La femme au doigt coupé/04

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Bibliothèque à cinq cents (p. 15-18).

CHAPITRE IV
UN MYSTÈRE INDÉCHIFFRABLE

Le meurtre de la veille était l’objet de toutes les conversations. On ne se rencontrait nulle part sans commencer par s’entretenir de la dame au doigt coupé. Pendant que la police poursuivait mystérieusement ses investigations, la presse qui vit de publicité avait mis ses plus habiles reporters en campagne ; et l’on voyait s’étaler à la porte des principaux journaux de grandes affiches sur lesquelles on pouvait lire en caractères gigantesques :

Le crime d’hier
L’Inconnue au doigt coupé
La Chambre du crime
Les premières constatations
Nouveaux détails :

Malheureusement, les détails nouveaux et topiques étaient ce qui manquait le plus ; et les nouvellistes avaient beau se battre les flancs, ils ne pouvaient que constater l’insondable mystère qui planait autour de ce meurtre.

La Presse publiait en première page, le plan de la chambre dans laquelle Julia Russe ! avait été assassinée, et contenait l’article suivant :

Un crime étrange et mystérieux a jeté hier la consternation dans la ville de Montréal.

Une femme jeune, belle, appartenant selon toute apparence à la société la plus aristocratique, a été assassinée en plein jour, dans un hôtel situé au centre de la ville, sans que les cris de la victime aient été entendus à travers la faible cloison qui la séparait des chambres voisines.

D’infâmes meurtriers ont pu pénétrer dans sa chambre, en échappant à la surveillance du personnel de l’établissement, accomplir leur sanglante besogne et se retirer ensuite sans attirer l’attention de personne.

C’est par suite d’un pur hasard qu’une lingère, entrant peu de minutes après le crime, dans la chambre No 10, s’est trouvée en face du cadavre de la dame au doigt coupé et qu’elle a immédiatement donné l’alarme.

Malheureusement, il était trop tard !

Nos annales judiciaires ont, une fois de plus, a enregistrer un sombre forfait.

Malgré l’habileté éprouvée de notre police, le crime s’est accompli dans des conditions qui laissent à craindre que l’obscurité le plus impénétrable ne dérobe les meurtriers à la main de la justice.

La victime est une étrangère, qui était inscrite à l’hôtel sous un nom d’emprunt.

Non seulement, elle n’était connue de personne à Montréal, mais il semble qu’elle ait pris un soin tout particulier pour dissimuler son nom et sa personnalité véritable.

Peut-être, en se cachant ainsi, croyait-elle échapper au péril qui menaçait son existence et dépister ses meurtriers.

Tout, en effet, semble faire croire à un drame domestique.

L’argent qu’on a trouvé dans le secrétaire de Julia Russel prouve que le vol n’était pas le mobile du meurtre.

L’enlèvement de tous les papiers de nature à mettre la justice sur la trace du nom et de la résidence de la morte, établit surabondamment que le crime a été commis avec préméditation, et par des hommes d’une habileté consommée, dont la principale préoccupation a été de supprimer toute possibilité d’identifier la victime.

Il n’est pas difficile de conjecturer que le doigt coupé devait porter une bague, sans doute une alliance que les meurtriers ont tenu à faire disparaître. Mais on se demande quel mobile a pu les pousser, au lieu de se borner à détacher et à prendre la bague, à ajouter à leur crime cette barbare et inutile mutilation.

L’amputation du doigt a d’ailleurs été pratiquée avec une habileté qui semble dénoter une personne ayant fait des études de médecine et de chirurgie ; et cette dernière hypothèse semble confirmée par une autre circonstance grave et mystérieuse.

Julia Russel paraît avoir été assassinée à l’aide d’un poison dont l’effet a dû être foudroyant, mais d’un de ces poisons qui ne sont connus que des médecins et des chimistes et qui tuent sans laisser de traces.

Le corps de la malheureuse femme a été immédiatement transporté à l’hôpital et l’enquête médicale confiée à M. le docteur X…, n’a encore donné aucun résultat.

Le seul fait qui paraisse dès à présent hors de doute, est que Julia Russel n’habitait pas le Canada. Une attentive étude de sa garde-robe a permis de constater que ses vêtements avaient dû être faits aux États-Unis. On a même trouvé sur le revers d’un manteau, le nom et l’adresse d’une maison de confection de New-York. Mais, une enquête demandée immédiatement par télégramme n’a produit et ne semble devoir produire aucun résultat. Julia Russel se cachait sans doute à New-York plus soigneusement encore qu’à Montréal, et elle n’aurait eu garde de donner à un marchand son véritable nom.

Si, comme tout porte à le croire, la femme au doigt coupé a été assassinée par un étranger, et si cet étranger a quitté Montréal immédiatement après le meurtre, il est à craindre que les recherches de la police ne soient désormais absolument vaines. Mais à supposer que les coupables échappent à la justice des hommes, ils n’échapperont point à la justice de Dieu !

Nous avons reproduit cet article en entier, parce qu’il nous a paru résumer, mieux que tous les autres, l’ensemble des constatations et l’état de l’opinion publique.

La Presse ayant avancé que l’amputation du doigt avait été faite avec l’habileté d’un chirurgien, on ne s’étonnera pas que le Monde, habitué à prendre le contrepied de son confrère, affirmât que cette mutilation avait été faite avec une maladresse qui dénotait une main absolument inexpérimentée.

Le même journal se plaignait, non sans quelque amertume, que le corps de Julia Russel eut été soustrait à la vue des représentants de la presse par un transport précipité.

Une autre feuille se livrait à de graves considérations sur la perversité du temps présent, et sur la démoralisation de la société contemporaine ; et elle affirmait péremptoirement qu’à aucune autre époque, depuis le déluge, on n’avait vu se produire un aussi grand nombre d’actes de violence et de crimes contre les personnes. De son côté, l’organe libéral, en relatant les mêmes faits, trouvait, on ne sait trop comment, le moyen de rattacher le crime de l’hôtel Saint-André à la politique générale du gouvernement, et de rendre les ministres responsables de l’impuissance de la police et de l’insécurité des personnes. Naturellement, aucun journal ne parlait de l’incident du bouton de paletot trouvé par Ben, au pied du lit de la morte, et soigneusement ramassé par Lafortune.

Mais était-ce le seul point que les journaux ignorassent ?

Notre ami Lafortune qui avait pris l’affaire en main, s’était empressé le lendemain matin de se rendre au rendez-vous du médecin. S’y rendre est une manière de dire, car le docteur était venu le prendre à son domicile avant le lever du soleil. Ce qu’il lui avait confié sur la nature du poison resta un secret entre ces deux hommes. Mais il faut croire que ce devait être bien étrange et bien intéressant, car plus d’une demi-heure après la fin de leur entretien la physionomie de Lafortune portait encore les signes de l’ébahissement le plus complet.

L’habile policier était déjà sur une piste ? Nous le saurons plus tard. Bornons-nous à dire pour le moment qu’il se rendit chez un coiffeur où il se fit raser, et que peu de temps après on eût pu le voir sortir de chez lui sous un déguisement qui le rendait méconnaissable. À partir de ce moment, Lafortune devint invisible, et ne reparut plus à son bureau. Il voulait poursuivra, sans être reconnu et sans éveiller les soupçons, cette affaire, à laquelle il s’était promis de consacrer tous ses soins, et au bout de laquelle je ne sais quelle conviction secrète lui affirmait qu’il devait trouver le couronnement glorieux d’une carrière déjà bien remplie.