La crise/Partie 3/Chapitre 4

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Éditions Édouard Garand (p. 40-41).

IV


C’est la plus charmante des solitudes, que la Villa St-Martin, située sur la rive gauche de la Rivière-des-Prairies, à la lisière de l’Île-Jésus. Non loin de là, le Sault-au-Récollet rappelle le sang versé par les martyrs du Canada naissant. Aujourd’hui comme alors, la Nouvelle-France a besoin d’apôtres avides de conquêtes spirituelles : les barbares modernes des deux continents, utilisant les moyens de communication de plus en plus directs, semblent se précipiter sur ce coin privilégié du Catholicisme ; livres, théâtres, propagandes malsaines, rien n’est épargné pour détruire l’œuvre magnifique des premiers défricheurs qui peinèrent à l’ombre de la Croix.

Jean Bélanger et ses camarades sont donc réunis pour leur retraite ; le collégien de l’Assomption se trouve seul dans sa modeste cellule. Le sujet de méditation pour le lendemain matin vient d’être donné par le Père Francœur : « Jeunes gens à l’âme généreuse, a dit le Père, vous êtes ici pour faire une halte de quelques jours avant de vous engager sur les chemins de la vie ; vous venez consulter le Maître ; à quel autre vous adresseriez-vous pour connaître la voie à suivre ? Il a les paroles de la vie éternelle. Nous examinerons bientôt les moyens de parvenir à ce but suprême, le seul qu’il ne faut jamais perdre de vue ici-bas. Dès maintenant, qui que vous soyez, vous n’êtes pas seuls intéressés à la solution de cet important problème de votre destinée : futurs laïcs, futurs prêtres, futurs missionnaires, vous êtes tous choisis pour être des entraîneurs, des chefs de file dans la société humaine qui cherche aussi sa voie. Vous ne pouvez pas prendre à la légère une aussi redoutable mission. Ego elegi vos ut eatis… »

Jean réfléchit. La nuit est venue. Toutes lumières éteintes, il est à sa fenêtre, contemplant le vaste ciel bleu et ses légions d’étoiles, écoutant le bruit confus des eaux qui bouillonnent, à la surface d’une rivière beaucoup moins calme que celle de l’Assomption… Les Cieux chantent la gloire de Dieu, et la terre répond à ces muettes harmonies. Chaque être créé doit obéir à l’impulsion divine : les astres ne dévient jamais de l’orbite qui leur a été tracé ; les eaux des rivières, des fleuves, des mers, ne sont jamais en repos ; elles se conforment aux lois générales de l’universelle gravitation. L’homme, pourtant, est venu troubler cette organisation merveilleuse : il a introduit le désordre dans le monde, parce qu’il a voulu substituer sa volonté à celle du Créateur ; tel un enfant capricieux, il a quitté les sentiers qu’il devait suivre. Il s’est égaré, il s’est senti seul, les obstacles les plus insurmontables se sont dressés devant lui… Voilà le sort qui m’attendrait, se dit Jean, si je me trompais de route. Mon Dieu, ajoute-t-il, faites-moi connaître ma vocation !

Environné de ces pensées célestes, il se couche et s’endort paisiblement, en écoutant le murmure monotone de la Rivière-des-Prairies, et en recommandant son âme aux bons anges qui veillent sur cette pieuse maison.

Au début d’une retraite, avant d’en venir aux faits concrets qui demandent un examen approfondi, il est bon de se pénétrer au préalable de quelques principes fondamentaux qui serviront d’assise aux discussions à venir. Les vérités les plus générales sont les prémisses de tout raisonnement bien conduit. Il en est ainsi dans toutes les connaissances d’ordre métaphysique, et les directeurs d’âmes sont parfaitement renseignés sur cette méthode. Jean Bélanger est trop docile pour ne pas se conformer à cette progression. À peine entré dans cet asile du recueillement, il n’a plus pensé aux fantômes fascinateurs qu’il venait de quitter. Le moment viendra de les faire réapparaître à la lumière divine, pour en juger la nature et la consistance. Une retraite, en effet, ne comporte pas l’exclusion totale des préoccupations de la veille : il s’agit plutôt de régler les difficultés de tout ordre avec lesquelles on est aux prises, mais de les régler avec Dieu qui est là, et non avec les seules ressources de la dialectique humaine.

Le lendemain matin, dès cinq heures, la cloche sonne longuement pour réveiller les dormeurs :


 « Pulsis procul torporibus,
Surgamus omnes ocius… »


« Oui, semble dire la cloche, secouez votre torpeur et levez-vous sans retard, car le Maître vous appelle. » La cloche symbolise la voix de Dieu. Une demi-heure après, tous les jeunes gens se retrouvent dans la grande salle où le Père va développer lentement le sujet ébauché la veille. De la sorte, la vérité pénètre dans l’âme comme une rosé bienfaisante, goutte à goutte. La méditation, même parlée, n’est pas un sermon ; c’est une série de suggestions séparées les unes des autres par de longs silences. Chacun a le temps de se les approprier et d’en faire son profit : « Je suis pleinement convaincu, se dit Jean, que Dieu est le but suprême de ma vie, comme de toutes les vies… Je ne suis qu’un atome dans le vaste univers, mais je dois entrer dans le concert de tous les êtres, créés par Dieu et pour Dieu… Je ne veux pas discuter, à cette heure, les moyens particuliers qui seront mis à ma disposition. Il me suffit de savoir que je suis spécialement choisi pour m’élever jusqu’à la Beauté absolue, puisque je dois entraîner les autres à ma suite, en tant que chrétien favorisé du Ciel. Les dons que j’ai reçus, je dois en faire bénéficier mes semblables. Quelle que soit ma situation, je suis résolu à ne pas transiger avec ce devoir. »

La méditation ou oraison, premier acte de la journée, colloque intime entre l’âme et Dieu, est suivie du Saint-Sacrifice. Le Père Francœur monte à l’autel ; Jean admire, comme à Repentigny, cette physionomie transfigurée par l’approche de la céleste Victime. Cet homme si familier, si martial dans ses rapports avec la jeunesse, semble abîmé dans le divin chaque fois qu’il exerce cette fonction sublime. Quand vient le moment de la Communion, nombreux sont les jeunes gens qui prennent part au Banquet sacré ; mais Jean ne se croit pas assez pur pour recevoir le Pain angélique. Depuis des semaines, il n’a plus participé à ce mystère d’amour, parce que son cœur était envahi par des tendresses troublantes. C’est ce qui avait aggravé les inquiétudes de sa pieuse sœur. En ce moment, il espère régler au plus tôt les embarras de sa conscience ; il est à la veille des salutaires réconciliations.

Au sortir de la chapelle, pendant qu’il se promène dans les couloirs en attendant le premier déjeûner, le Père Francœur vient droit à lui et prononce ces mots à voix basse : « Cher ami, venez me trouver ce soir, à 7 heures ; je vous attendrai dans ma chambre. Je dois voir chacun des retraitants en particulier et j’ai cru que ce moment était le plus convenable pour vous. »