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La crise/Partie 2/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 22-24).

III


La réception a été des plus brillantes ; le collégien n’est guère habitué à tant de luxe. Pris en automobile à la porte de sa demeure, il est arrivé dans cette résidence princière, s’est vu entouré de laquais et s’est senti un peu gauche pour se présenter. Mais Exilda a su le mettre à l’aise dès les premiers instants : au salon, à la salle à manger, au fumoir, elle ne l’a pas quitté et a partout mis en valeur la parfaite éducation du rhétoricien, tout en rappelant son courage et son audace au jour du péril. Après le repas de midi, hommes, femmes, jeunes filles sont restés ensemble pour fumer, car tel est l’usage dans cette société éprise d’émancipation. Exilda ne fume pas, malgré les instances de ses compagnes qui l’appellent déjà « la petite dévote. » Parmi tous ces déshabillés plus que hardis, elle porte le même costume qui lui a servi deux jours plus tôt, pour sa visite à la Ferme des Érables. Ces subites transformations intriguent passablement son entourage. Ce qu’elle attend avec impatience, c’est le moment favorable pour continuer le passionnant entretien interrompu à Repentigny…

Enfin, la plupart des invités se retirent, la famille laisse le champ libre à Exilda, selon qu’elle l’a demandé, et elle se trouve en tête-à-tête avec Jean, dans le boudoir voisin du salon. C’est l’heure des importantes révélations, de part et d’autre ; personne ne viendra importuner la causerie.

— J’ai hâte, commence la jeune fille, de vous faire pleinement ma confession.

— Je partage votre impatience, Mademoiselle.

— Si vous voulez bien, vous m’appellerez Exilda tout court, et moi, je prendrai la liberté de vous appeler Jean, comme un bon camarade, ou plutôt comme un bienfaiteur insigne ; mon respect ne sera pas diminué pour autant, et notre intimité y gagnera.

— Qu’à cela ne tienne, ma bonne Exilda.

— Je vous disais donc avant-hier, Jean, que j’avais voulu, coûte que coûte, vous rapprocher de moi, et que j’avais recouru à une ruse toute féminine. Désespérant de vous atteindre par les avances normales que je multipliais, ma résolution était prise de vous obliger à me secourir dans un moment de détresse, où le décor offrirait toutes les apparences d’une catastrophe : sur terre ou sur eau ; je m’étais promis de faire violence à votre dévoûment, puisque votre tendresse m’était obstinément refusée…

Jean s’était levé à ces derniers mots :

— Si je comprends bien, Mademoiselle, s’écria-t-il avec indignation, j’ai été dupe, encore une fois, de la perfidie féminine qui m’a attiré dans votre traquenard il y a deux jours, et qui continue en cet instant à me faire jouer un rôle de jobard et nigaud.

Mais Exilda, très calme, le prit par le bras et le pria de se rasseoir, d’un ton d’autorité irrésistible.

— Attendez la fin de mon histoire, mon ami, avant de me juger… Je voulais donc, Jean, me sentir tout près de vous, entre vos bras, parce que je vous aimais plus que vous ne sauriez croire. Vous avez dû aimer, vous aussi, puisque vous venez de dire que vous aviez été dupe, une fois de plus. J’enregistre précieusement cet aveu, sorti involontairement de votre bouche…

Le collégien se sentait subjugué par cette intelligence si perspicace. Il était retombé comme une masse inerte sur le fauteuil capitonné.

— Oui, Jean, écoutez-moi jusqu’au bout. J’étais perverse, mais je ne le suis plus, je vous le jure. J’ai été ma propre dupe, dans la comédie que je voulais jouer, à l’insu de mes compagnes. Je vous avais aperçu sur le bord de la rivière, je me suis livrée à la périlleuse acrobatie dont vous avez été témoin, j’ai bronché, d’abord délibérément, mais la Providence a transformé en réalité ce qui était une ingénieuse fiction. L’eau était profonde, j’ai pris peur, j’ai eu des remords, il m’a semblé que Dieu voulait punir ma criminelle manœuvre, j’ai été prise dans mon propre piège. Saisie de vertige, je me suis vue sur l’abîme, je me suis débattue, j’allais périr… Jean, vous n’avez pas opéré un sauvetage de théâtre ; vous avez repêché mon corps et Dieu a repêché mon âme, comme je le disais à votre maman avant-hier…

Le collégien n’en revenait pas d’une semblable aventure. Décidément, ces vacances étaient fécondes en tragiques imprévus.

— Je vous crois sur parole, Exilda ; mais j’ai besoin de vous entendre encore pour fortifier ma conviction…

— Vous n’aurez plus aucun doute, Jean, lorsque je vous aurai dit qu’une de mes maîtresses de pension a beaucoup prié pour moi, et qu’elle a fait prier des Communautés tout entières. C’est une sainte, et je lui serai redevable de ma conversion, autant que je vous suis redevable de ma vie ici-bas… De m’être vue à deux doigts de l’Éternité, avec les sentiments qui m’animaient, cela m’a donné de salutaires frissons. J’ai toujours été profondément croyante, Jean, j’ai toujours été fidèle à certaines dévotions, et, actuellement, je suis heureuse d’être appelée ici « la petite dévote. » Vous en qui j’ai confiance, courageux ami, vous compléterez l’effet de la réconciliation que j’ai opérée hier matin avec le Ciel…

Exilda avait tiré de sa poche un livre de prières et montrait, suspendue à son cou, une minuscule médaille de la Mère de Dieu.

— Vous n’aviez pas aperçu, l’autre jour, ce miraculeux Talisman. Eh bien, mon ami, c’est la Vierge qui m’a doublement sauvée, par votre entremise…

— Mais, Exilda, étiez-vous réellement évanouie, une fois sur le rivage ? Vous voudrez bien ne pas prendre pour une injure cette question qui est sans doute indiscrète…

— Oui, Jean, j’étais évanouie, d’émotion d’abord, en sortant du péril, et puis d’amour pour vous…

— Vous m’effrayez, Exilda… Suis-je venu ici pour recevoir ces déclarations enflammées ?

— Vous êtes venu pour achever l’œuvre de la grâce divine. Le revirement est complet, sachez-le, et je me mets entre les bras du Père céleste qui veille sur ses créatures les plus égarées. Je prévoyais bien, grâce à certains bruits parvenus à mes oreilles, que vous me comprendriez aujourd’hui. Sans être une sibylle, je n’ignore pas que vous avez souffert : vous en portiez la trace sur votre figure, et vous venez, à l’instant, d’y faire allusion. J’ignore les détails de votre aventure, mais je les suppose sans peine.

— Vous n’avez pu pénétrer dans mes secrets, qui sont si personnels.

— Oh ! sans doute, je ne suis pas sorcière. Mais, un jour que je me promenais à Repentigny, Jean, quelques paysans parlaient de vous, de votre avenir. Ils ne pouvaient être gênés par ma présence, car j’étais, à leurs yeux, une étrangère.

— Et que disaient-ils ?

— Ils disaient que Jean Bélanger, après avoir pensé au sacerdoce, semblait évoluer vers le monde… Il était beaucoup moins pieux que les années précédentes… On le savait particulièrement lié avec une charmante petite fille d’une ferme voisine, qui avait souvent parlé de lui avec admiration ; mais cette petite brune commençait à être fréquentée par un honnête fils de cultivateur. Cela promettait de graves déceptions, pour l’un ou l’autre des amoureux… Les habitants voient joliment clair dans toutes ces intrigues. On dirait que leur regard malin traverse les murs et pénètre dans les retraites les plus cachées… Jugez par là, ô Jean, si ma joie était grande de saisir au vol ces renseignements, moi qui ne pensais qu’à vous !…