La femme au doigt coupé/02

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Bibliothèque à cinq cents (p. 5-8).

CHAPITRE II
UNE IDYLLE INTERROMPUE

Quittons, pour un instant, ces scènes lugubres et sanglantes ; et si vous voulez nous suivre, ami lecteur, vos yeux se reposeront sur le plus frais et le plus, gracieux des spectacles.

Dans une petite maison de modeste apparence, située rue Saint-Constant, se trouve une chambre occupée par la plus charmante jeune fille qu’on puisse rêver.

Entrons, un instant, sur la pointe du pied, afin de ne pas la troubler, et contemplons ce gracieux tableau.

Cette enfant peut avoir dix-sept ans ; elle est mince, élancée, quoique d’une taille peu élevée ; son pied mignon est délicatement moulé dans un soulier qu’eut envié Cendrillon, lequel dégage entièrement sa cheville fine et aristocratique. Une taille frêle et mignonne, que deux mains peuvent enserrer ; la gorge bien moulée, ayant à peu près atteint son complet développement ; des bras et des épaules qui eussent servi de modèle à un peintre ; puis ; pour couronner ce charmant édifice, une fine tête brune. Les cheveux sont plutôt châtains que noirs, mais ayant au soleil un reflet doré et chaud ; des yeux, tantôt gris, tantôt marrons, tantôt presque noirs, suivant l’impression du moment ; telle était Jenny.

Au moment où nous la voyons, elle vient d’achever sa toilette et se dispose à se mettre au travail ; car elle n’est pas riche, la pauvre mignonne ; sa vertu et sa beauté sont toute sa fortune ; elle vit du travail de ses mains : en un mot elle est couturière.

Elle vient de donner la dernière main à son petit ménage ; au fond, un petit lit, tout garni de blanc, avec des rideaux immaculés, un fauteuil, un petit sofa, deux chaises composent tout l’ameublement. Joignez à cela une table, un poêle et sa machine à coudre, son gagne-pain. Ah ! j’oubliais la fenêtre, à elle seule un petit poème ; tout encadrée de frais rideaux de guipure légère, dans lesquels se jouent les rayons du soleil ; puis sur cette fenêtre des fleurs, des fleurs en quantité transforment ce petit coin en un paradis, dont Jenny est la fée ou la reine.

Que fait-elle eu ce moment ? elle vient de s’asseoir devant son ouvrage ; mais elle paraît distraite et préoccupée. De temps en temps elle se lève sur la pointe du pied, soulève un coin du rideau, regarde le petit coucou placé sur la table, et dont le tic tac monotone et régulier trouble seul le silence de la chambrette, puis elle se rassoit lentement et se remet à l’ouvrage. Mais, elle, si active d’ordinaire ne peut rien faire aujourd’hui ; ses doigts qui maniaient si agilement l’aiguille refusent d’obéir ; sa main laisse tomber la robe commencée et son front s’appuie, en rêvant sur cette main inoccupée.

À quoi rêve-t-elle ? à quoi rêvent les jeunes filles ?

Mais je n’aurai pas à commettre d’indiscrétion. Jenny va vous apprendre elle-même la cause de sa visible préoccupation. Un léger bruit sous la fenêtre attire son attention ; elle se lève, entr’ouvre discrètement le rideau, puis le laisse retomber avec découragement.

— C’est singulier dit-elle, voilà deux jours entiers que je ne l’ai vu. Il devrait être ici, lui qui passait tous les matins de bonne heure, avant de se rendre à son travail. S’il lui était arrivé quelque chose ? à cette seule idée son corps tout entier tressaille d’effroi. — Il est si aventureux, mon cher Ben, et si courageux, aussi, je me souviens d’avoir eu déjà une frayeur semblable un dimanche, où je l’attendais. Nous devions sortir ensemble. La journée se passa ; pas de Ben : et enfin, à la tombée de la nuit, il se précipita dans ma chambre, tout souillé de boue, ruisselant d’eau ; il avait sauvé un enfant en train de se noyer, et cela au péril de ses jours, et l’avait remis lui-même aux mains de sa mère éperdue.

Depuis ce moment, j’ai senti que je l’aimais, et si je venais à le perdre, il me semble qu’il ne me resterait plus qu’à mourir. II est le seul être qui me rattache à la vie ; car ma mère, je l’ai à peine connue, ma mère. Il me semble cependant voir quelquefois encore dans mes rêves, l’ombre d’une jeune et belle femme, penché sur mon berceau. Je cherche à me rappeler, mais j’étais trop jeune. Qui sait-si, à l’aide de ces papiers que m’a remis en mourant ma vieille Agathe, je ne la retrouverai pas un jour ? Mais non elle doit être morte : et c’est de sa fortune seule qu’il s’agit. Ah ! que je la donnerais de bon cœur, pour un baiser de ma mère !

— Peut-être pourrais-je confier ces papiers à quelqu’un, pour m’aider dans mes recherches ; mais à qui ? je ne connais personne. Il faudrait que ce fut quelqu’un, ayant quelques affinités avec des détectives. Enfin espérons ! Si au moins Ben arrivait !

Et pour la vingtième fois, depuis le matin, Jenny retourna encore à la fenêtre ; et ne voyant rien, elle se décida enfin à travailler, en poussant un gros soupir. « Le temps me paraîtra moins long, dit-elle ; et puis, il faut bien vivre ; cette robe doit être reportée demain. Allons, courage, Jenny. » Et le bruit régulier de la machine joint au coucou domestique recommencèrent à animer la chambrette.

Ce qui frappait, au premier abord, dans cette jeune fille, c’était sa condition modeste d’ouvrière, si peu en rapport avec ce je ne sais quoi de distingué et d’aristocratique qui marquait d’un sceau spécial ses moindres mouvements. C’était, à n’en pas douter, du sang bleu qui coulait dans ses veines. Elle était aimée de tout le monde. Sa réserve sans fierté, son affabilité sans familiarité, sa bonté sans afféterie, et sa gaîté retenue et discrète la faisaient aimer et respecter de tous. Elle avait d’ailleurs une assez belle clientèle et gagnait aisément de quoi satisfaire à ses besoins. Plusieurs des dames de la plus haute société se faisaient habiller par elle ; et plus d’une avait fait en secret la réflexion que cette petite couturière ne serait pas déplacée dans le plus grand salon de Montréal, et que la question de fortune était la seule différence qu’il y eût entre elles. Mais laissons Jenny à son travail et à ses réflexions, et voyons un peu ce qui avait empêché Ben d’accourir comme d’habitude auprès de sa gentille amie.