir, plusieurs heures durant, cette vision écœurante…

Durant cette seconde où ses yeux se troublaient, Jean n’eut que la force de se dire, au plus profond de lui-même : « Où suis-je, mon Dieu ! Quel enfer !… Seigneur, ayez pitié de moi ! »

Dans le brouhaha des chaises qui se plaçaient, des rires qui s’entrecroisaient, personne, sauf Alice, ne put s’apercevoir du trouble affreux auquel était en proie celui qu’elle n’avait pas cessé d’aimer. Elle avait prévu ce choc mortel, la petite Alice ; elle avait fait l’impossible pour le prévenir, quand elle avait appris la visite des Bélanger ; son instinct de femme, à peine éveillé, lui avait dit qu’on ne peut pas aimer deux hommes à la fois sans produire des catastrophes. Mais, avertie trop tard, elle avait été impuissante à éviter cette odieuse rencontre.

Les visites d’Ovila étaient inaugurées depuis si peu de jours, qu’elle n’avait même pas senti le besoin d’en entretenir Jean, dans la rencontre inopinée de la veille. D’ailleurs, pouvait-elle soupçonner, avant cette entrevue aussi déconcertante qu’enchanteresse, les dispositions de son ancien camarade à son égard ? Un concours de circonstances inéluctables faisait d’Alice l’enjeu de ce conflit qui lui donnait le vertige. Dans la matinée de ce jour qui se terminait en tragédie invisible, elle n’avait pu se dégager des occupations que lui avait imposées Élisabeth, minute par minute : journée de lavage, de repassage, tout s’était accumulé comme à plaisir, par une suite de fatalités, pour l’enchaîner à la maison et pour imposer à son Jean d’involontaires tortures… Mais cette apparente fatalité n’était autre que l’action de la Providence, qui veille sur ses élus et se sert des plus insignifiants facteurs pour produire, à l’heure favorable, les salutaires désenchantements.

Que dire ? Que faire ? Alice, elle non plus, ne savait où se mettre. Si, deux jours plus tôt, Jean avait pu lui parler à cœur ouvert, elle aurait évincé Ovila à tout jamais. Mais une pareille volte-face aurait demandé au moins quelques éclaircissements avec papa et maman Gagnon, non moins qu’avec la famille Bélanger. Non, Alice n’était pas responsable de cette tempête qui grondait sourdement de part et d’autre.

— Jean, dit-elle en surmontant son émotion, je n’ai pas à te présenter Ovila Paquette ; il vient de me dire qu’il t’avait salué depuis ton retour de L’Assomption, et je vous ai aperçus ce matin sur la route ; vous vous êtes croisés au moment où j’étais encombrée de linge : avec Élisabeth, nous n’avons pas eu un instant de repos ; la lessive, pour les ménagères, c’est tout dire !

— Il y a en effet, répondit Jean d’un ton sec, des lessives de tout genre ; on se lave facilement des fautes les plus graves, quand on est surpris en partie louche.

Ovila ne comprit pas toute la portée de cette riposte cinglante. Jean ne tendit pas la main et alla s’asseoir dans le coin opposé de la cuisine où ses sœurs Corinne, Maria et Thérèse l’appelaient pour organiser un second jeu de cartes. Leur frère Hector, ainsi que leur père et leur mère, n’étaient pas disposés à ce tournoi ; ils venaient de s’installer derrière les premiers joueurs qui avaient repris leur partie interrompue.

Jean ne distinguait ni atouts, ni trèfles, ni piques, ni quoi que ce fût, dans cet amusement qui était un martyre ; il était anéanti, on eût dit un automate. Ses sœurs ne comprenaient rien à cette lubie qui l’avait pris subitement : « Voyons, Jean, répétait Thérèse, sois gentil ! La plaisanterie a suffisamment duré, depuis le début… » S’apercevant que ses paroles étaient inutiles, elle proposa de jouer aux devinettes avec ses jeunes sœurs… « Thérèse chérie murmura Jean à l’oreille de sa grande amie — la vraie, celle-là — je me sens fatigué plus que ce matin : cette cuisine enfumée comme une tabagie me coupe la respiration ; je suffoque, j’ai une migraine affreuse… N’en dis rien à Maman, pour ne pas la contrarier. Je vais sortir un moment, personne ne se doutera de rien ; j’ai besoin d’air… »

Et Jean sortit à pas de loup par la grande porte qui était toute proche, sans que personne n’y fît attention, hors de son groupe.