La crise/Partie 3/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 36-38).

II


On est déjà aux derniers jours de juillet : la date de la grande retraite est proche : à la Villa St-Martin, on procède aux derniers préparatifs pour recevoir les hôtes attendus.

Cependant, Jean Bélanger a reçu une seconde invitation pour se rendre à Westmount. Exilda lui a fait savoir qu’elle avait d’importants secrets à lui révéler. La famille du collégien ne formule plus aucune objection pour permettre de pareilles entrevues, soit à Repentigny, soit à Montréal. Cette jeune fille n’exerce autour d’elle qu’une salutaire influence.

Comme la première fois, Exilda et Jean se trouvent dans le boudoir éloigné des oreilles indiscrètes. Le jeune homme est tout à ses confidences sur ses ultimes dispositions. La jeune fille l’écoute avec gravité ; son air sérieux s’accentue, d’un moment à l’autre.

— Jean, dit-elle enfin, vous êtes pétri d’études profanes, beaucoup plus que de doctrine évangélique. Vous marchez sur les traces des poètes que vous avez étudiés. Je les ai lus, moi aussi, et même plus longuement que vous : la bibliothèque de mon père me fut toujours ouverte. Or, j’ai pu rêver de leurs multiples amours. Ronsard et ses disciples ont été séduits par les déesses de leur époque. Racine a vécu dans le monde des actrices et les a idolâtrées, avant sa conversion. Lamartine a aimé Elvire, il a aimé Graziella, et même il a fini par se marier, ce qui, soit dit en passant, ne l’a pas rendu heureux. Et vous, Jean, vous passez par les mêmes vertiges, par les mêmes illusions. Est-ce là, vraiment, je ne dis pas de la piété, mais simplement du christianisme ?

— Ces poètes, chère Exilda, eurent des amours coupables. Je ne veux pas leur ressembler…

— Candide Jean, prenez garde à vous ! La pente est glissante, et il faut que Dieu nous ait singulièrement protégés, vous comme moi, pour nous préserver des chutes irréparables. Pour le moment, vous vous nourrissez de sentimentalisme : vous aimez à aimer, sans vous attacher irrévocablement ; mais vous ne resteriez pas jusqu’au bout parmi ces fantômes sans compromettre votre vertu.

— Exilda bien-aimée, est-ce que je puis vous reconnaître ? Vous souvenez-vous bien de ce que vous m’avez dit, ici même ? Que sont devenus vos serments que vous disiez éternels ?

— Jean toujours très cher, je vous aime, je vous aimerai toute ma vie et par-delà la tombe ; mais mon affection, je le sens, s’élève et s’épure de jour en jour… J’aspire au monde spirituel, où les âmes s’enlacent à jamais, comme dans les splendeurs du Paradis !

— Vous me déroutez, Exilda, reine de mon cœur. Je dois vous paraître bien vil, bien matériel, tout enlaidi de la boue des passions !… Je me sens déjà à cent mille lieues derrière vous !…

— La Grâce céleste fera son œuvre dans votre âme, Jean très aimé, si vous correspondez à ses appels. Pour moi, une destinée imprévue m’attend. J’ai voulu vous en faire part.

— Je ne puis plus me méprendre sur le sens de vos paroles… Malheureux que je suis !… Je vais vous perdre, je vais être séparé de vous !…

— Peut-il y avoir quelque séparation, quand on se retrouve constamment en Dieu ?

— Vous avez donc décidé de quitter le monde !

— Oui, mon ami unique, et c’est vous, le tout premier, qui aurez appris cette nouvelle.

— La vie religieuse, le cloître peut-être vous attend ?

— Vous l’avez dit. Félicitez-vous de votre œuvre, puisque c’est vous qui m’avez conduite jusque-là.

— Je n’ai pas agi de propos délibéré, à coup sûr.

— Vous ne pouvez pas comprendre encore toutes mes aspirations. Voyez-vous, Jean, je suis une nature trop ardente pour satisfaire dans le monde mon besoin d’absolu. Le cloître est l’aboutissant logique des étapes que je viens de franchir en passant par vous. Désabusée des frivolités de mon entourage, j’avais trouvé un cœur sincère. Peut-être m’auriez-vous retenue, au cours de cette subite évolution ; mais la Providence en avait jugé autrement.

— Vous voulez parler de votre visite à la Ferme des Ormeaux ?

— Sans doute, mon ami, ce long entretien avec la convalescente ne fut pas sans influence sur mes projets. Mais le suprême motif de ma détermination est d’ordre plus élevé qu’une déception passagère : il n’y a aucun dépit dans le don très spontané que je veux faire de toute ma personne à Dieu. Je suis convaincue que je vous aimerai plus parfaitement dans la solitude ; il ne me sera pas interdit de conserver votre chère image, gravée au plus intime de mon cœur ; vous demeurerez plus vivant que jamais dans mon souvenir. Je ne prierai pas une seule fois pour ma famille sans prier pour vous.

— Et quel sera le lieu de votre retraire ?

— J’avais lu bien souvent, même lorsque j’étais en quête de bonheur humain, la vie d’une héroïne de la sainteté, à l’âme ardente comme la mienne : la grande Thérèse d’Avila, cette Espagnole au cœur de feu, m’avait toujours captivée. Si je ne suis pas trop indigne d’entrer dans sa milice, je vais être admise au Carmel, non loin d’ici. Toutes dispositions sont prises pour le mois prochain.

L’émotion du jeune homme, longtemps contenue, finit par éclater. La tête dans les mains, il se mit à verser d’abondantes larmes ; il sentait un déchirement qui atteignait les dernières fibres de son être. Exilda, devant lui, n’était plus qu’une ombre sur le point de s’évanouir ; un grand vide se creusait entre eux… La jeune fille, se faisant très tendre, s’approcha de lui et sécha ses pleurs, comme l’aurait fait une mère, une sœur aimante.

— Ne pleurez plus, mon Jean, disait-elle. Vous savez bien que votre Exilda ne cessera d’être à vous, au sein de Dieu, ici-bas et là-haut… Nous aurions connu de tristes réalités… N’altérons pas le plus idéal des rêves… Bientôt, Jean, vous prendrez une décision, vous aussi, et ma pensée vous suivra partout. Passez saintement les quelques jours de solitude dont vous m’avez parlé…

Et, voyant le désarroi immense où le pauvre enfant était plongé, elle posa délicatement sa main caressante sur ce front contracté par l’angoisse.

— Pardonnez, dit-elle, oui, pardonnez des ardeurs qui, de ma part, furent une expression trop passionnée de ma reconnaissance. Je vous aime maintenant comme j’aurais dû toujours vous aimer. Je suis pour vous plus qu’une amie, je suis devenue une sœur. Acceptez, Jean, le dernier témoignage de ma tendresse.

Les lèvres de la jeune fille effleurèrent la joue ruisselante de larmes. Jean sentit comme un frôlement angélique, et ce baiser l’inonda d’une intime consolation.

— Exilda, dit-il, sœur bien-aimée, j’emporte ce gage divin d’une union meilleure que toutes celles dont j’avais rêvé jusqu’ici. Personne ne m’aimera comme vous…

Cette scène inoubliable pouvait se résumer en deux mots : Jean avait d’abord réconcilié Exilda avec l’humanité qu’elle avait prise en aversion ; sortie de ce premier scepticisme, la jeune fille s’était élancée vers les dilections inaltérables où ne se mêle aucun limon terrestre.