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La crise/Partie 2/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 28-30).

VII


En quelques mots, pour ne pas fatiguer sa petite amie, Jean lui raconta les subites transformations morales opérées dans un cœur que la corruption n’avait pu atteindre ; il ne dissimula nullement l’enthousiasme qu’il avait ressenti, en présence de tant de beauté intérieure et extérieure ; mais, s’il avait été subjugué au moment où il se considérait comme trahi dans ses premières affections, il n’avait contracté aucun lien définitif. La perspicacité d’Exilda avait ajourné sagement les paroles irrévocables.

À mesure que Jean esquissait cette merveilleuse histoire, Alice l’écoutait avec une avidité croissante ; rassemblant les dernières forces qui lui restaient, elle avait tendu sa petite main décharnée et l’avait posée dans celle de son consolateur.

— Jean, dit-elle, tu m’arraches à la mort. Dieu te destine donc à faire revivre les pauvres créatures qui allaient périr ! Me sera-t-il donné de connaître l’inspiratrice de si généreux sentiments ? Elle nous rend au centuple ce que tu as fait pour elle ! Combien mes appréhensions étaient chimériques ! La jeune fille dont tu me traces le portrait n’est pas une rivale, c’est une sœur bien-aimée qui me devient chère comme si elle faisait partie de ma famille… Merci à elle, merci à toi, mon Jean toujours si bon !

— Puisqu’il en est ainsi, dit le jeune homme, il me sera facile de te mettre en présence de cette jeune fille : elle revient chez nous assez souvent et elle se fera un bonheur de se rendre auprès de toi, pour confirmer tout ce que tu viens d’entendre ; elle saura trouver dans son cœur, beaucoup mieux que je ne puis le faire, les paroles qui réconfortent et ramènent à la vie. Tu guériras, ma petite Alice, j’en ai la ferme assurance. Repose-toi maintenant, et que les vilains cauchemars s’envolent loin de ta demeure : ces noirs et malfaisants papillons se sont déjà enfuis. C’étaient sans doute de mauvais lutins qui voltigeaient autour de toi ; le Bon Dieu est plus fort que les esprits des ténèbres… Il t’enverra une âme redevenue angélique. Nous allons prier la bonne Vierge d’achever cette œuvre salutaire…

La mère Gagnon, qui circulait dans la cuisine et attendait impatiemment les résultats de cette visite, entendit réciter des Ave Maria : le jeune homme disait avec ferveur : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce… » Alice répondait d’une voix distincte. La bonne paysanne pressentait déjà un miracle de résurrection. Elle n’avait jamais douté de la vocation de Jean, et il lui semblait qu’un futur prêtre possédait par avance tous les secrets de Dieu. En vaquant à son ménage, elle répondait elle-même, du fond de son âme, aux saintes formules du rosaire : « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous… ! »

Jean allait se retirer, après la dizaine de chapelet et quelques pieuses invocations ; mais Alice lui tenait toujours la main : des yeux, elle fixait la lettre qui était étalée sur les draps tout blancs. Le jeune homme comprit… Une cassolette était sur le petit autel ; on y faisait brûler, de temps à autre, des débris d’herbes aromatiques pour parfumer la chambre de la malade. Jean saisit le papier criminel, le déchira, en froissa les menus morceaux et y mit le feu : une légère fumée s’éleva d’abord, en volutes capricieuses ; puis, ce fut une flamme toute bleue qui éclaira les murs quelques instants et jeta ses reflets sur la physionomie rassérénée d’Alice ; enfin, la flamme s’éteignit ; seule, la pâle lueur des flambeau continuait à éclairer cette chambre qui n’avait plus rien de funèbre. La douce Vierge semblait sourire à ses deux enfants. L’horrible rêve s’était enfin évanoui !

— Au revoir, petite amie, dit Jean à voix basse ; je te reverrai, ou plutôt nous te reverrons bientôt. Reprends confiance, tu as retrouvé ton grand ami !

Il prit la main fiévreuse de la malade et la porta doucement à ses lèvres. Il pouvait se retirer content ; il venait d’ajouter, au sauvetage glorieux, opéré sur la rivière quelques semaines plus tôt, un autre sauvetage non moins important, mais qui n’allait avoir aucun retentissement dans le public : trois âmes seulement devaient en connaître le secret.

Ô dispositions merveilleuses de la Sagesse infinie ! Celui qui regimbait sous la main divine était-il donc déjà l’Élu, le « pêcheur d’âmes », à l’image des premiers Apôtres ? Allait-il sombrer sur la mer du monde, après avoir sauvé les autres ? Ces derniers événements l’avaient grandi à ses propres yeux : il avait exercé un ministère plus qu’humain. Le cœur débordant de joie, Jean sortit de la Ferme des Ormeaux et s’enfonça dans la nuit noire : quelques étoiles isolées scintillaient dans la voûte sombre du firmament ; des nuages les voilaient, de temps à autre… À la faveur des ténèbres, dans le silence impressionnant de cette nuit, le collégien résolut de passer un bon moment dans la solitude complète ; une lumière intérieure l’inondait, il sentait le besoin de prier encore, de rendre grâce… Il suivit le chemin à peine visible, dépassa la Ferme des Érables et se rendit jusqu’à la Croix du Chemin qui étendait ses grands bras miséricordieux : à la base, une petite niche grillagée à l’avant renfermait une statue de la Mère des Douleurs. Le jeune homme se prosterna et commença une fervente méditation : — « Domine, quid me vis facere ? — Veni, sequere me… » « Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? Viens, suis-moi… » Ces paroles des saints Évangiles retentissaient en lui… Il y en avait bien d’autres qui se pressaient dans sa mémoire : « Tout travailleur qui met la main à la charrue et, par la suite, regarde en arrière, n’est pas digne de moi… » Jean se remémorait les consolations qu’il ressentait dans son enfance à la pensée qu’il serait prêtre, ainsi que ses pieux colloques avec sa sœur Thérèse, tantôt dans la forêt, là-bas, en face, tantôt au pied de cette Croix du Chemin. Comme il avait bien compris, durant ses jeunes années, la beauté suave des vertus qui conviennent au cloître et au sanctuaire ! « Bienheureux les cœurs purs !… Ils graviront la montagne du Seigneur et ils verront Dieu ! »

Hélas ! cet idéal immaculé n’était-il pas compromis ? Comment pourrait-il vivre sans amour humain, après y avoir goûté de si près ? « Le monde est méchant, se disait-il, c’est entendu ; mais on y rencontre néanmoins des âmes de choix, comme je viens de le constater. Exilda me rappelle tout ce que j’ai lu de plus beau sur Marie-Madeleine dans le Panégyrique du Père Lacordaire… Quant à Alice, quel cœur aimant et sincère ! Sa tendresse pour moi allait la conduire au tombeau. Je serais le dernier des misérables si je venais à l’abandonner ! »

Ainsi, Jean Bélanger ressentait ce que nous raconte le grand Augustin d’Hippone dans ses Confessions : « Les passions se cramponnaient à ma toge, à l’heure où je voulais m’avancer vers Dieu ; elles cherchaient à me retenir en me disant : Tu ne pourras pas vivre sans nous ! » Après un circuit passionnel qui semblait devoir le détourner de son premier amour, Jean se voyait plus embarrassé que jamais ; ses tendresses du début des vacances s’étaient fortifiées de son éloignement même : Exilda contribuait à le rejeter du côté d’Alice… Dans la voûte du ciel, les nuages (frappant symbole !) continuaient à intercepter, par moment, les rayons des étoiles. Le collégien, après avoir imploré Dieu pour voir enfin la pleine lumière, rentra à la Ferme des Érables où tout le monde était couché. Par avance, il avait recommandé à ses parents de ne pas s’inquiéter s’il rentrait tard dans la nuit ; il avait pressenti toute l’importance de la mission qu’il venait de remplir.