Aller au contenu

La femme au doigt coupé/03

La bibliothèque libre.
Bibliothèque à cinq cents (p. 8-15).

CHAPITRE III
DE L’INCONVÉNIENT DE SUIVRE UN INCONNU DANS UNE RUE DÉSERTE

Le lecteur se souvient qu’en sortant de l’hôtel St. André, Lafortune et Ben, après un court échange de paroles, s’étaient mutuellement souhaité le bonsoir et se disposaient à rentrer chez eux. À peine Lafortune avait-il tourné le dos, que Ben, esquissant un léger pas de danse, peu en rapport avec la gravité de la situation, avait viré de bord et descendait vers le quai.

— Tout ça est très gentil, se disait-il en lui-même ; mais il est six heures et demie, et je n’ai pas soupé. C’est bizarre, mais ça me creuse, les émotions. J’ai une faim de tous les diables. Il paraît qu’il y en a des gens comme ça, et des gens chics s’il vous plaît ; tenez, les Bourbons d’abord. La patrie avait beau être en danger, eh bien, ils mangeaient d’abord, puis tâchaient de la sauver ensuite… On a plus de force, ça se comprend. Où vais-je aller ?… Chez Joe Beef, parbleu ! Ah ! mais avant, si je retournais mes poches ; car pas d’argent, pas de beef ! Ben alors s’arrêta, sous un bec de gaz, et plongeant au fond de sa poche, en retira une boîte d’allumettes, une vieille pipe, un bout de ficelle, un couteau et enfin une poignée de menues monnaies qui constituaient la somme énorme de cinquante-cinq cents.

— Ah ! mais c’est une fortune, s’écria-t-il. Du coup, je me paye un steak et un verre de bière. Allons-y gaîment ! Elle m’a positivement creusé, cette dame ; et mettant les deux mains dans ses poches, Ben se dirigea vers Joe Beef, en sifflotant un air de madame Angot.

En arrivant, il se fit couper un morceau de pain et une tranche de viande, à même le quartier de vache étendu sur le comptoir. Pendant que l’homme coupait, il interpella Ben :

— T’as donc fait un héritage, gamin ?

— Pourquoi ? dit Ben.

— Comment, on se paye un steak ; rien que ça de luxe ; tu ne te refuse rien, mon garçon !

— Donnez, dit Ben, v’la votre argent ; je vais le faire cuire moi-même, et saignant, là bien saignant.

Se précipitant dans la cuisine, Ben s’empara d’une grande fourchette en fer et se mit en devoir de rôtir sa viande devant l’énorme feu qui flambait dans le poêle.

Quatre ou cinq hommes étaient là, les uns assis sur des bûches, d’autres sur des sacs ou des paquets de cordes ; d’autres se préparaient à s’étendre par terre et à y faire un somme. Cependant Ben, jugeant que sa viande était cuite à point, se mit en devoir de s’installer dans un coin, pour y dévorer son repas, quand une voix tonnante lui fit tourner la tête.

— Allons ! à manger, hein ! et tout ce qu’il y a de bon ! criait la voix. Du vin, de la bière et le reste ! Et vite, camarade, je suis pressé !

Ben vit, alors, entrer dans la pièce, un homme d’une haute stature, large d’encolure, des pieds énormes, et des mains, ah ! mais des mains, de larges mains velues à vous renverser d’un soufflet ! Une tête assez forte couronnait ce solide édifice ; une chevelure ébouriffée et incolore, des yeux gris, faux et méchants, quant au costume, il n’avait rien d’extraordinaire ; un pantalon, une jaquette et un paletot orné de boutons en bronze.

— Sapristi, dit Ben, qui examinait l’individu, en v’là un avec qui je n’aimerais pas à me battre ! Quel gaillard ! Et ses mains ! sont-elles formées, en dessus, et du vrai poil ! C’est commode, pas besoin de gants ! Tiens, il a une jolie cicatrice à la main ! II a une vilaine tête cet homme, et puis pourquoi ce souper luxueux ? Ses habits n’annoncent pas un fils de famille, cependant.

Tout en mangeant, Ben continuait son monologue et s’intéressait, malgré lui, à cet homme étrange. Le crime du soir lui revenait en tête. Enfin, quand il eut fini son souper, il décida dans sa haute sagesse, qu’il allait suivre cet individu.

Au bout de quelques instants, Ben, voyant que l’homme s’apprêtait à sortir, s’en alla le premier, afin de ne pas éveiller son attention, et s’embusqua derrière la première porte cochère. Il n’attendit pas longtemps. Quelques minutes à peine s’étaient écoulées, qu’un pas pesant résonna sur le trottoir. C’était l’inconnu qui sortait, Ben se mit aussitôt en devoir de le suivre.

Après avoir parcouru un certain nombre de petites rues, ils arrivèrent enfin au haut de la rue Saint-Denis. Notre homme enfila alors une rue étroite et transversale, dont toutes les maisons, bâties sur le même plan, avaient un air de famille. Là, à peu près vers le milieu de la rue, il monta un petit escalier, et, sortant de sa poche un trousseau de clefs ; il se mit en devoir d’ouvrir la porte.

Il venait à peine de la refermer que Ben s’élançait à son tour sur l’escalier, afin de s’assurer du numéro de la maison. Au moment où il se hissait sur la pointe du pied, afin de mieux voir, mal secondé qu’il était par la lune, chastement voilée ce soir-là, une main énergique le saisit, et la phrase suivante, résonna à son oreille : « Ah ! tu me suivais, garnement, tu étais de la police ! Ah ! tu veux voir ! Eh bien ! Entre dans la maison, canaille, tu la visiteras tout à ton aise ! »

Avant même que Ben eût eu le temps de pousser une exclamation, la porte s’était refermée sur lui. L’homme à la poigne énergique le porta à travers le corridor, monta un escalier, et le fit entrer dans une pièce complètement obscure ; et Ben entendit Alors, non sans effroi, une clef grincer dans la serrure, puis le pas pesant qu’il reconnut bien se perdre dans les profondeurs du couloir,

— Pincé ! se dit Ben. Je suis pris dans une souricière ! Et M. Lafortune qui m’attend demain matin ! Cela ne va pas m’aider à élucider l’affaire de la dame au doigt coupé ! Et cet individu qui a une marque à la main, pourquoi m’enferme-il ? afin que personne ne sache où il demeure, cela est clair. Ce serait trop drôle, ajouta Ben, si j’étais tombé au hasard sur le meurtrier de l’hôtel St-André ; et ce serait trop triste, si je m’étais fait prendre bêtement, au moment où j’étais en train de faire une si belle découverte… Enfin, commençons donc par voir un peu où je suis… Voir est une manière de dire, car il fait noir comme dans un four.

Alors Ben, à tâtons, se mit à faire le tour de la pièce ; et ses yeux s’accoutumant petit à petit à l’obscurité, il remarqua une petite fissure au plafond, de laquelle venait un petit rayon de lumière. Quelque faible qu’il fût, cela lui servait néanmoins à se guider plus facilement au milieu des ténèbres ; il reconnut alors que la pièce devait donner sur la cour et que les fenêtres étaient soigneusement garnies de barreaux de fer.

— Diable ! dit-il, la cage est solide ! Mais, ils auront beau faire, l’oiseau s’envolera ; et une fois parti, mes gaillards, voilà une fumisterie qui vous coûtera cher !

En achevant le tour de la pièce, Ben faillit tomber ; son pied se heurta contre un objet qu’il reconnut aussitôt être une espèce de vieux sofa ; sans plus tarder notre héros s’étendit dessus, et la jeunesse aidant, il fut bientôt plongé dans un sommeil profond et réparateur.

Lorsque Ben s’éveilla le lendemain, il faisait grand jour ; et, à sa grande surprise, il trouva sur le plancher de sa chambre un panier rempli de provisions, frugales sans doute, mais en quantité suffisante pour apaiser sa faim. Le panier était juste au dessous de la trappe que Ben avait remarquée la veille au soir, et il n’était pas difficile de deviner qu’il avait été descendu pendant son sommeil, au moyen de quelque corde.

Cette constatation, qui eût dû combler d’aise le prisonnier, ne laissa pas de le rendre rêveur.

— Diable ! fit il ; la situation se complique. Il paraît que je suis bien et dûment en prison ! et le soin que mes geôliers paraissent prendre de mon estomac indique clairement que, s’ils n’ont pas l’intention de me laisser mourir de faim, ils sont décidés par contre & ne pas me relâcher de sitôt !

Ben recommença alors, plus en détail, l’inspection à laquelle il s’était sommairement livré la veille. La chambre dans laquelle il se trouvait n’avait qu’une porte et une fenêtre. La porte était solide et munie d’une forte serrure ; les barreaux de la fenêtre ne laissaient de ce côté aucune espérance de fuite. Ben tâta les murs et reconnut qu’ils étaient en pierre.

— Allons ! dît-il, je commence à croire que l’évasion ne sera pas une chose facile. Je ne vois guère d’autre moyen de m’en aller d’ici que de sortir par cette trappe qui est au-dessus de ma tête. Seulement, il faudrait d’abord atteindre le plafond ; et à moins qu’il ne me pousse des ailes, je ne me rends pas compte du tout de la façon dont je pourrai m’y prendre.

Il en était là de ses réflexions, lorsque le bruit d’un grincement de clef lui fit retourner la tête. La porte s’ouvrit et Ben s’attendait à voir entrer le personnage repoussant qui lui servait de geôlier. Mais à sa grande surprise, ce ne fut pas son geôlier qu’il aperçut. Ce fut une femme jeune et belle, à la physionomie douce et au regard bienveillant.

— Mais c’est un véritable conte de fées ! s’écria Ben : et pendant un moment, il se demanda si ce n’était point le fantôme de Julia Russel qui avait eu pitié de sa détresse, et qui venait lui ouvrir les portes de sa prison. Mais il reconnut bien vite que ce n’était pas un fantôme qu’il avait devant les yeux ; et à supposer que ce fut une fée protectrice, la fée avait pris, pour la circonstance, la forme d’une simple mortelle.

Non, vous ne rêvez pas, mon jeune ami, dit une voix douce et harmonieuse. Je viens vous offrir le moyen de sortir d’ici.

— Dieu vous bénisse, madame, pour l’intérêt que vous me témoignez. Et que faut-il faire ?

— Vous m’avez l’air d’un bon jeune homme, reprit la dame et je voudrais vous aider. Mais mon pouvoir est limité. Je ne puis vous faire recouvrer la liberté qu’à une condition.

— Et laquelle, madame ?

— Si vous consentez à jurer sur l’Évangile de ne jamais révéler un seul mot de ce que vous savez sur cette maison et sur les personnes qui l’habitent, je m’engage à vous faire ouvrir les portes à l’instant même.

Ben reconnut à ces paroles qu’il n’avait point affaire à une fée protectrice, mais à une simple complice des gens qui l’avaient enfermé.

— Ne rien révéler est joli, se dit-il à lui même. Cela me serait d’autant plus facile que je ne sais encore absolument rien. Mais cela me prouve en même temps qu’il y a quelque chose ; et je me garderai de rien jurer. Puis il reprit tout haut : Ce que vous me demandez là est impossible, madame. Je vous prierai même de dire, de ma part à ceux qui vous ont envoyée que je sortirai d’ici, de gré ou de force, foi de Ben, et qu’une fois libre, je leur conseille de prendre garde à eux. On ne séquestre point à Montréal les citoyens paisibles, et je ne sortirai d’ici que pour tirer de ceux qui m’y ont enfermé une prompte et terrible vengeance.

— Pauvre jeune homme ! reprit la dame avec un soupir. Vous vous méprenez sur ce que je suis ; et je vois que vous m’accusez au fond de votre cœur, pendant que mon désir le plus ardent est d’écarter de vous le danger terrible qui vous menace. N’avez-vous point compris à cette trappe et à ces barres de fer, que d’autres sont entrés ici avant vous et qu’une fois entré on n’en sort pas ? N’avez-vous point compris qu’il y va de votre vie ; et que si votre jeunesse ne m’avait émue et poussée malgré moi à la démarche que je fais en ce moment, déjà tout espoir aurait cessé pour vous et pour peux qui vous aiment ?

— Ah ça ! qui donc êtes-vous, s’écria Ben. J’avais cru jusqu’ici à une plaisanterie de très mauvais goût. Mais si vous le prenez sur ce ton, à nous deux alors ! Ah ! je suis tombé dans une caverne de brigands ! Ah ! vous êtes des assassins ! Ah ! vous voulez du drame ! Eh bien va pour le drame !

Alors Ben, avec une énergie qu’on n’aurait pas attendue de son jeune âge et de sa taille frêle s’élança sur la femme, la saisit à la gorge et la serra avec force jusqu’à ce qu’elle perdit connaissance ; puis, s’emparant de son trousseau de clefs, il se dirigea vers la porte qu’il ferma à double tour et descendit rapidement l’escalier.

Au moment où il atteignait la porte de sortie, un homme, évidemment le Cerbère de cette demeure maudite se précipita au devant de lui en criant :

— Où allez-vous ? on ne sort pas !

Au même moment, on entendit au premier étage des cris qui prouvaient que la dame enfermée par Ben, commençait à reprendre connaissance.

Ben ne perdit pas son sang-froid.

— Imbécile ! s’écria-t-il. Vous n’avez donc pas entendu la chute d’un corps ! Vous ne savez donc pas que votre maîtresse vient d’avoir une attaque et que je cours chez le pharmacien ! Triple brute, la perte d’une seule minute peut être la cause d’un grand malheur !

Effectivement les cris et les trépignements qu’on entendait au premier étage n’avaient rien d’humain. Le Cerbère convaincu de l’imminence du péril ouvrit vivement la porte à Ben, qui se précipita d’un seul bond dans la rue.

— Ouf ! dit-il quand il se sentit hors de portée. Quelle équipée, mes enfants, je crois que je l’ai échappée belle ! C’est égal, je me figure que j’étais en train d’inspirer un tendre intérêt à une ogresse, et ma conduite vis-à-vis de cette jolie mangeuse de chair humaine n’a pas été chevaleresque. Mais, ma foi, nécessité n’a pas de loi. Ce sont décidément des brigands qui habitent cette maison ; et il faudra surveiller de près leurs faits et gestes. Qui sait… ? ajouta-t-il. Mais allons d’abord rassurer ma mère et Jenny. Pauvre Jenny ! Je suis sûr qu’elle me croit mort !