La crise/Partie 2/Chapitre 6

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Éditions Édouard Garand (p. 27-28).

VI


Jean est entré là comme dans une chambre mortuaire. Deux cierges sont allumés aux pieds d’une madone, sur une sorte d’autel, pour obtenir la guérison de la malade ; cette lumière blafarde éclaire la figure toute blanche d’Alice : elle est pâle, très pâle, la pauvre petite ! On lui a annoncé la visite de Jean, et cette nouvelle a remis un peu de rouge sur ses pommettes saillantes et décolorées. Elle se soulève péniblement pour saluer son ami des heureux jours. Est-il possible que quelques semaines de chagrin aient flétri à ce point une fleur si éclatante !… Ils se regardent d’abord sans pouvoir parler… Alice jette un coup d’œil dans la pièce pour voir s’il n’y a pas de tierce personne, et, constatant qu’elle est bien seule avec son visiteur, elle glisse sa petite main amaigrie sous son oreiller et en retire le message fatal :

— Elle est là, ta lettre… Elle ne m’a pas quittée… Jean, tu as tué ta petite Alice qui va probablement mourir… Mais, du moins, j’aurai eu le bonheur de te revoir pour te dire que je ne méritais pas ta colère… Merci, Jean, d’être venu jusqu’à moi !… La patiente laisse retomber sa tête, comme si ces quelques phrases l’avaient épuisée. Ses lèvres s’agitent et elle prononce, à voix très basse, des syllabes inintelligibles. Le jeune homme voit son œuvre criminelle dans cette loque humaine qui est sous ses yeux ; il se penche vers elle et prête l’oreille ; malgré lui, il laisse échapper des larmes qui tombent sur ce visage exsangue. Ces pleurs brûlants paraissent ranimer la physionomie défaillante de la malade.

— Oui, dit-elle après un profond soupir, je te remercie, mon Jean, de ne pas m’abandonner à mon désespoir…

— Petite Alice, petite Alice ! répète le jeune homme d’une voix entrecoupée de sanglots, je n’aurais jamais cru t’avoir réduite à une pareille agonie ; c’est moi qui suis un grand coupable… Comment réparer ma faute ?

— Ce n’est pas une faute, mon ami, c’est une erreur… Vois-tu, Jean, rien qu’à la pensée d’avoir baissé dans ton estime, je n’ai pas été capable de réagir ; j’ai ressenti comme un coup mortel ; tout notre beau passé s’écroulait, tu ne voyais en moi qu’une menteuse, une perfide, une renégate… La première stupeur passée, une langueur indéfinissable s’est emparée de moi. Pour démontrer que mon attitude n’était pas un double jeu, j’ai défendu à Ovila de remettre les pieds ici… Il y avait si peu de temps que je le connaissais, Ovila !… Tandis que toi, Jean, je t’avais toujours connu, et tu m’inspirais tant d’admiration !… Ce que tu m’avais dit dans le bois, sous le grand arbre, m’avait tellement ravie !

« Non, Jean, je te le jure devant la Vierge qui veille sur nous, je n’ai pas voulu te trahir, ni même te causer la moindre peine. Dans la soirée fatale qui nous a séparés, crois bien que j’avais fait l’impossible pour éviter le choc qui t’a rejeté loin de moi. Si tes vacances avaient commencé quinze jours plus tôt, si tu avais pu arriver à temps pour me dire tes intentions, je n’aurais jamais accepté les avances de l’autre. J’étais prête à rompre avec lui, si les circonstances m’avaient permis de sonder ton propre cœur… Me comprends-tu, Jean, mon unique et véritable ami ?

Le collégien ne pouvait répondre que par les sanglots qui l’étouffaient.

— Ma tendre petite Alice, finit-il par dire, penses-tu donc que j’aie été si loin de toi ?… La jalousie, la vanité froissée, sont de mauvaises conseillères. Mais mon irritation prouvait assez toute l’intensité de mon attachement…

— Oh ! sans doute, je savais bien que tu m’aimais encore, que tu m’aimais avec passion. Mais depuis !…

Ici, la malheureuse enfant s’affaissa, plus abattue que jamais, sur son oreiller. Jean essayait en vain de la faire revenir à elle par de douces paroles, par des protestations affectueuses.

— Écoute-moi, Alice, je t’en conjure !… Que veux-tu dire ? Qu’y a-t-il eu depuis ?…

— Hélas ! s’écria enfin la malade, il y a eu tes exploits, il y a eu ton nom dans les journaux qu’on venait me lire, dans l’intention de me distraire… Il y a eu que j’ai distingué ta chère image à côté d’une autre, combien plus séduisante que ma physionomie de petite paysanne mal éduquée… Je te comprends, Jean, et je ne t’en veux pas. Tu auras la richesse, les honneurs. Mais j’avais, moi, tout abandonné pour te prouver que j’étais sincère ; et me voilà seule, délaissée, comme un rebut dont personne ne voudra ! Ces derniers coups ont achevé l’œuvre de ta lettre !…

Quelle réplique pouvait bien opposer le jeune homme à des reproches si justifiés, où il voyait une allusion à ses dernières aventures, à ses derniers enchantements ! Alice connaissait-elle tous ces détails ? Jean n’osait s’aventurer sur ce terrain, en ces instants tragiques, par crainte d’élargir la plaie qui se révélait à lui. C’était bien vrai, il était allé jusqu’aux extrêmes limites de la vengeance, sans aucune pitié. Il était atterré, anéanti ; un cas de conscience inextricable se posait à son esprit en déroute.

Cependant, il se souvint des paroles si calmes entendues à Westmount : « Votre petite Exilda ne sera pas jalouse de votre sort, quel qu’il soit dans l’avenir… Vous êtes retenu par un double lien, beaucoup plus puissant que vous ne pourriez croire… » La convertie de la veille avait vraiment des intuitions presque prophétiques !… Jean pouvait donc, sans vains subterfuges, ouvrir son âme à la petite martyre étendue sous ses yeux ; ces dernières réflexions lui permettaient de la rassurer, par des paroles loyales ; d’ailleurs, il se sentait incapable de recourir à des consolations mensongères.

— Alice, dit-il, je ne veux rien te dissimuler : nous sommes tous les deux victimes de cruels malentendus ; je t’ai fait trop tard mes confidences sur mes projets d’avenir ; toi-même, en ce moment, tu me dévoiles des dispositions intimes que j’ignorais. Par une sorte de fatalité, nous ne nous sommes point compris, sur notre situation respective. Mais il est encore temps de remédier aux blessures qui ont résulté des ténèbres profondes où nous étions ensevelis : nous nous débattions dans l’inconnu, il faut que la lumière se fasse. Tu es libre de tout engagement, me dis-tu ; eh bien, je le suis non moins que toi…

— Serait-il possible, après tout ce que j’ai appris ?

— Oui, mon Alice ; mon rival s’est éclipsé, et ta rivale à toi n’est qu’un fantôme ! Celle dont tu redoutes le prestige m’exhorte à ne pas t’abandonner… Ah ! si tu pouvais savoir les miracles de la grâce divine ! Tu apprendras bientôt quels trésors de bonté le ciel a déposés dans l’âme de cette idéale créature.