La femme au doigt coupé/01

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Bibliothèque à cinq cents (p. 1-5).

LA FEMME AU DOIGT COUPÉ

CHAPITRE I
LA CHAMBRE NUMÉRO 10

Il était environ neuf heures du soir ; la pluie tombait fine et froide, le vent soufflait avec violence et la chassait en gros tourbillons. Peu de monde dans les rues ; quelques rares passants affairés, le parapluie en mains, le chapeau enfoncé sur l’oreille, couraient plutôt qu’ils ne marchaient, pour se réchauffer sans doute, puis ensuite pour en avoir fini plus tôt avec des affaires indispensables, et regagner le coin du feu.

Rue Saint-Pierre, dans une maison de modeste apparence, se trouvaient deux hommes, installés dans un salon, moitié bureau moitié fumoir, meublé cependant avec une certaine élégance. L’un d’eux, le plus âgé, les pieds sur une table, une pipe d’écume à la bouche, envoyait nonchalamment au plafond des bouffées de fumée bleuâtre. Un verre de gin était placé à côté de lui ; de temps en temps, il y trempait ses lèvres, puis reprenait sa pipe momentanément interrompue. Nous nous dispenserons de le présenter à nos lecteurs qui ont déjà reconnu, sans doute, le détective Lafortune.

Son compagnon était un tout jeune homme, paraissant avoir 19 ou 20 ans. Il était grand, élancé, avait les cheveux châtains, de grands yeux bleus, tantôt de la couleur du firmament, tantôt devenant grisaille, suivant ses impressions et la façon dont ils étaient éclairés. Sa figure ouverte et franche prévenait en sa faveur. Un petit duvet naissant couvrait à peine son menton. La bouche de grandeur moyenne, des dents d’une blancheur éclatante : c’était en somme ce que l’on peut appeler un fort joli garçon. Ses vêtements, quoique fort propres et forts décents annonçaient une situation de fortune peu élevée. Il était depuis quelque temps en relations avec Lafortune qui, ayant été frappé de l’intelligence du jeune homme et de son honnêteté l’avait associé à ses recherches.

— Hé ! bien, Ben, mon garçon, dit tout à coup Lafortune, en cessant de lancer au plafond ses nuages de fumée, quoi de nouveau ? Je pense que vous avez mis mes lettres à la poste.

— Certainement, monsieur Lafortune. Je les crois même déjà parvenues à destination. Quant aux nouvelles, je ne sais rien, si ce n’est qu’il se prépare la plus belle tempête que nous ayons eue, cet automne ; mais, malheureusement, ce n’est pas nouveau, et je crois qui nous aurons de la pluie et du vent pendant quelques jours.

Ben disait ces mots, lorsqu’un violent coup frappé à la porte l’empêcha d’achever complètement sa phrase. Au mot « entrez », prononcé par Lafortune, la porte s’ouvrit et un policeman, l’air tout effaré, se précipita dans la pièce.

— Ah ! enfin je vous trouve monsieur Lafortune ! C’est épouvantable ! il vient de se commettre un crime affreux à quelques pas de chez vous.

— Et où donc, Joe ? exclama Lafortune.

— À l’hôtel Saint-André, répliqua ce dernier, une dame vient d’être trouvée morte dans sa chambre. Mais, si vous voulez me suivre sur les lieux, vous aurez bientôt de plus amples renseignements.

— Je vous suis mon garçon, dit Lafortune, le temps d’enfiler mon pardessus. Allons ! en route, Ben, et un peu vite !

— Un assassinat ! et par un temps pareil, exclama Ben. On était si bien au coin du feu.

Les trois hommes sortirent précipitamment et se dirigèrent d’un pas rapide, vers le lieu du crime. La rue, si déserte tout à l’heure était à présent littéralement encombrée par la foule. Les agents de police, bien qu’en nombre suffisant, avaient toutes les peines du monde à empêcher le flot d’envahir l’entrée de l’hôtel Saint-André.

— Pauvre femme ! disaient les uns : et belle ! ajoutait un autre ; c’est affreux ? qui donc a pu commettre un semblable attentat ?

— Sans s’arrêter aux exclamations de la foule, Lafortune et Ben, précédés du policeman, pénétrèrent dans l’office de l’hôtel.

— Ah ! monsieur Lafortune, dit la maîtresse de l’établissement, une femme entre trente et quarante ans, accorte, douée d’un certain embonpoint et qui avait évidemment dû être fort admirée, il y a quelque vingt ans. Par ici, par ici, dit-elle ; c’est au numéro 10, pauvre femme ! c’est affreux ! Et riche avec ça, payant si bien !

Les trois hommes eurent bientôt gravi l’escalier d’un pas rapide et arrivèrent en face du numéro susdit. La porte était grande ouverte et un douloureux spectacle s’offrit à leurs yeux. Sur le lit, au fond de la chambre, une femme était couchée, jeune encore et admirablement belle, une pâleur de cire couvrait son visage ; sa main gauche pendait hors du lit et un mince filet de sang qui semblait s’en échapper avait taché le parquet.

Aucune trace de lutte. La mort avait dû être instantanée.

Lafortune, après le premier moment de stupeur, s’approcha du lit.

— C’est étrange, se dit-il, je ne vois pas de traces de sang, sauf ce petit filet qui semble provenir de la main… Mais elle a un doigt coupé ! s’écrie-t-il tout à coup.

— Oui, dit Ben, l’annulaire de la main gauche. Cela a dû être fait après sa mort, car son visage ne porte aucune trace de souffrance. C’est bien étrange !

Après avoir examiné soigneusement la victime, Lafortune procéda à l’inventaire de la chambre. Il ouvrit un petit secrétaire, dans lequel il trouva quelques bijoux sans importance et une certaine somme d’argent.

— Ah ! fit-il, le vol n’était donc pas le mobile du crime, mais alors !…

Un objet parmi les bijoux, attira son attention. C’était une petite breloque de chaîne de montre, un cachet sans doute, mais dont le chiffre avait été soigneusement limé.

— Eh bien ! fit Ben, avez-vous découvert quelque chose ?

— Pas encore, mon garçon.

— Eh bien ? moi j’ai fait une trouvaille, qui vaut son pesant d’or !

— Quoi donc, gamin ?

— Venez, répliqua Ben ; et prenant Lafortune par la main, il le conduisit dans l’embrasure de la fenêtre ; et écartant le rideau, « ceci » fit-il ; et il sortit alors des profondeurs de la poche de son gilet, un objet qui, à toute autre personne, aurait paru d’un intérêt médiocre ; c’était un bouton de paletot en bronze portant en relief une tête de buffalo.

— Que dites-vous de ma trouvaille ? fit Ben triomphant.

— Mais pas mauvaise, mon garçon ; les petits effets mènent parfois à de grandes causes. Et où as-tu trouvé ce bijou ?

— Auprès du lit, monsieur Lafortune.

— Ah ! fit ce dernier, et il serra aussitôt l’objet dans sa poche.

Au moment où ils s’apprêtaient à sortir, un médecin qu’on avait fait mander aussitôt parut sur le seuil.

— C’est ici, monsieur le docteur, dit l’hôtesse qui avait accompagné le visiteur.

Ce dernier s’approcha du lit, examina la morte, puis poussa tout à coup un cri de surprise ; mais, reprenant aussitôt son calme. « Cette femme a sans doute été empoisonnée, dit-il, il faut faire conduire le corps à l’hôpital où on pourra l’examiner à loisir. Je n’ai plus rien à faire ici. »

Alors se tournant vers Lafortune qui ne l’avait quitté des yeux depuis son entrée. Je vous attends demain matin, lui dit-il. J’ai à vous communiquer des faits du plus haut intérêt. Veillez à ce que le transport soit immédiat. L’examen auquel j’ai à me livrer sur la nature du poison ne souffre pas une minute de retard. Puis il sortit, en glissant sa carte entre les mains de Lafortune étonné.

— Maintenant, monsieur Lafortune, dit Ben, notre présence ne rendra pas la vie à cette malheureuse ; et il faudrait peut-être…

— C’est vrai, mon garçon, tu as raison ; nous allons de ce pas interroger l’hôtesse et tâcher d’avoir quelques renseignements.

Après avoir descendu l’escalier, ils pénétrèrent dans l’office. L’hôtesse s’avança à leur rencontre.

— Je désirerais, madame, obtenir quelques renseignements sur cette pauvre victime. Je pense que vous serez à même de me les fournir.

— Volontiers, monsieur, reprit la dame, avec une certaine intonation de voix qui dénotait d’une part le chagrin que lui causait la fin tragique de sa locataire et d’autre part l’importance que cet événement communiquerait à l’hôtel Saint-André assez obscur jusque-là. Que me voulez-vous ? ajouta-t-elle.

— D’abord, reprit Lafortune, le nom de votre pensionnaire !

— Elle se faisait appeler Julia Russel. Mais j’ai tout lieu de croire, répondit-elle, avec une certaine insistance, que ce n’était pas son véritable nom. Je lui ai vu un mouchoir, la seule pièce de son linge qui fut marquée, avec le chiffre J. C.

— Et depuis combien de temps était-elle chez vous ?

— Depuis quinze jours, monsieur.

— Sortait-elle souvent !

— Non ; la soir seulement, et pas longtemps ; une demi-heure, une heure tout au plus.

— Ne savez-vous rien qui puisse nous éclairer ? dît Lafortune. N’avez-vous rien remarqué de particulier ?

— Ah ! je me souviens, dit tout à coup la femme ; hier, — oui, c’était bien hier — je lui ai remis une lettre. Après l’avoir lue, elle a poussé un petit cri et prononcé ces paroles : — « Ah ! j’aimerais mieux être morte que de me trouver en face de lui. »

— C’est bien, madame, dit Lafortune ; il me reste à vous remercier de votre complaisance.

Puis, étant sortis de l’hôtel, nos deux amis se séparèrent, après une courte conversation, pour regagner leur domicile respectif.