La crise/Partie 2/Chapitre 8

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Éditions Édouard Garand (p. 30-31).

VIII


La « grande inspiratrice » que désirait connaître la jeune malade ne devait pas tarder à revoir les rangs de Repentigny. Trois jours à peine s’étaient écoulés depuis la réconciliation de Jean avec Alice ; la mère Gagnon se trouvait sur le seuil de sa porte avec sa fille Élisabeth. Le collégien apparut, accompagné de sa sœur Thérèse et d’Exilda Chênevert. Il était environ trois heures de l’après-midi, et les hommes étaient aux champs.

— Bonjour, Madame Gagnon, bonjour Élisabeth, dit gaîment Jean Bélanger ; je vous présente une demoiselle qui s’est rendue célèbre par sa noyade sur notre rivière.

— Et cette demoiselle, reprit Exilda, est moins célèbre que le vaillant jeune homme à qui elle doit d’être encore de ce monde…

— Nous venons voir votre petite malade, ajouta Thérèse ; d’après ce qu’on nous a dit, elle est hors de danger.

— Grâce à votre frère, Mademoiselle, répondirent ensemble la mère Gagnon et sa fille. Jean se met déjà à faire des miracles. Le Bon Dieu ne refuse rien à ses vrais serviteurs… Là le médecin se déclarait impuissant, une seule entrevue a tiré Alice des portes du tombeau !…

— Nous venons compléter la guérison, dit Exilda ; il me tarde de connaître une petite fille dont on m’a fait les plus grands éloges.

Les visiteurs furent introduits dans la chambre d’Alice. Des cierges brûlaient encore sur le petit autel, mais la fenêtre était entr’ouverte et laissait pénétrer un demi-jour. La malade avait entendu la conversation qui venait de s’engager ; sa figure, encore pâle, s’était épanouie, et elle souriait avec douceur ; elle tendit d’abord la main à son Jean ; Thérèse ne l’avait pas revue depuis les débuts de sa maladie et fut heureuse de l’embrasser avec effusion. Exilda, à son tour, s’approcha de cette frêle enfant.

— Nous nous connaissons déjà par nos amis communs, fit-elle avec grâce ; je suis maintenant à Repentigny presque aussi souvent qu’avec ma famille. Mademoiselle Alice, permettez-moi de vous apporter mes vœux et de vous dire que j’ai beaucoup prié pour votre guérison, depuis qu’on m’a fait savoir combien vous avez souffert.

La malade ouvrit ses bras tout grands pour presser sur son cœur celle qui était si vite devenue son amie, et qui était à l’origine du miracle survenu depuis peu.

La mère Gagnon pleurait de joie devant ce spectacle attendrissant. Elle ne pouvait pas comprendre toute la portée de ces effusions, mais elle remerciait le Ciel de lui avoir rendu sa fille adorée, qui semblait si heureuse d’une pareille surprise. Après avoir échangé mille compliments, on allait se séparer pour ne pas imposer trop de fatigue à la petite convalescente. Mais Exilda demanda l’autorisation de prolonger sa visite, et de tenir compagnie à cette ravissante enfant qui l’intéressait déjà plus qu’elle ne pouvait le dire.

— Je serai discrète, ajouta-t-elle ; mais j’éprouve trop de joie à faire connaissance avec vous, Mademoiselle Alice, pour partir immédiatement. N’étant nullement pressée, j’aurai plaisir à rester auprès de vous avant de rejoindre mes amis, aux Érables.

Cette offre si aimable fut acceptée sans peine, et voilà comment, après le départ de Jean et de Thérèse, Alice se trouva seule à seule avec Exilda. Ces deux êtres qui, humainement, auraient dû se détester, puisque le même héros était l’objet de leur admiration et de leur culte, ne demandaient qu’à s’entretenir tendrement sur leur avenir respectif, non moins que sur la destinée de celui qui les faisait vibrer d’un égal amour. La jalousie, on ne saurait trop le redire, est l’explosion de l’instinct brutal par quoi l’espèce humaine ressemble aux espèces inférieures ; c’est, ni plus ni moins, un reste de bestialité, une crise d’ordre physiologique où les sexes se disputent une basse satisfaction. Les âmes affranchies de la loi des sens ne connaissent pas ces conflits sanguinaires ; une affection dégagée de tout égoïsme admet, sans être désemparée, les partages dont Exilda et Alice offraient un frappant exemple. Les deux jeunes filles, Exilda surtout, pouvaient discuter avec calme le problème capital qui les obsédait sans aveugler leur raison ; elles voulaient le bonheur de Jean Bélanger, beaucoup plus que leur propre bonheur : voilà, tel qu’il se rencontre rarement, le véritable amour, l’amour qui se confond presque avec l’amitié et qui est, à vrai dire, le seul qui résiste à l’épreuve du temps, soit avant, soit après sa consécration au pied des autels.

Les philosophes qui soutiennent le contraire, mesurant les sentiments du cœur, d’homme à femme, d’après le degré de jalousie, sont des esprits romanesques qui analysent leurs semblables et s’analysent eux-mêmes par l’extérieur ; ce sont de faux primitifs, faisant remonter le couple humain à des origines sauvages, au lieu de le replacer idéalement à son véritable berceau, dans l’Éden où les passions égoïstes n’avaient pas leur place. Les natures d’élite travaillent à faire revivre ce bienheureux état, par des efforts qui semblent impossibles aux natures vulgaires. Quel défi jeté à ceux qui ne comprennent pas la sublimité de notre spiritualisme chrétien ! Ils se récrieront en écoutant le dialogue qui se prépare, entre deux âmes récemment converties à cette doctrine ; ils proclameront que c’est une gageure. Ni les souvenirs classiques du Polyeucte de Corneille, où se rencontrent de semblables amours, ni les mille exemples tirés de l’histoire des premiers siècles du Christianisme, où des amoureuses réputées irréductibles sacrifient des ardeurs impures à un idéalisme tout céleste, ne peuvent ouvrir les yeux à ces matérialistes invétérés. Et pourtant, à l’âge d’or de notre foi, de cette foi nommée fanatisme par les païens, on a vu de pieuses vierges, les unes héroïques depuis toujours, les autres ralliées récemment à ces vertus contagieuses, renoncer à des joies immédiates, à des unions légitimes, afin d’assurer plus d’honneur ou de bonheur à quelque jeune patricien, leur idole de la veille. Les personnages de Quo vadis ou de Fabiola ont réellement vécu et, pour l’honneur de l’humanité actuelle, il s’en trouve encore, en dehors de toute histoire inventée dans un but édifiant.