La femme au doigt coupé/17

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Bibliothèque à cinq cents (p. 70-74).

CHAPITRE XVII
JENNY HEUREUSE

Après avoir reconduit Julia Russel, car c’était elle, Ben courut aussitôt chez Jenny qu’il trouva occupé à prendre le thé.

La jeune fille manifesta d’abord quelque étonnement de cette visite, à une heure aussi tardive ; puis elle invita son ami à souper avec elle. Ben accepta, comptant de profiter de ce tête à tête pour la mettre au courant des graves événements qui venaient de se dérouler.

Il ne doutait pas maintenant que Julia Russel fut la mère de Jenny ; et il voulait préparer doucement son amie à cette grande nouvelle.

— J’ai réussi, dit-il enfin, après un court silence. Tu as remarqué, n’est-ce pas, qu’avec les papiers que je t’ai rapportés, il y en avait d’autres, mais qui traitaient néanmoins du même sujet. Ces papiers étant semblables aux tiens ne pouvaient appartenir qu’à une seule personne ; et si tu veux me suivre demain, peut-être reconnaîtras-tu…

— Ma mère, tu as retrouvé ma mère ? s’écria la jeune fille en l’interrompant. Mais ce n’est pas demain, c’est à l’instant même que je veux voler dans ses bras ! et quittant aussitôt la table, elle se mit en devoir de se préparer à sortir.

— Mais, je te l’ai dit, Jenny, je n’ai qu’un soupçon, ta présence m’est nécessaire pour le vérifier ; mais il ne faudrait pas te livrer aussi vite au bonheur ; car enfin, si je me trompais…

— Non Ben, ce n’est pas possible, mon cœur me dit que je vais la revoir !

— N’oublie pas tes papiers, dit le jeune homme ; ils nous seront fort utiles, tout à l’heure.

Les deux jeunes gens sortirent alors, pour aller chez Lafortune. Chemin faisant Ben mit sa fiancée au courant des événements que le lecteur connaît déjà. Ils arrivèrent, et en pénétrant dans le salon, ils virent Julia Russel, étendue sur un fauteuil, au coin du feu. Elle paraissait songeuse et préoccupée. Elle se retourna au bruit que fit la porte.

Ben parut, laissant Jenny dans l’ombre derrière lui puis s’avançant :

— Madame, fit-il, quelques mots encore et nous toucherons, je l’espère, à l’heureux dénouement de ce drame. Connaissez-vous ces papiers ? ajoutait-il, en présentant à son interlocutrice les documents que Jenny avait apportés avec elle.

Julia les prit, puis poussant une exclamation :

— Mais ce sont les miens ! comment sont-ils en votre possession… Et voici ceux de ma fille !… ma Jenny… est-elle donc morte ? comment êtes-vous dépositaire de ces pièces ?

— Ce n’est pas moi, Madame : puis s’effaçant de façon à laisser apercevoir Jenny : voici la jeune fille qui les a toujours eus en sa possession.

— Ma fille ! mon enfant !

— Ma mère !

Ces deux cris retentirent simultanément, puis les deux femmes tombèrent dans les bras l’une de l’autre.

Elles restèrent ainsi enlacées quelques minutes, ne parlant pas, tout entières au bonheur de se sentir réunies.

Notre ami Ben, contemplait la joie de celle qu’il aimait, et il essuyait furtivement une larme, quand, Julie s’arrachant la première à cette douce étreinte, s’avança vers Ben.

— Ah ! mon jeune ami, s’écria-t-elle, pourrai-je jamais m’acquitter envers vous ? je vous dois plus que la vie : vous m’avez rendu le bonheur, avec cette enfant chérie, dont la perte rendait mon existence si triste. Quoi que ce soit que je fasse, ce ne sera jamais assez !

— Peut-être, madame, trouverez-vous, répondit Ben, que la récompense que je vous demanderai sera très au dessus de ce que vous me devez. Nous causerons de cela plus tard ; le moment n’en est pas encore venu ; mais, pour l’instant, vous me rendriez un service signalé, en m’expliquant comment vous êtes ici, alors que je vous avais laissée morte à l’hôtel Saint-André.

— Volontiers, mon ami, asseyez-vous ; cette chère enfant ne sera peut-être pas fâchée d’apprendre non plus, comment sa mère a échappé à la mort.

Au même instant la porte s’ouvrit et le docteur parut.

Ben reconnut M. Ducoudray.

— Vous ! s’écria-t-il.

— Oui, moi, mon ami. Mais, je vais moi-même satisfaire votre désir ; car, après tant d’émotions successives, madame Crampton a besoin de repos. Elle est encore bien faible.

— C’est vrai, mais je suis si heureuse ! fit Julia en pressant contre son cœur la tête de Jenny.

— Voici ce qui s’est passé. Mon confrère, que vous avez vu dans la chambre numéro 10, sachant que j’avais une longue expérience du poison qui avait tué madame, la confia à mes soins. Elle avait été empoisonnée par une piqûre de curare. Peut-être connaissez vous les propriétés bizarres de ce poison étrange, dont les indiens de l’Amérique du Sud se servent pour empoisonner leurs flèches. La piqûre en est toujours mortelle ; mais, au lieu de tuer en désorganisant l’estomac, il produit simplement l’asphyxie ; et, en s’y prenant à temps, — le maximum est de trois heures, — on ramène le malade à la vie, par le procédé employé aussi pour les noyés, et qui consiste à vous insuffler de l’oxygène dans les poumons. C’est ce que nous avons fait. Notre ami Lafortune m’a aidé dans ces soins ; puis nous avons tenu cachée, bien entendu, la résurrection de madame ; et c’est au moment où ayant découvert le coupable, il se présentait pour l’arrêter, que Lafortune a été frappé par cette balle. Mais rassurez-vous ce n’est pas grave, et sa blessure ne demande que du repos et des soins.

Le docteur alors félicita Julia d’avoir retrouvé une fille aussi charmante. Il la connaissait, il vanta sa vertu, son courage, et enfin leur souhaita tout le bonheur possible.

Alors Julia, se tournant vers Ben : « Que puis-je faire pour vous, monsieur ? parlez, et croyez que rien ne me coûtera après ce que vous avez fait pour moi. »

Et comme Ben, interdit n’osait parler, « je vais répondre pour lui, » fit le docteur, et prenant la main de Jenny et la mettant dans celle du jeune homme. « Il y a longtemps que ces enfants s’aiment, madame. Quant à Ben je le connais depuis l’enfance ; et je suis à même de vous assurer que nul mieux que lui ne fera le bonheur de votre fille. »

Alors Julia, pour toute réponse, les attira dans ses bras.

— Dieu me comble, fit-elle, je lui demandais mon enfant ; m’en rend deux. Que son saint nom soit béni !

Le docteur se retirant discrètement les laissa tous trois à leur épanchements intimes. Tout ce que nous en dirons, c’est que le soleil se levait, qu’ils causaient encore de leur bonheur et de leurs projets d’avenir !