La crise/Partie 2/Chapitre 4

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Éditions Édouard Garand (p. 24-25).

IV


Jean Bélanger ne pouvait plus croire qu’il fût en vacances ; en quelques semaines, sa vie tournait au roman ; mais ce n’était pas un roman pris dans les livres, bien que les moindres incidents fussent enchaînés de la plus mystérieuse façon. De quel côté allait-il donc orienter son cœur ? Après avoir rencontré la vertu toute simple, il entrevoyait maintenant la vertu recouvrée, et tellement ferme qu’elle ne serait pas sans lendemain ; par surcroît c’était la beauté, la fortune, des perspectives enivrantes !… Il était bien vengé des façons dédaigneuses d’Alice !

Néanmoins, Exilda n’avait pas encore dit toute sa pensée. Que signifiait cet accès de dévotion, après une existence orageuse ? Ne voulait-elle pas se donner pleinement à Dieu, après s’être donnée follement au monde ? Était-elle un instrument insoupçonné des vues providentielles du Très-Haut sur le rhétoricien indécis ?… Et puis, la jeune fille parlait-elle en son nom ou avec l’assentiment des siens ? Malgré de brillantes études, Jean était-il destiné à brûler l’étape des conditions sociales ? De pareilles ascensions se rencontrent dans la libre Amérique, y compris le Canada : l’amour y est plus puissant que la fortune et rapproche les êtres les plus distants par leur naissance.

Ayant fait intérieurement toutes ces réflexions, le jeune homme, mûri par des expériences si vertigineuses, ne savait comment reprendre cet entretien. Il n’osait même lever les yeux vers cette exquise jeune fille qui le dominait maintenant, de toute l’autorité d’une confession qui montrait son passé absous, de toute la lucidité d’un regard qui avait percé à jour les tribulations morales du candide collégien, au sortir de sa rhétorique.

— Jean, dit enfin Exilda, ma confiance en vous appelle la réciprocité. Quelles sont les véritables dispositions de votre cœur ?

— Mon cœur porte encore les traces d’une blessure récente, vous n’avez pas eu de peine à le deviner, puisque vous avez des yeux de lynx pour percer les mystères de la conscience.

— Je ne fais que soupçonner votre cas ; en m’ouvrant votre âme à votre tour, vous me mettrez sur la voie des révélations définitives en ce qui me concerne.

Jean Bélanger n’éprouva aucune peine à narrer les détails des meurtrissures qui le torturaient encore. La personnalité d’Alice se dressait, bien vivante, entre lui et la créature vraiment supérieure qui était là, dans ce discret boudoir. Ce petit salon intime n’avait rien de compromettant : à travers les rideaux largement entrebâillés, on apercevait les silhouettes silencieuses des domestiques qui, à pas feutrés, circulaient en tous sens ; valets et servantes étaient accoutumés à voir Exilda en pareils tête-à-tête ; ils n’étaient pas pour s’en formaliser, car ils connaissaient ses sentiments à l’égard des jeunes messieurs qui lui avaient fait précédemment la cour ; depuis le maître d’hôtel jusqu’au plus humble laquais, tout ce monde avait pour elle de l’estime, de l’affection. N’était-elle pas la meilleure de toute la famille, en dépit de ses espiègleries des dernières années ? L’entrevue pouvait donc se prolonger sans inconvénient.

Exilda ne perdit pas un mot de ce long exposé que lui fit Jean sur sa dernière année de collège, sur ses rêves fleuris, sur les débuts de ses jeunes amours suivis de déception, et aussi sur la situation de sa famille ; il insista sur son intimité si douce avec sa sœur Thérèse, et sur sa vocation qui lui paraissait de plus en plus hypothétique.

— Pour arriver au sanctuaire, dit-il en dernier lieu, faut-il passer par des sentiers aussi profanes que ceux dont j’ai parcouru les étapes en si peu de temps ?… Je suis maintenant devant vous comme si vous deviez régler mon sort. Soyez mon inspiratrice, Exilda ; il me semble que tout mon avenir est entre vos mains.

— Mon ami, vous êtes étonnamment jeune : de vous à moi, les rôles sont renversés. J’ai besoin d’un guide, et voilà que je suis appelée à donner des conseils. Il est vrai que j’ai beaucoup vécu en peu d’années. Vous vous êtes instruit dans les livres classiques, Jean, tandis que j’ai fait mon apprentissage de la vie par les mille contacts que m’a imposés une existence mondaine. J’ai beaucoup lu, j’ai vu plus encore par moi-même, et c’est ainsi que je me suis approvisionnée d’expérience… Non, vraiment, le monde n’est point beau. Quand vous le connaîtrez comme moi, vous partagerez mon désenchantement. J’ai voulu aimer, avec un cœur sincère, et je n’ai pu y parvenir. Vous êtes le premier jeune homme que je rencontre, conforme à mes plus profondes aspirations, mais vous n’êtes point libre…

— Ma liberté ne dépend que de moi.

— Détrompez-vous, Jean ; vous êtes retenu par un double lien, beaucoup plus puissant que vous ne pourriez croire. D’abord, Dieu ne vous tient pas quitte de son premier appel. Ce n’est pas impunément qu’on résiste à ses avances. Mais, à supposer que vos attraits pour le sanctuaire n’aient été qu’une illusion de vos jeunes années, vous êtes loin d’avoir complètement rompu avec votre charmante voisine de Repentigny ; son image est gravée en traits de feu dans votre âme.

— Je vous ai tout dit, Exilda ; pourquoi révoquer en doute de solennelles déclarations ?

— Vous êtes sincère, mon ami ; mais vous êtes encore sous l’influence d’une jalousie qui vous aveugle. Un premier amour ne se guérit pas ainsi par un autre.

— Exilda, vous éclipsez cette petite fille, de toute la perfection que je découvre en vous dans cet entretien.

— Ne parlez pas ainsi, Jean ; j’aurai beaucoup à faire pour mériter de semblables éloges.

— Mais, si je vous donne toutes les preuves désirables de ma constance, consentirez-vous à ne pas me repousser, malgré toute la distance qui nous sépare socialement ?

— Cette distance n’existe pas pour moi ; ma famille continuera à satisfaire mes moindres désirs, elle me l’a promis en mille circonstances.

— Exilda, quel beau rêve !

— Allez, mon Jean, mon bienfaiteur ! Nous sommes trois à chercher notre route : vous allez sérieusement étudier les desseins du Ciel sur vous ; votre petite amie de là-bas devra se déclarer entre vous et son prétendant, si vous ne devez pas entrer dans la cléricature ; et moi, pauvre solitaire dans le tourbillon de la fortune et des plaisirs, j’observerai vos moindres fluctuations, avec un intérêt qui ne se démentira pas. Retenez bien ceci, mon ami unique, et que ces derniers mots vous consolent en vous séparant aujourd’hui de moi : je vous jure de ne jamais m’attacher à d’autres qu’à vous… Quoi qu’il advienne, j’aurai eu le bonheur d’aimer, au moins quelques heures, quelques mois peut-être, et ce délicieux souvenir suffira à me rendre heureuse… Merci, Jean, merci encore, et prions beaucoup pour trouver la grande lumière… J’entends ma famille qui est de retour, après ses courses en ville, et l’automobile va nous ramener à Repentigny. Votre petite Exilda ne sera pas jalouse de votre sort, quel qu’il soit dans l’avenir… Elle est vôtre à tout jamais !…