La Farce de la Sorbonne/VII

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VII

MONSIEUR GUSTAVE MICHAUT, COMMIS AUX FICHES

Allez, cuistre fieffé !…
Molière.



Je suis bien content d’arriver à M. Michaut, quoique je l’aie gardé pour la fin, comme un dessert. M. Michaut représente un cas passionnant. D’abord, c’est un excellent homme : tout le monde le dit, amis, élèves. Il suffit que vous demandiez :

— Est-ce un maître qui compte ?

On se précipite sur vous et on chuchote :

— Ne parlez pas de cela, Monsieur, il est si bon !

Ensuite, il symbolise l’effort nouveau de la Sorbonne littéraire. Là, je m’arrête, et sollicite votre attention.

Je vous ai fait entendre MM. Puech et Martha. Vous êtes affligés, n’est-ce pas, de leur rhétorique ? Eh bien, un homme, que j’appellerai « le rénovateur des lettres » à la Sorbonne, a éprouvé cet état pénible, voici déjà quelque quinze ans. Aussitôt, par haine d’un enseignement oratoire et superficiel, voulant en cela suivre le mouvement prodigieux donné aux sciences historiques par M. Aulard et M. Seignobos, il a créé les études littéraires scientifiques. Ne froncez pas les sourcils : les belles choses ne sont pas toujours tout de suite accessibles. M. Lanson, car il s’agit de M. Lanson — (vous pouvez rester couvert) — a fondé le « Laboratoire des Lettres », dans lequel on dépouille objectivement, on compile scientifiquement, et on se défend surtout de penser personnellement. On travaille, comme pour l’Histoire, parmi des casiers de fiches. La Fontaine, par exemple, a écrit une fable qui s’appelle L’Ivrogne et sa Femme. Avant de la lire, on se précipite sur toutes les fiches ayant trait aux ivrognes connus, passés ou présents. On établit par une statistique le nombre de fois que les auteurs français ont mis des ivrognes dans leurs œuvres depuis le xiie siècle. On montre par une courbe la progression ou la décroissance de l’emploi du type. On déduit par une note que tout compte fait, après avoir bien établi, pesé, vérifié, considéré, il faut peut-être se garder de déduire. Et enfin on démontre par le tout qu’on est un cuistre. Après quoi, on lit la fable.

Je vis bien des fois M. Lanson qui fut mon maître (et je le remercie au passage, car il a aiguisé en moi le sens du comique), — je vis bien des fois M. Lanson travailler de cette forte manière.

Il avait fait une autre découverte que je tiens à dire. (Ne vous impatientez pas si j’ai lâché M. Michaut : M. Michaut ne s’explique que par M. Lanson. Il faut remonter aux sources ; c’est la méthode scientifique). Donc, M. Lanson avait découvert un rythme chez les grands écrivains. Ayant l’âme généreuse, il associait les étudiants à ses trouvailles, je veux dire qu’il aimait à les voir trouver ce qu’il publiait ensuite. Nous préparions nos licences et ses livres.

Était-ce à moi, par exemple, d’établir le rythme de Pascal ? J’ouvrais la première Provinciale.

« Monsieur, nous étions bien abusés, dit l’auteur. Je ne suis détrompé que d’hier. »

Que voyez-vous dans ces deux phrases ?… Rien, parce que vous êtes des profanes, tandis que moi qui ai travaillé avec M. Diafoir… pardon, avec M. Lanson, j’ai la joie de savoir que ces deux phrases peuvent s’écrire scientifiquement comme suit :

2 — 1 — 2 — 1 — 3
1 — 1 — 1 — 3 — 1 — 2

Ouvrez maintenant les Pensées : faites un nouveau barême. Ouvrez le Discours sur les passions de l’amour : encore un barême. Et quand vous avez les trois, comparez, et concluez… si vous trouvez à conclure. Car si vous ne trouvez pas, n’importe : en soi, cet établissement est passionnant ; c’est de la science ! Aujourd’hui, vous n’en déduirez rien. Vos petits-enfants, peut-être, y découvriront quelque chose. C’est un travail lansonien qui doit être fait.

Seulement, ce genre d’études exige de jeunes esprits de tout repos, sans personnalité inutile, ni précocité dangereuse.

— Vous êtes mes équipes de travailleurs, disait toujours M. Lanson, avec un dandinement d’ours, en sa bonne langue pâteuse.

Il lui fallait pour l’aider des étudiants et des professeurs sûrs, qui consentissent, en une étude dite littéraire, à n’exprimer ni leurs goûts ni leurs avis : faiblesses subjectives, donc incompatibles avec la Science des lettres, dans cette maison du Haut Enseignement. De là à ne s’assurer le concours que d’hommes incapables, littérairement, d’une idée à eux, il n’y avait qu’un pas : M. Lanson le franchit avec allégresse. Et maintenant, vous êtes à même de comprendre M. Michaut.

Cet homme excellent, qui aurait pu être un grand épicier plein d’ordre, un huissier-audiencier attentif, un fonctionnaire distingué, qui aurait pu faire figure dans une trentaine d’éminentes professions, le hasard a voulu qu’il tombât dans la science universitaire ! Il y est devenu ce qu’il pouvait être, un manœuvre de M. Lanson, un commis aux fiches, qui dépouille, recense, énumère, qui fait des listes de noms, des comparaisons de dates, des notes sur des sources, des tables sur des notes et des tableaux avec des dates, occupant à la grande surprise de tous ceux qui n’ont jamais entendu parler de lui, une chaire de Littérature française à la grande Université de Paris, cette lumière du monde.

Avant lui, à sa place, on pouvait admirer un M. Mornet, qui, depuis, s’est consacré aux seuls cours privés. Il était de la même école, en bouffe. Car celui-là dormait debout, s’assommant lui-même. Chacune de ses phrases semblait une chute. Il avait l’air de chevaucher sur cette vieille ânesse qu’est la Sorbonne. La bête somnolait comme lui. Lui divaguait à mi-voix, à propos de ce qu’il avait colligé, compilé, empilé. Puis soudain, tous deux se cognaient contre un mur dans la nuit, et s’aplatissant le nez, il terminait une période dans un hoquet. C’était un beau spectacle d’esprit français.

M. Michaut joue une autre farce, qui n’est pas supérieure. Je n’indique point par là que d’autres pourraient faire son cours tel qu’il le fait. Il est inégalable dans le genre : M. Lanson peut être fier de son élève. Mais je dis que M. Mornet laisse un souvenir impérissable aussi. Et cela est important pour les destinées de la comédie en France.

M. Gustave Michaut parle devant un amphithéâtre bondé. Ce succès vient du sujet, non qu’il traite (il n’a pas à « traiter » un sujet : ce ne serait pas scientifique), mais qu’il annonce : Molière !… Quel est le Français qui n’aime pas entendre parler de ce grand homme ? Donc, on vient, on se tasse, on attend, et… M. Michaut paraît. À sa vue, quelques vieilles demoiselles applaudissent avec piété. Mais, pour paraître indépendant, cet excellent homme de laboratoire littéraire commence par « Messieurs », sans plus. Quelle imprudence ! Je suis là, moi, parmi les messieurs, je guette M. Michaut, et c’est à moi qu’il s’adresse, alors qu’il y a de si bonnes âmes du sexe féminin !…

Il s’adosse à son fauteuil, la mine satisfaite. Il est carré d’épaules. Il a une forte tête. Vêtu de noir, noir de cheveux, noir de barbe, et l’œil noir, il a l’air de sortir d’une échoppe, où il aurait ressemelé des chaussures. Il passe à un autre genre de fantaisie : il va étudier Molière… Ah !… Sans doute a-t-il sur ce génie comique des aperçus remarquables par leur vie et leur verve. Regardons. Écoutons.

M. Michaut joint les mains, et le voilà parti d’une voix où roulent les r, où sifflent les s, d’une voix de fausset, qui devient une voix de poitrine, pour ensuite se faire flûtée, puis grassouillette et toute précieuse, une voix drôle, irrésistible, qui, tout de suite, fait songer à Mascarille ou à M. de Pourceaugnac joué par quelque acteur de province. Oui, oui, c’est bien un cours sur Molière !

M. Michaut, pourtant, n’a pas l’air de vouloir parler tout de suite des Comédies du grand homme. A-t-on de lui d’autres œuvres ? Il ne semble pas. Mais M. Michaut veut commencer par le commencement. De même que pour vous entretenir scientifiquement de M. Michaut, j’ai dû vous expliquer d’abord ce qu’était M. Lanson, de même, avant de se permettre de toucher à Molière en 1921, il convient que M. Michaut énumère tout ce qu’on a pu dire de lui dans toutes les Universités de France et de Navarre, ainsi que dans tous les livres de littérature universitaire, depuis trois cents ans : cela est juste. — Exemple : Molière est né à Paris. Eh bien, une question se pose. Son talent se ressent-il de cette naissance ? Oui, ont dit les uns. Pouh ! ont dit les autres. Peut-être, conclut M. Michaut en 1921. — Molière vécut de onze à quatorze ans avec une belle-mère. Est-ce la raison pourquoi il n’y a pas de mères dans son théâtre ? Certes ! ont dit ceux-ci. Bah ! ont dit ceux-là. Qui sait ? conclut M. Michaut en 1921. — De sa mère tenait-il une santé délicate ? Des contemporains l’affirment. Dans la suite on le nie. C’est possible, mais pas sûr, conclut M. Michaut en 1921. — Certains prétendent que son père, ce fut Harpagon, sa belle-mère Béline. M. Michaut se renverse encore et prononce sur un ton sucré, sur un ton satisfait, sur un ton de petit marquis en train de minauder avec une précieuse, dans sa ruelle, au fond du Limousin : « Tout compte fait, cela n’est pas prouvé. » — Vive la science littéraire !

À vrai dire, ce petit jeu peut continuer quinze ans ; car pourquoi arrêter le défilé si agréable de ces abracadabrantes constatations ? Dès que M. Michaut tient une date (les dates, que c’est passionnant !), il en propose dix, les pèse toutes, et s’en remet au jugement de l’auditoire. Dès que M. Michaut remonte à une source (ah ! les sources ! seul un savant littéraire sait comme il faut remonter aux sources !), — aussitôt il en trouve une dizaine, les compare et aboutit encore à cette conclusion enivrante qu’il n’y a rien à conclure. Après quoi, comme l’année s’avance, et que les étudiantes Scandinaves ou que les étudiants yougo-slaves n’ont encore rien pu cueillir de certain pour remporter dans leurs patries, M. Michaut consent à aborder les Comédies mêmes de Molière… Dieu ! serait-ce possible ?… Chacun pâlit et se cale sur son banc. M. Michaut va-t-il faire une lecture ? Ah ! que ce serait émouvant ! Car, on sent bien qu’il a du feu, de la sensibilité, de la hardiesse dans l’esprit. Mais… patience !… Il ne va pas lire encore ; il ne peut pas lire encore !… D’abord des faits, d’abord des dates, d’abord des titres, et la recherche si importante des origines, et la question primordiale d’établir si chaque pièce est bien de Molière, j’entends par quoi il fut inspiré, et surtout par quoi il ne le fut pas ! Tout cela dans une forme, certainement scientifique, car chaque fin de phrase y paraît… du Delille… en prose ! Je ne puis même pas traduire ici l’essentiel d’un cours de l’excellent M. Michaut : nous sommes dans le domaine des impondérables, et les mathématiques seules peuvent par un certain chiffre marquant l’inexistence, en donner une idée. On entend : « D’une part… d’autre part… En considérant que… Tel est le problème… D’une part… Et d’autre part… »

Enfin, après dix, douze leçons, il se décide tout de même à essayer — oh ! simple essai ! — de lire un peu, un rien de Molière, du Molière en vers, vers larges et puissants, qu’il traduit dans une prose sorbonarde, impersonnelle et invertébrée, la seule permise (souvenons-nous de M. Lanson, et méfions-nous des grâces du talent !)

Pleurez mes tristes yeux ! En dépit de notre attente, même en dépit de la science, quand M. Michaut — qui, ne l’oublions pas, est un homme excellent, — lit ce que nous avons de plus franchement drôle dans notre littérature, quand il le lit en Sorbonne, ce foyer de l’esprit, devant le public de Paris, cette lumière du monde, — personne jamais, ni vieux, ni jeunes, ni les Asiatiques, ni les Européens, personne jamais ne songe à prendre même un air qui ressemble à de la gaîté. Il lit Molière, et personne ne rit !…

Chut ! ne vous indignez pas ! Quelqu’un de haut placé m’a fait entendre qu’ainsi M. Michaut élevait le comique de l’auteur jusqu’à la gravité de l’Étude… Ceci est troublant. À mon tour de m’élever ; la langue prosaïque et quotidienne ne me suffit plus ; à moi les Muses !

ENVOI
Michaut, Michaut Gustave, ô cher homme de
Puisque ton cours ne coûte rien,  [bien,
Je n’irai pas voir le Doyen
Pour exiger qu’il me rembourse.
Mais… je t’en prie, au nom de mes concitoyens,
Michaut, évite-toi la course !
Lis chez toi Molière à ton chien,
Et baigne-toi dans tes sources !