La cuisine des pauvres/Lettre de M. le Curé de Mondreville

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Claude-Marc-Antoine Varenne de Beost
La cuisine des pauvres,

ou Collection des meilleurs mémoires qui ont paru depuis peu , soit pour remédier aux accidens imprévus de la disette des grains, soit pour indiquer des moyens aux personnes peu aisées de vivre à bon marché dans tous les tems.

Lettre de M. le Curé de Mondreville,
ſur l’état de la Culture de ſa Paroisse



LETTRE


DE


M. LE CURÉ DE MONDREVILLE,


A M**.


Sur l'état de la Culture de ſa Paroiſſe,


Depuis 1762, juſqu'en 1770.
LETTRE


DE


M. LE CURÉ DE MONDREVILLE,


A M**.


A CHATEAU-LANDON.


Vous ne comprenez pas, Monſieur, le bien que produit la liberté du Commerce des Bleds que le Souverain a accordée ; vous regardez cette faveur comme nuiſible au bien public. Je ne ſuis peut-être pas ſi clairvoyant que vous, mais quelques foibles que ſoient mes lumières, je crois voir évidemment les grands avantages qu'elle a produit, & voici mes preuves.

Il n'y a pas plus de tems que j'habite ce Pays que vous, & le ſol où je fais ma réſidence eſt peut-être de toute la France le plus ingrat. La nature si bienfaiſante aux autres climats, lui a refuſé & l’eau & la terre : nous n'avons ni ruiſſeaux ni fontaines, & notre ſol n'eſt que du grès en poudre, uni à un peu de terre glaiſe, &c. &c. &c. Il y a huit ans que j'habite cette contrée ; tems où l’on n'avoit pas la liberté de vendre ſes denrées : rien de ſi miſérable que ce Pays ; on comptoit les Pauvres par le nombre des Habitans ; une vaſte plaine n'offroit à la vue qu'un Pays déſert & inculte. Mais pour vous démontrer d'une manière non équivoque ce que j'ai l’honneur de vous avancer, je vais vous mettre ſous les yeux le tableau de ce Pays, année par année, depuis que j'y ſuis réſidant ; c'eſt-à-dire, depuis Janvier 1763.


Année 1762.


Ce Village & deux petits Hameaux qui en dépendent, étoient compoſés de ſoixante-cinq Feux.

Le bétail de

33 mauvais Chevaux.

36 Vaches.

5 petits Troupeaux.

15 Anes.


Il y eut cette année trois Mariages, dont un contracté par deux ſexagénaires.

Dix Baptêmes.

Huit Enterrements d'Enfans, & un d'une femme âgée.

Deux cents arpens en friche.


Année 1763.


Onze Baptêmes.

Neuf Sépultures d'Enfans.

Même nombre de Bétail.

Un Cheval de moins.

Deux Feux de moins. Deux cents vingt arpens en friche.


Année 1764.


Quatorze Baptêmes.

Treize Sépultures d'Enfans, & une d'un ſexagénaire.

Trois Feux de moins, deux Chevaux, trois Vaches & un petit Troupeau auſſi de moins.

Deux, cents cinquante arpens en friche.


Année 1765.


Sept Mariages.

Treize Baptêmes.

Dix Enterrements d'Enfans.

Trois nouveaux Ménages.

Six Chevaux, ſept Vaches, cinq Anes d'augmentation.,

Et quarante arpens de défrichés.


Année 1766.


Sept Mariages.

Douze Baptêmes.

Onze Morts ; dont trois chefs de famille & huit enfans.

Dix Chevaux, huit Vaches, deux petits Troupeaux, & huit Anes d'augmentation.

Quatre-vingts arpens de défrichés.


Année 1767.


Deux Mariages. Neuf Baptêmes.

Six Enterrements ; dont trois chefs de famille & trois enfans.

Deux nouveaux Ménages.

Dix Vaches, neuf Chevaux d'augmentation, & trois Mulets,

Cent arpens de défrichés.


Année 1768.


Deux Mariages.

Douze Baptêmes.

Dix Morts ; cinq enfans & cinq personnes âgées.

Dix Chevaux, dix-sept Vaches, un petit Troupeau, & dix Anes d'augmentation.

Cent cinquante arpens de défrichés.


Année 1769.


Douze Baptêmes.

Cinq Sépultures ; quatre d'enfans, & une d'un chef de famille.

Quinze Chevaux, vingt-cinq Vaches, cinq Mulets d'augmentation.

Deux cents arpens de défrichés.


Année 1770, juſqu'au mois d’Août.


Sept Mariages.

Huit Baptêmes.

Deux Enterrements,

Il ne reſte plus que vingt arpens de friches.



RÉCAPITULATION ou Tableau de ce Village, depuis Janvier 1762, jusques & compris 1764; & depuis Janvier 1765, juſqu’en Avril 1770.

Années 1762. 1764. 1770.
Feux 
265 : 260 : 171
Chevaux 
233 : 230 : 180
Vaches 
236 : 233 : 100
Anes 
215 : 215 : 138
Troupeaux 
205 : 254 : 108
Mulets 
: : 108
Arpens de friches. 
200 : 250 : 120




SUR LA POPULATION.


De 1762, 1763 & 1764.
Trois Mariages, dont un con-
tracté par deux ſexagénaires
Trente-cinq Baptêmes, trente
Enfans morts
Cinq Ménages de moins.
bon pour
la population
2 Mariages.

5 Enfants.


De 1760, 1766 & 1767.


Seize Mariages,
Trente-quatre Baptêmes,
vingt-un Enfans morts.
Cinq nouveaux Ménages,
bon pour
la population
16 Mariages.

13 Enfants.


De 1768, 1769, juſqu'en Avril 1770.


Neuf Mariages.
Trente-deux Baptêmes, neuf
Enfans de morts.
bon pour

la population
9 Mariages.

23 Enfants.


Première Époque.


Il faut obſerver, 1°. que les ſoixante-cinq Feux étoient preſque tous compoſés de Mendiants & à charge à qui vouloit : ils furent réduits à soixante, parce que les hommes, ainsi que les animaux, ſont impérieuſement forcés d'abandonner la terre qui ne peut les nourrir, de ſuivre & de chercher leur pâture.

2°. Que de ces trente-trois Chevaux, réduits à trente, le meilleur ne valoit pas ſix piſtoles ; & les trente-trois Vaches, priſes collectivement, ne valoient pas cent piſtoles. Les animaux, ainsi que les hommes, étoient chétifs & misérables.

3°. Que nous eûmes à cette époque des Voleurs & des Incendiaires.


Seconde Époque.


Aujourd'hui le moindre Cheval[1] vaut dix piſtoles ; les Vaches, l’une portant l'autre, valent ſix piſtoles ; il y a huit bons Troupeaux, &c. &c. Et notez bien, point de Pauvres qui mendient, preſque plus de friches, & plus de Voleurs.

RÉFLEXIONS.


A quoi attribuer cette heureuſe révolution ? Le climat n'eſt point changé, les terres ſont les mêmes, preſque même nombre de Cultivateurs, les Impôts ne ſont point diminués. Alors je me ſuis dit :

Le Cultivateur incertain du produit des terres, par la grêle, les gelées ou autres accidents, accablé d'Impôts, néceſſaires ſans doute, mais très-onéreux par la manière de les percevoir, trouvoit encore des reſſources à franchir ces obſtacles. Mais dès lors qu'ont parus les prohibitions ou défenſes de diſpoſer à ſon avantage du produit de ſes avances, de ſes peines, de ſes travaux, de ſes craintes ; dès-lors qu'on lui a fait enviſager comme une grâce, de lui prendre à vil prix ce produit qui lui coûte tant ; alors ſon émulation, ſon ſavoir faire & la fertilité des hommes & de la terre, ont été frappés de mort.

Auſſi ai-je vu, dans ces tems malheureux, l’écorce de la terre, à peine ouverte, ne pouvoir fournir des ſucs aux plantes qui lui étoient confiées, & les chaleurs de l’Été brûler ce que les rigueurs de l’Hyver avoient ménagé.

J'ai vu, oui, j'ai vu des pères bénir le Ciel de ce qu'il leur enlevoit ce qu'ils dévoient le plus chérir : leurs enfans. J'ai vu des mères, les larmes aux yeux, envoyer ce fruit ſacré, ce gage de leur amitié, dans ces Hôpitaux, en leur ſouhaitant, comme un bonheur, la mort qui ne tardoit pas à leur obéir. Voilà ce que produit la miſère !

Il réſulte de ces choſes, ſur leſquelles j'ai gémi, que le fléau des privilèges, ces entraves ſur la liberté du Commerce, tel que ces brouillards ou ces vents enflammés qui deſſèchent, brûlent & détruiſent tout ce qu'ils frappent, avoient formé un déſert de nos Campagnes. La maigreur, l’abandon, le découragement des hommes & des animaux, offraient l’image de la miſere, l’obſtacle à tout encouragement, & l’anéantiſſement de la nature. Tout enfin préſageoit une famine prochaine & réelle.

En 1764, on rend aux Cultivateurs leur droit naturel, la liberté de tirer le plus grand avantage du produit de leur travail ; mêmes terres, même climat, mêmes Cultivateurs, mêmes Impôts : la nature change de face, la terre, les hommes & les animaux acquièrent une nouvelle force.

Les hommes tout-à-coup deviennent plus laborieux, les animaux plus vigoureux leur obéiſſent, & la terre plus fertile, fait diſparaître ſes crimes avec la ſuprême miſère.

Alors je me ſuis dit encore :

Cette fertilité a demandé des ſoins ; ces ſoins ont exigé des avances, & ces avances ont suppoſé une libre circulation qui vivifie toute la nature ; parce que c'eſt à la faveur de cette liberté, que le Cultivateur s'eſt refait des avances. C'eſt elle qui lui a fourni libéralement les moyens de rendre annuellement à la terre la fertilité. Alors, l’émulation a reparu, les Cultivateurs ont amélioré, ont étendu leur culture, Encouragés par leurs ſuccès, ils font leurs efforts pour augmenter leur bien-être, & ce bien-être a rendu la terre, les hommes & les animaux plus fertiles, les Propriétaires plus riches, & l’État plus abondant.

Voila, Monſieur, ce que j'ai à vous objecter contre les craintes que vous avez ſur les mauvais effets de la liberté du Comerce des Grains.

J'ai l’honneur d'être, &c ;



De Mondreville, le 2 Avril 1770.

  1. Tous les Chevaux de ce canton ſont entiers.