La crise/Partie 3/Chapitre 3

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Éditions Édouard Garand (p. 38-40).

III


Chaque crise intérieure fait naître chez ce fils de paysan un nouveau besoin d’activité musculaire. Il reprend ses outils agricoles, il s’enivre de grand air, il « se plonge dans le sein de la nature » avec délices, avec frénésie. C’est que, d’une part, sa formation scolaire a fait de lui un esthète langoureux, sujet à de violents accès de passion ; mais, d’un autre côté, chaque fois qu’il est parvenu au paroxysme de la fièvre nerveuse, l’équilibre de ses forces réclame le déploiement de ses énergies physiques. Le voilà donc livré aux premiers travaux de la moisson, durant les quelques jours qui lui restent avant de gagner Laval-des-Rapides. Il ne redoute pas les ardents rayons du soleil d’août ; son teint est de plus en plus bronzé, depuis le début de ses vacances ; on dirait, à le voir, un athlète, un survivant de la jeunesse romaine des temps anciens, apparu au Canada. Il prouve par là son attachement à ce sol généreux, dont le contact augmente la santé du corps et guérit les maladies de l’âme.

Cependant, le soir venu, il aime à s’isoler, à rêver encore, au moins quelques instants : c’est l’heure des tendres souvenirs, des problématiques prévisions. À la nuit tombante, l’intellectuel se retrouve, le sentimental reprend le dessus chez Jean Bélanger. La question qui se pose maintenant prend la forme d’un dilemme fort simple : ou bien il restera fidèle à la terre, comblant l’attente de sa petite amie de la Ferme des Ormeaux, ou bien il brisera avec sa lignée et se décidera pour le sacerdoce. Dans l’une ou l’autre hypothèse, il sentira planer sur lui comme des ailes d’ange : la forme éthérée de la jeune fille disparue l’enveloppera et le soutiendra ; la Carmélite priera pour lui.

Par un de ces soirs qui ramènent l’ombre et le silence, Jean s’est senti poussé à reprendre ses entretiens, depuis longtemps interrompus, avec sa grande sœur. Elle est moins soucieuse, Thérèse, maintenant qu’elle a la perspective d’une direction morale très ferme pour son cher collégien. Mais elle ignore en grande partie les phases du vaste roman qui s’est déroulé en quelques semaines. Elle a le droit de tout savoir, et le jeune homme n’est plus embarrassé pour tout lui dire.

À travers les sentiers qui conduisent au bois, ils se promènent tous les deux et la conversation s’engage.

— Thérèse chérie, dit Jean, je n’ai pu te raconter encore tout ce que j’ai appris lors de ma dernière visite à Westmount.

— Tu ne racontes plus grand’chose à ta sœur, mon tendre Jean, depuis que tu es rhétoricien. Je ne veux pas te faire de reproche, mais il est dur pour moi de sentir disparaître ta confiance. Si je n’en ai jamais fait la remarque, sauf à la porte de l’église, l’autre jour, c’est que j’avais peur de t’éloigner encore davantage. L’intimité ne se commande pas, elle va d’elle-même à ceux que l’on aime. Mais il est fâcheux qu’un grand garçon n’ose plus confier ses secrets à une sœur aînée qui lui a, jadis, servi de guide. Souviens-toi, Jean, de nos longs entretiens, là-bas, sous les arbres qui bordent nos terres. Je me sentais maternelle, à côté de toi, et je lisais dans ta conscience comme dans un livre ouvert… Enfin, je ne serai pas jalouse, si tu as découvert un conseiller clairvoyant en la personne du Père Francœur…

Thérèse profitait des bonnes dispositions de son frère pour lui faire part des inquiétudes qu’il lui avait inspirées : c’était le règlement amical d’un arriéré douloureux.

— Tu as raison, petite sœur, répondit Jean. Mais je veux réparer mes défiances que tu ne méritais pas. C’est pour cela que je désire t’apprendre les moindres détails des relations qui t’avaient reléguée au second plan.

— Que s’est-il donc passé à Westmount ?

— Exilda se décide à entrer en religion.

— Que me dis-tu là, Jean ? est-ce possible ? Cette jeune fille nous étonnait déjà par son retour subit à la vie sérieuse. Mais qui aurait pu croire que Dieu l’avait transformée à ce point ?

Le jeune homme se mit à révéler tous les dessous de cette incroyable aventure ; il reprit les faits un par un et en fit voir l’enchaînement, sans parler encore d’Alice. Le rôle qu’il avait joué s’expliquait enfin, et Thérèse ne s’étonnait plus des réticences antérieures de son frère : l’amour avait, pour un temps, submergé l’affection fraternelle. Mais tout était pour le mieux, puisque cet amour s’était élevé jusqu’aux régions du divin.

— Tu peux remercier notre Mère du Ciel, Jean ; je l’avais trop priée pour ne pas obtenir son secours… D’après ce que je vois, tu es pleinement libre à cette heure ; tu peux envisager un autre avenir que celui de la richesse, des honneurs et des tendresses humaines.

— Richesses, honneurs, ces deux fantômes sont en effet évanouis : Exilda n’a voulu conserver et embellir que les trésors impérissables du cœur. Quant à moi, d’autres obligations me retiennent encore.

— Que peut-il y avoir de plus pour entraver ta course vers Dieu ? Ne devons-nous pas, l’un et l’autre, nous donner complètement à Celui qui nous appelle ?

— Toi, Thérèse, tu n’as jamais hésité… Mais sache que ton frère n’a peut-être pas la même vocation…

— Je soupçonnais bien tous les pièges tendus à ta candeur, mon grand chéri. Explique-moi donc tout le roman que tu as vécu, depuis que je ne pouvais plus pénétrer dans le labyrinthe où tes imprudences t’avaient introduit.

— Je ne t’ai dit, en effet, que ce qui concernait ma tendresse pour Exilda ; mais cet amour était venu se greffer sur un autre qui subsiste et demeure plus vivant que jamais… Alice n’attend qu’un mot pour faire mon bonheur.

— Jean, je ne te reconnais vraiment plus ! Tu étais donc doublement esclave !… Pauvre enfant ! Le monde t’a surpris et t’a donné le vertige…

Cette fois, le collégien fit sa confession intégralement ; il montra de quelle manière son cœur avait été ballotté entre deux violentes passions, et comment il était revenu au point de départ où il se sentait rivé par une chaîne difficile à rompre.

— Je comprends tout maintenant, reprit Thérèse après les premiers instants de stupeur. Bien que je n’aie jamais fait ces douloureuses expériences, je me rends compte de tout ce que tu as dû souffrir… Mais il me semble que la céleste Bonté n’a pas dit son dernier mot… Tu as le cœur trop vulnérable, mon tendre frère. Ce sont là des surprises qui peuvent arriver à un jeune homme tel que toi. En tout cas, la Carmélite de demain te donne un magnifique exemple. La Providence n’a-t-elle pas tout disposé pour t’entraîner à la suite de cette héroïque enfant ? Tu aimes la beauté, tu viens de le dire, beaucoup plus que les réalités dégradantes. En restant dans le monde, tu rencontrerais bien d’autres idoles qui captiveraient tes yeux et ton cœur. Tes illusions sont profondes, mon bien-aimé Jean… Toutes ces créatures portent des traces, des reflets de la Beauté infinie, la seule qui puisse nous satisfaire. Il faut les admirer au passage sans en faire un objet d’adoration, sous peine d’offenser Dieu.

— Mais, si je fixe définitivement mon cœur ?…

— Même en ce cas, Jean, tu verras tomber bien vite ce mirage qui t’aveugle. Les affections solides n’ont rien de commun avec cette exaltation. L’amour durable est calme, comme celui qui unit nos parents et qui préside aux mariages sérieux que nous voyons contracter autour de nous.

— Ces doctrines sont trop austères ; elles suppriment toute la poésie de l’existence.

— Nullement, mais elles réduisent le poème à ses justes proportions ; elles ne veulent pas mettre l’infini là où il n’est pas. Si tu avais médité comme j’ai eu le bonheur de le faire, tu aurais appris à aimer sagement, rendant à Dieu ce qui revient à Dieu, au lieu de te prosterner devant l’être humain, si parfait soit-il. Tout ce que nous ravissons au culte qu’exige la Majesté divine nous rend malheureux : c’est le grand bouleversement dû au péché.

— À ce compte, il vaudrait mieux n’aimer personne ; on ne commande pas à son cœur, quand jaillit l’étincelle fatale…

— Il en est ainsi pour les rencontres romanesques dont tu as vu mille exemples dans tes livres classiques païens. Mais ces études auraient dû t’éclairer. Elles n’ont pas d’autre but.

— Tu parles, Thérèse, comme un Père de l’Église.

— Ne plaisante pas, Jean. Tu viens de dire qu’il vaudrait mieux n’aimer personne… Dieu a demandé ce sacrifice à quelques âmes supérieures. Mais, pour la grande majorité, Il veut simplement que les affections de la terre servent de point d’appui pour monter plus haut. Tel est le cas, j’y reviens volontiers, de la Carmélite pour qui un attachement terrestre a été le premier degré d’une sublime ascension.

On peut voir que Thérèse était pénétrée des enseignement mystiques qu’elle puisait dans ses longues méditations, chaque matin. Ce soir-là, elle devançait les prédicateurs que son frère allait bientôt entendre à Laval-des-Rapides.