La cuisine des pauvres/Lettre d'un Citoyen à ſes Compatriotes

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Claude-Marc-Antoine Varenne de Beost
La cuisine des pauvres,

ou Collection des meilleurs mémoires qui ont paru depuis peu , soit pour remédier aux accidens imprévus de la disette des grains, soit pour indiquer des moyens aux personnes peu aisées de vivre à bon marché dans tous les tems.

Lettre d'un Citoyen à ſes Compatriotes,
au ſujet de la Culture des Pommes de terre par M. Muſtel.


LETTRE


D'UN CITOYEN


A SES COMPATRIOTES,


Au ſujet de la Culture des Pommes de terre.


La Patrie peut être comparée à une Ruche ; les Citoyens imitant la conduite laborieuſe & policée des Abeilles, viennent y apporter, y dépoſer, y perfectionner les fruits de leurs courſes, de leurs recherches, de leurs découvertes & de leurs travaux. C'eſt pour remplir cette tâche, qu'étant venu me repoſer dans la Ruche natale, j'y fais l’offrande de ce que j'ai pu découvrir d'utile dans les différens Pays que j'ai parcourus. Si ce procédé, qui n'est qu'un devoir, qu'un acte de justice, ne me donne point de droits ſur la reconnoiſſance publique, il ne doit pas être dédaigné ni rejette, ſur-tout, ſi ce que je propoſe eſt de nature à devenir vraiment utile à la Société.

Mon travail intéreſſe la ſubſiſtance des hommes : il est donc important. Il peut la rendre meilleure, plus abondante & moins diſpendieuſe : il eſt donc vraiment utile.

Il n'en peut réſulter que des avantages : il eſt donc eſſentiellement bon; il eſt goûté, approuvé par, tous ceux qui ont pris la peine de l’examiner, & d'en bien combiner les effets. C'eſt une opération ſuivie, vantée par ceux qui ont commencés à la pratiquer : il ſemblerait donc que ſes bons effets devraient être inconteſtables} mais cependant ils ſont encore conteſtés par pluſieurs ; je vais prouver que ce n'eſt que l’effet des préjugés, des préventions, des erreurs, de la répugnance que l’on attache ſans ſavoir pourquoi, aux choſes nouvelles, & que l’on ne connoît pas bien.

Animé uniquement, mes chers Compatriotes, du déſir de vous être utile, je n'ai deſſein que de vous expoſer la vérité : ce ſentiment doit déſarmer la critique chez ceux mêmes qui en font profeſſion, ou la rendre impuiſſante parmi ceux qui ſavent bien juger.

Qu'une opinion fondée en principe & en vérité, n'eſt souvent qu'un petit nombre de Sectateurs ; c'eſt l’effet tout naturel des différentes manières de voir, de ſentir, de juger parmi les individus de l’eſpèce humaine.

Qu'une nouvelle méthode, mais peu connue, quoique conforme à la raiſon, à l’ordre des choſes, & même démontrée par l’expérience, & couronnée par le ſuccès, ſoit bien reçue par quelques-uns, & rejettée, ou du moins négligée par pluſieurs, c'eſt ce qui paraît d'abord étonnant ; mais qui cependant ceſſe de l’être, quand on fait attention à la force de l’habitude contractée depuis long-temps, à l’ancien uſage du Pays, auxquels la plupart des hommes s'aſſujettiſſent machinalement, à l’amour de ſa façon d'être & d'agir, si puiſſant parmi les hommes.

D'ailleurs, il convient aux gens ſenſés, d'être en garde contre les nouveautés, dont pluſieurs, en apparence très-bonne, ont été abandonnées prefqu'auffi-tôt que reçues, parce que l’expérience en a fait connoître les défauts, & que l’effet n'a point répondu à l’attente.

Mais qu'une culture reconnue depuis cent ans, comme étant de la plus grande utilité dont l’Europe entière qui l’a reçue de l’Amérique, peut tirer les ſecours les plus eſſentiels, qui eſt pratiquée avec le plus grand soin, chez les Peuples ſages qui nous avoiſinent, tels que les trois Royaumes d'Angleterre, toute l’Allemagne, la Hollande, la Flandre, la Suiſſe, qui fait même la principale reſſource de quelques Provinces de France, telles que la Lorraine, l’Alsace, le Lyonnois & Beaujelois, l’Auvergne, &c. qui la regardent, ainſi que les autres Peuples que je viens de citer, comme la baſe & le ſoutien de leur exiſtence ; qu'une culture, dont une longue & heureuſe expérience a démontré les nombreux & importans avantages, & qui ne sont balancés par aucun inconvénient que l’on puiſſe raiſonnablement citer ; qu'une culture qui réuſſit auſſi bien chez nous que dans ces différentes contrées, comme les eſſais faits depuis deux ans, par de bons Citoyens, dans pluſieurs endroits, le prouvent démonſtrativement ; qu'une telle culture trouve parmi nous des adverſaires & des critiques, c'eſt ſans doute ce qu'on ne peut attribuer qu'à l’opiniâtreté, à l’aveuglement & à l’eſprit de contradiction. Tel eſt cependant le ſort de la culture des Pommes de terre ; culture chérie chez tous les Peuples qui la pratiquent, culture qui est devenue chez eux la baſe de l’économie rurale, le nerf de l’Agriculture, la richeſſe du Laboureur, & la reſſource du Peuple, en devenant la principale ſubſiſtance des hommes, la nourriture & l’engrais des animaux en général, & qui en fourniſſant un moyen aſſuré de les élever & de les multiplier, fournit l’abondance des viandes dans les Villes, & des fumiers dans les Campagnes. J'aurois peut-être lieu de craindre de paſſer pour un viſionnaire & un enthouſiaſte dans l’eſprit de ceux qui ne connoiſſent pas les effets eſſentiels de cette culture, ſi je ne prouvois pas, comme je vais le faire, tout ce que j'avance ici.

Et comme il n'y a point de meilleures preuves que celles qui. giſſent en faits, je vais d'abord en citer. Si je les tirais des Pays lointains, je pourrais courir le riſque de trouver des incrédules ; mais je ne ſortirai point du Royaume, pour mieux unir à la foi de ce que j'avance, le témoignage de tous ceux qui ont pu le voir comme moi.

On ne peut regarder ſans admiration, la quantité de beſtiaux de toute espèce, que l’on voit dans une Métairie, dans la Lorraine & dans l’Alſace. La vigueur, le bon état de ces animaux, la quantité de Valets & de Servantes, employés non-ſeulement à ſoigner ces troupeaux, mais ſur-tout à travailler aux différentes parties de l’Agriculture, qui là, ne manquant point de bras, eſt dans une vigueur qui étonne avec raiſon, tout Voyageur qui ſçait réfléchir ; mais après avoir parcouru d'un œil ſatiſfait, ces plaines vaſtes & fertiles, couvertes de bleds & de grains de toute eſpèce, après avoir félicité le Cultivateur heureux qui jouit de tant d'abondance, ſi on lui demande quelle en eſt la principale ſource, ce Cultivateur n'héſite pas à répondre. « Regardez ce champ verdoyant, ce champ de Pommes de terre, c'eſt lui qui eſt la cause de la fertilité de tous les autres ; c'eſt lui qui me donne moyen d'élever, de nourrir une ſi grande quantité de beſtiaux qui me procurent abondamment des engrais : c'eſt lui qui fournit en grande partie, à la nourriture de ma famille & de mes Domeſtiques ; & comme je les nourris ainſi à peu de » frais, je ne crains point d'en avoir un grand nombre ; ce qui me met en état de mieux cultiver mes terres, de les purger de mauvaiſes herbes, & d'y apporter tous les ſoins auxquels vos Laboureurs avouent ne pouvoir ſuffire, parce qu'ils manquent de travailleurs, & qu'ils n'ont point chez eux autant de gens qu'il leur en faudrait pour bien ſuivre leurs travaux, dans la crainte de voir conſommer la plus grande partie du Bled qu'ils ont récolté. »

Pour nous qui en conſommons peu, nous en vendons beaucoup, de même que de nos autres grains, & voilà la cauſe de notre aisance. » « Regardez nos enfans, nos gens qui mangent des Pommes de terre, ne ſont-ils pas au moins, auſſi ſains, auſſi forts, auſſi contens que les gens de votre Pays ? »

« Mais trouvez-vous bien à vendre vos grains ? Oh, oui, jamais il ne nous en reſte ; mais cependant, vous & vos voiſins, vivans en bonne partie de Pommes de terre, il ſemble que cela doit avilir le prix du Bled. »

Non, disent-ils, on mange du Pain dans les Villes, & il faut bien que les Campagnes y fourniſſent; d'ailleurs, n'avons-nous pas le Rhin qui en tranſporte au loin chez ceux qui en manquent ? Par-tout où il y a des Rivières navigables, on trouve toujours à ſe défaire de cette denrée de première & générale néceſſité ; la circulation intérieure ne la pouſſe-t-elle pas naturellement dans les endroits qui en ont beſoin ? Voilà ce que nous appercevons par le raiſonnement, & il faut bien que cela ſoit, puiſqu'effectivement ici, comme ailleurs, où l’on vit en grande partie de Pommes de terre, les grains ſont toujours biens vendus.

Voila ce que diſent les Alſaciens ; voilà ce que diſent tous les Habitans des Pays où on cultive des Pommes de terre ; ou plutôt, voilà ce que leur a prouvé une longue & conſtante expérience.

On répondra ſans doute : cela eſt bon pour ces gens-là ; mais ce n'eſt pas la même chose pour nous. Croit-on donc qu'un Allemand ſoit d'une autre nature, parce qu'il parle une autre langue ? Le Flamand, le Lyonnois, le Franc-Comtois parle Français, & en fait le même uſage ; mais c'eſt bon pour des Pays moins heureux que le nôtre, pour de mauvaiſes terres : erreur ; d'abord, il ne faut pas s'attendre, à moins de beaucoup d'engrais & de ſoins, que cette culture réuſſiſſe bien dans de très-mauvais terreins. Le ſol d'Alsace eſt admirable, les légumes y viennent en plein champ, & leur beauté n'eſt pas moins étonnante que leur abondance ; il n'y a certainement aucunes de nos Provinces, qui ſoit généralement auſſi fertile. mais quoi, faudra-t-il arracher nos Bois, détruire nos Prairies, pour y planter des Pommes de terre ? Non ſans doute ; faudra-t-il donc employer à cette culture, nos bonnes terres à Bled ? Il faut calculer auparavant, s'il y aurait à gagner ou à perdre ; je réponds à ces queſtions ſi souvent faites : ne, prenez point la peine de faire ce calcul très-inutile, comme vous allez voir. Nous ne venons point, comme Sir politique, vous proposer de mettre tout le Royaume en Ports de Mer ; nous ne venons point vous conſeiller de ſubſtituer à la précieuſe culture du Bled, celle des Pommes de terre ; non : mon premier vœu, & le plus ſincère, eſt que ma Patrie jouiſſe de celui qu'elle récolte, & que l’on ne faſſe paſſer chez les autres, que ce qu'il y aura de trop chez nous.

Nous ne venons point déranger l’ordre ordinaire de vos récoltes ; nous vous propoſons une culture qui vous ſera d'un grand avantage, ſans rien prendre ſur aucune des autres : & voilà comment.

N'êtes-vous pas dans l’uſage de partager vos terres en trois ſols ou compots ? Vous enſemencez un tiers en Froment, un autre tiers en menus grains ou mars ; & l'autre tiers eſt deſtiné à ne rien produire, & reſte, comme vous le dites, en jachères. C'eſt une partie de cette terre, deſtinée à ne rien produire cette année là, que vous emploierez à cette nouvelle culture. Si vous avez, par exemple, vingt acres de terre en jachère, vous en prendrez un acre ou deux, que vous fumerez & labourerez au Printemps ; vous y ferez votre plantation de Pommes de terre au mois d'Avril, & vous en ferez la récolte au mois d'Octobre ; & après cette récolte, il ne sera beſoin que de donner un ſimple labour à votre terre, & vous y ſèmerez du Bled.

Je peux aſſurer à tout Cultivateur, ſans crainte d'être démenti par l’expérience, puiſque c'eſt d'après elle que je parle, qu'il aura de plus beau Bled ſur cette terre, que ſur celle qui étoit reſtée en repos. Les Allemands qui l'éprouvent annuellement, diſent que les Pommes de terre engraiſſent le terrein ; je ne crois pas que c'en ſoit une preuve : mais c'eſt que le champ ſe trouve merveilleusement préparé par le cerfouiſſage pendant l’Été, & par l’opération de la récolte qui oblige de retourner tout le terrein. Mais, dira-t-on, il y a quelques cantons en Normandie, où l’on ne laiſſe point de terres en repos ; là, l’expérience fera connoître s'il n'y a pas plus d'avantage à faire de moins, un acre d'orge, d'avoine ou de ſarraſin, & d'employer cet acre à la culture des Pommes de terre. On peut en juger aiſément par cette Comparaiſon. Un acre d'orge ne rapporte pas mille peſant en grain ; & un acre de Pommes de terre bien cultivées, rapportera trente mille peſant. On peut juger par-là, de l’étendue de la nourriture, & par conſéquent du profit.

Il n'y a donc pas plus d'inconvénient à cultiver les Pommes de terre en Normandie, que par-tout ailleurs ; mais il eſt aiſé à démontrer que cette culture y ſera plus utile, & même plus néceſſaire.

La Normandie eſt une des Provinces de France la plus abondante en pâturages : on y peut faire aiſément des éleves pendant l’Été ; mais l’inſuffisance de la nourriture pendant l’Hyver, y met des obſtacles : retenus par cette conſidération, les uns n'élèvent point pendant l’Été ; les autres vendent à l’approche de l’Hyver ; & ceux qui ont nourri des animaux pendant cette ſaiſon, les vendent très-chers au Printemps, pour ſe dédommager de ce qui leur en a coûté, ſur-tout ces dernieres années, où les grains & les fourages ont été à haut prix. Au moyen des Pommes de terre, ces difficultés n'auront plus lieu ; la récolte d'un acre ſuffit pour nourrir pendant tout l’Hyver, un grand nombre d'animaux de toute espèce, Chevaux, Vaches, Cochons, Moutons, Volailles, &c.

Tous ces animaux, exempts de préjugés & de ſubterfuges, en mangent très-bien, sinon crues, au moins cuites, les premières fois qu’on leur en donne; l’eſpèce ainsi deviendra plus commune & par conſéquent à meilleur marché, & les Villes ſe reſ-ſentiront sentiront de l’abondance des Campagnes : voilà ſans doute un avantage réel ; & quand il n'y auroit que celui-là, il devroit ſuffire pour déterminer à ſuivre cette culture, puiſqu'elle ſeroit toujours utile, même dans des années d'abondance ; mais dans celle de diſette, elle ſeroit fans doute encore plus précieuſe, puiſqu'elle peut fournir à la ſubſiſtance des hommes, non-ſeulement en les mangeant telles qu'elles ſont, mais ſur-tout d'après leur excellente propriété bien reconnue, d'en faire de très-bon Pain avec une mixtion de Farine ; Pain très-ſain, nourriſſant, & que je peux, : ſans scrupule, propoſer aux autres, puiſque j'en mange depuis trois ans, par goût & par raiſon de ſanté.

Ce Pain a d'ailleurs l’ineſtimable avantage de ſe conserver ſain & mangeable, pendant des années entières. M. d'Angerval en a conſervé pendant deux ans.

Je ne me prévaudrai point ici de l’exemple des Princes d'Allemagne, & des Milords Anglais, qui au milieu de tous les mets ſervis fur leurs tables, mangent de préférence, & par goût, des Pommes de terre : mon deſſein n'eſt point d'engager à imiter leur exemple ceux de nos Concitoyens, dont l’opulence ne doit être flattée que de ce qu'il y a de plus rare & de plus cher ; ceux-là ne doivent être embarraſſés que du choix des Cuiſiniers & des Ragoûts, & on ne peut que leur ſouhaiter un bon eſtomac & une bonne digeſtion. Mais quand ils voudront bien ſonger qu'il y a une quantité de pauvres familles ſouffrantes, qui ne cherchent & ne déſirent que les moyens de ſubſiſter, ils me pardonneront de leur préſenter des Pommes de terre, qui fourniſſent aux beſoins de leurs parens, par-tout où elles ſont connues : c'eſt pour ceux-ci que je travaille, & ſur-tout pour nos bons amis de la Campagne, pour ces Laboureurs qui nous font vivre, & dont quelques-uns ont bien de la peine à ſubſiſter ; c'eſt pour cette portion de Citoyens vraiment utiles, que j'écris, que je travaille ; c'eſt à eux à qui je crie : cultivez des Pommes de terre, regardez comme gens mal informés, ceux qui voudraient vous en diſſuader. Je dis mal informés, parce que je ne peux croire qu'il y en ait d'aſſez mal intentionnés pour vouloir s'efforcer d'arracher de la main du Pauvre, le Pain que j'y ai mis. C'eſt à eux à qui je dis : croyez-en plutôt des Seigneurs de Paroiſſes, des Prélats bienfaiſans, des Curés charitables, qui après avoir nourri pendant l’Hyver dernier, leurs Vaſſaux & leurs Paroiſſiens, avec le Pain de Pommes de terre, en ont conſigné les bons effets dans les Papiers publics, afin d'en atteſter la vérité, de la faire connoître & d'engager les autres à ſuivre leur exemple.

Voila ceux qu'il faut croire, puiſqu'ils parlent d'après l’expérience & avec connoiffance de cauſe, & non pas ceux qui n'ont décidé que d'après des préjugés ou des erreurs, & qui prononcent un Arrêt déciſif contre les Pommes de terre, ſans en avoir jamais ni mangé, ni même vu. Que ne m'eſt-il permis de nommer ici des Gentilshommes, des Magiſtrats, de vrais Citoyens, dont les lumières & l’équité ſont également connues ! Si le même principe qui les a fait agir, leur permettoit de publier leurs bienfaits, ils atteſteraient eux-mêmes combien leur bienfaiſance a été ſecondée & augmentée par la diſtribution du Pain de Pommes de terre, & combien ceux qui en ont profité, s'en ſont bien trouvés ; un de ceux-là, dont la naiſſance, moins encore que ſon amour connu pour le bien public, qui, à la ſatiſfaction de cette Ville, vient de réunir les ſuffrages de ſes Concitoyens, s'eſt mis bien en état par l’expérience, de détromper tous ceux qui ſont dans Terreur à ce ſujet.

Mais que peut-on ajouter aux preuves reconnues de l’avantage de cette utile culture qui commence à germer & à réuſſir ſi bien, & qui s'étend de plus en plus, depuis deux ans, dans cette Province, qui ſûrement par la ſuite en reconnoîtra encore mieux les bons effets & les avantages ? Elle eſt utile, elle eſt facile, elle ne manque jamais ; les vents, les orages qui ravagent les grains, & font perdre en un inſtant au Cultivateur déſolé, les fruits de ſes travaux & de ſes eſpérances, ne peuvent lui nuire ; la grêle même qui écrase, qui ruine les autres productions de la terre, ne peut endommager cette moiſſon ſouterraine qui eſt à l’abri de tous les événemens. C'eſt ainſi qu'en Lorraine, j'ai vu manquer preſque tous les Bleds, dans une malheureuſe année, ſans que pour cela, le Peuple en fût plus inquiet, ni effectivement plus à plaindre ; sa ſubſiſtance ordinaire étoit aſſurée, il avoit des Pommes de terre. Si quelque fatalité ſemblable affligeoit notre Patrie, on éprouveroit plus que jamais, de quelle reſſource ſeroit alors cette manne aussi ſaine que nourriſſante ; Pénétré de l'utilité de cette culture, je m'eſtime heureux d'être-venu le premier en faire l’offrande à ma Patrie ; ce n'eſt pas que j'ignore que des Citoyens animés du même zèle, en avoient parlé avant moi, & en avoient même cultivé quelques plantes dans leurs jardins ; mais plus retenus que je ne l'ai été par les préventions, par l’idée où l’on étoit, que cette culture ne réussirait pas en grand dans notre Pays comme ailleurs, perſonne ne l’avoit tentée ; c'eſt ce que j'ai fait, aidé par la bienfaiſance de M. l’Intendant ; je fis venir il y a deux ans, des meilleurs eſpèces de Pommes de terre, & j'en plantai un champ, dont l'abondante récolte ne laiſſa plus douter du ſuccès ; je fis annoncer que cette récolte étoit deſtinée aux Cultivateurs, qui en voudraient planter, elle leur fut effectivement diſtribuée ; & c'eſt ainſi que ce germe, naiſſant dans la Province, a été prendre racine dans ſes différentes parties.

Cést ainsi que les différentes Lettres que j'ai reçues, m'ont fait connoître qu'on a commencé & ſuivi avec ſuccès, cette culture dans pluſieurs endroits ; qu'on en reconnoît déjà les avantages, ſur-tout en Baſſe-Normandie, où le Peuple Villageois ne vit gueres que de Sarrasin ou d'Orge. On a reconnu que la Farine de ce grain, mêlée avec la pulpe de Pommes de terre, perdoit beaucoup de ſa rudesse & d'une certaine âcreté qui lui eſt naturelle, & que le Pain en étoit infiniment meilleur & plus ſain.

J'ai eu la satisfaction d'apprendre le bien qui commence à en réſulter, & ſur-tout de voir que pluſieurs Citoyens zélés qui ont mis en uſage les méthodes que j'ai indiquées, ſe sont appliqués à les ſimplifier & à les perfectionner, pour les rendre encore plus praticables & plus faciles ; & j'eſpère bien qu'à l’avenir le concours des Cultivateurs, attentifs obſervateurs des effets & des réſultats de cette culture, ſera bien mieux encore, que je n'ai pu dire, & portera à la perfection, les premiers efforts que j'ai faits.

Car cette culture n'eſt encore que dans un état d'enfance, qui a beſoin d'être ſoutenue contre le cours des préjugés & des erreurs, & trop foible d'ailleurs, pour pouvoir s'étendre par elle-même, aussi promptement que je le déſire. C'eſt dans la vue de remédier au premier mal, mes chers Compatriotes, que je vous fais paſſer ces éclairciſſemens & cet expoſé fidèle ; & pour obvier à l’inſuffisance de la ſemence, que je travaille à vous en procurer pour l'année prochaine ; car j’ai ſenti d'abord, qu'il ne suffiſoit pas d'être l’Apôtre des Pommes de terre, mais qu'il falloit encore en être le Pourvoyeur, pour mettre à même ceux qui veulent en planter, de s'en procurer de bonne eſpèce ; précaution qui m'a paru d'autant plus néceſſaire, que l’on ne connoiſſoit gueres dans ce Pays-ci, que les Topinambours ; eſpèce confondue, quoique bien mal-à-propos, avec les Pommes de terre, puisqu'elle en differe preſqu'autant que les Navets diffèrent des Fèves.

Sans entrer ici dans un détail de Botanique, qui prouverait combien leurs caractères sont diſtinctifs, les Pommes de terre sont farineuſes, & les Topinambours, aqueux comme les Navets ; & les propriétés de ces deux eſpèces, très-diſtinctes, diffèrent autant, qu'elles se reſſemblent peu par leur port, leur feuillage,, leur fleur, & enfin par toutes les parties de leur fructification.

L'erreur où bien des gens ſont encore cependant, de confondre ces deux eſpèces, a fait tomber dans une autre. C'eſt, dit-on, que les Pommes de terre infectent un terrein où l’on en a une fois planté. Cela eſt vrai à l’égard des Topinambours, dont la gelée n'endommage pas plus les racines que celles du Chiendent,, & qui pouſſent véritablement ainſi, par-tout où elles ont pris poſſeſſion du terrein ; mais il n'en eſt pas de même des Pommes de terre, qui, pour le peu qu'elles ſoient frappées de la gelée, pourriſſent ſans retour : ainſi, lorsqu'il y a eu pendant l'Hyver une ſeule gelée aſſez forte pour pénétrer en terre jusqu'où eſt la Pomme, on peut être aſſuré qu'il n'en repouſſera pas au Printemps. Je me trouve d'autant plus obligé de donner ici cet éclairciſſement, que je me ſuis mal expliqué à ce ſujet dans mon Mémoire, ayant paru appliquer aux Pommes de terre, ce que je n'entendois dire que des Topinambours. C'eſt une faute que j'ai moins de peine à reconnoître, que j'en aurais à la laiſſer ſubſiſter, puiſque dans le Mémoire, comme dans cette Lettre, je n'ai eu & n'ai d’autres prétentions, que de rendre des faits bien conſtatés, & que je ſoumets à l’expérience de tous ceux qui voudront s'en aſſurer par eux-mêmes. Je renvoie à ce Mémoire qui ſe trouve chez Machuel, rue Saint Lo, à Rouen, ceux qui voudront prendre connnoiſſance de la culture des Pommes de terre, de leur uſage & de la manière d'en faire du Pain. J'ajouterai ſeulement ici deux procédés que l’expérience a fait reconnoître plus ſimples, & par conſéquent préférables à ceux que j'ai indiqués. La Machine que j'ai propoſée pour broyer les Pommes de terre, étant au-deſſus de l’intelligence & des moyens de pluſieurs Habitans de la Campagne, qui ne font gueres uſage que des uſtensiles qu'ils connoiſſent, & qu'ils ont ſous la main, il a été trouvé plus ſimple de leur indiquer de préparer les Pommes de terre d’une manière plus à leur portée.

C'est après les avoir bien lavées à pluſieurs eaux, pour les purger de la terre, dont ſont ſur-tout remplies les petites cavités où ſont logés les germes, de les faire cuire dans de l’eau bouillante ; & après les avoir laiſſées égoutter & rafraîchir dans un panier, de les mettre par partie dans une paſſoire ; & uſant du même procédé, qui leur eſt familier, pour les pois, de les réduire en purée, obſervant de mettre à part chaque fois le marc qui reſte au fond de la paſſoire, pour le donner aux Beſtiaux, qui le mangent très-bien. Lorsque l’on a obtenu ainsi une quantité suffiſante de purée, ſelon la quantité de Pain que l’on veut faire, après avoir dispoſé le levain à l’ordinaire, obſervant cependant d’y en mettre un peu plus, on jette avec ce levain détrempé dans l’auge à pétrir, une quantité égale de cette purée & de Farine, & on pétrit le tout enſemble, ſans y ajouter d'eau, ſi on peut l’obtenir de ceux qui pétriſſent ; car moins on y mettra d'eau, plus l’opération ſera pénible, mais plus le Pain ſera léger, beau & bon. On obvie ainſi à l’opération de peler les Pommes de terre ; ce qui ne peut ſe faire ſans perte de temps & de matière.

L'autre méthode eſt encore plus prompte, plus facile ; c'eſt de faire cuire les Pommes, comme on vient de le dire ; de les écraſer telles qu'elles ſont, dans un baquet, & de les réduire en pâte ; & après avoir fait la mixtion de Farine, de bien pétrir le tout enſemble. L'expérience a fait connoître que cette opération bien faite, ſur-tout par des bras vigoureux, achevé de diſſiper la peau des Pommes, déjà réduite en petites parcelles par le broyement, de façon qu'on n’en apperçoit point de marques dans le Pain.

Les bouches plus ou moins délicates, auront à choisir celui de ces procédés qui leur conviendra le mieux. L'un & l'autre eſt d'une exécution plus prompte, plus facile, & par conſéquent préférable.

Celui qui n'a en vue que le bien public, ne doit avoir d'autre opinion que celle qui y eſt la plus favorable.

Parmi tous ceux de mes Compatriotes qui penſeront & jugeront ſelon cette maxime, la culture des Pommes de terre ne trouvera gueres de contradicteurs.

Je ne ſaurais finir, ſans rendre ici publique la reconnoiſſance que nous devons à ce ſujet, à l’illustre & bienfaisant Gouverneur de cette Province : on ſait que perſonne ne connoît mieux, ne ſait mieux priſer & faire valoir les différentes branches d'Agriculture ; convaincu de l’utilité de la culture des Pommes de terre, il a voulu, pour le bien du Pays qu'il habite, en faire cultiver à l’abri des forêts de mûriers qu'il a plantées.

Cést lui, qui, en ranimant mon zèle, m'a recommandé de ſuivre ce travail avec encore plus d'étendue, cette année : c'eſt par lui que j'ai reçu pour cet effet, des encouragemens & des ſecours ; & c'eſt ainſi à lui que les Cultivateurs devront l’avantage de les avoir à plus bas prix ; & les Pauvres, les diſtributions gratuites que je me propoſe de leur faire pendant l’Hyver prochain.