La fin d’un traître/08

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Éditions Édouard Garand (65p. 28-30).

VIII

LES DEUX MÈRES.


Après avoir quitté son mari, la Chouette se dirigea d’un pas hâtif vers la basse-ville. Peu après, et avec une émotion bien compréhensible, elle frappait à la porte de la petite maison de pierre de la rue du Palais. Mélie vint ouvrir.

La jeune femme, toujours en deuil de l’enfant qu’elle avait perdu au mois de juin dernier, était enveloppée de son grand voile noir, de sorte que la servante ne put voir à qui elle avait affaire. Mais de suite la Chouette se faisait connaître disant qu’elle venait voir Louison.

Mélie la conduisit à la chambre de Sévérine.

Celle-ci, tout à fait heureuse depuis que son fils l’avait appelée « maman », bâtissait les plus beaux projets d’avenir. Mais s’il avait dit « maman » à sa mère, il n’avait pas dévoilé encore toute sa pensée. Néanmoins, Sévérine se croyait sûre de posséder et d’avoir tout à elle dorénavant son petit Louis.

Avec cette certitude, elle continuait à entretenir l’adolescent de l’avenir. Elle l’assurait qu’elle en ferait un homme. Elle affirmait, jurait qu’elle travaillerait sans cesse à son bonheur. De la vie, elle lui faisait voir les horizons les plus dorés. Bref, elle lui promettait un paradis sur terre. Et tout en l’entretenant ainsi, elle ne lui ménageait pas ses baisers. Elle embrassait son front, ses paupières, ses joues, sa bouche, son menton… elle le dévorait presque.

L’entrée de la Chouette interrompit ces rêves et ce bonheur.

Sévérine, surprise, considéra avec curiosité cette femme en grand deuil dont elle ne pouvait apercevoir le visage sous le voile de crêpe noir. Et elle allait interroger cette visiteuse inattendue, que déjà Louison, la reconnaissant, lui tendait les bras et disait d’une voix toute joyeuse :

— Maman ! maman !

Il sembla que le sang de Sévérine se figeait dans ses veines, son visage prit tout à coup la teinte de la cire. Son cœur cessa de battre, et sans cette énergie indomptable dont elle avait si souvent fait preuve, elle se serait abattue sur le tapis, privée de connaissance… morte peut-être. Oui, ce mot que venait de proférer Louison à l’adresse de la visiteuse avait failli la foudroyer.

La Chouette s’était précipitée vers le lit et, après avoir rejeté son voile sur ses épaules, elle s’était jetée presque à corps perdu sur le petit blessé qu’elle embrassait maintenant avec frénésie. Louison, autant qu’il le pouvait, rendait baisers et caresses, et il donnait à cette femme ce qu’il n’avait pas donné à sa mère.

La Chouette, à travers ses caresses et ses larmes — car elle pleurait de joie comme Sévérine avait aussi pleuré — oui, la Chouette disait à l’adolescent :

— Je suis venue te chercher… Je te soignerai si bien que tu seras vite sur pied, mon Louison !

Sévérine sentit qu’une furieuse jalousie lui mordait le cœur. Pour un peu elle se fût jetée sur cette étrangère, elle l’eût saisie aux cheveux et traînée jusqu’à la rue. En quoi ! de quel droit cette femme venait-elle lui prendre son enfant dans sa maison ?… Non, elle n’avait aucun droit… pas le moindre ! Sévérine pouvait donc la chasser comme une intruse, comme une voleuse. Elle avait là, au surplus, une belle occasion de revanche : la Chouette l’avait chassée de son logis une fois, pourquoi à son tour ne chasserait-elle pas la femme de Flandrin Pinchot ? Qui pouvait l’empêcher ?… Non ! non ! malgré sa jalousie, sa fureur et une sorte de haine qui germait en elle rapidement contre la Chouette, elle ne pourrait pas jeter la jeune femme hors de sa maison, parce qu’elle blesserait peut-être mortellement le cœur de Louison. Car Louison aime sa maman Chouette, il l’aime tellement que la Chouette peut se prévaloir de cet amour comme d’un droit. Et Sévérine elle-même finit par s’avouer que la mère adoptive de Louison a même plus d’un droit, puisqu’elle a tout l’amour de l’enfant.

Et lui répète :

— Maman… ma bonne maman !

— Mon Louison… mon enfant ! murmure la Chouette ivre de bonheur.

Le cœur de Sévérine est tout meurtri, il soupire faiblement, il agonise. Jamais avant ce jour une aussi cruelle douleur ne l’a torturée. Elle subit un supplice affreux. Tantôt, dans l’acuité de la souffrance, elle voit les gouffres les plus profonds du désespoir s’ouvrir devant elle. Tantôt, elle est saisie d’une rage subite sous l’influence de laquelle elle peut tuer, et tantôt c’est une sorte d’engourdissement qui l’enveloppe et semble la rendre insensible aux réalités de la vie.

Mais tous ces courants divers qui la traversent sont fugitifs, tels ces légers tourbillons de vent qui tournent, virevoltent, secouent les feuillages un moment et s’évanouissent. Seulement, il reste dans Sévérine cette immense douleur qui finira par la coucher dans la tombe. Et d’ailleurs elle souhaite déjà la mort. Vivre sans son enfant, l’existence lui serait trop amère. La mort guérit tous les maux, efface toutes les douleurs. Et peut-être que Dieu, dans son Éternité, lui réservait en compensation une autre vie où, un jour, son enfant lui serait rendu pour à jamais. Non, il ne peut plus être de joie possible pour elle en ce monde, car elle voit, elle voit trop bien que son enfant n’est pas à elle, mais à l’autre. Et pourtant, ô Dieu ! pourquoi songer à la mort ? Sévérine n’a-t-elle pas un droit sur cet enfant qui vaut bien le droit de l’autre femme ? Oui, si elle faisait valoir ce droit !…

Elle s’approche du lit et comme machinalement elle touche à la Chouette penchée sur Louison et dit d’un accent mélancolique :

— Prenez garde de déranger son pansement… Ne le fatiguez pas, il est encore si faible !

La Chouette tressaille et se redresse, et l’on penserait à voir ses yeux qui s’enflamment que le geste et les paroles de Sévérine l’ont offensée. Louison considère ces deux femmes, jeunes et belles, et bonnes toutes deux quoique différemment, avec un mélange de chagrin et d’amour.

Sévérine se penche vers lui et murmure d’une voix tendre :

— Il faut te reposer, mon enfant. Nous allons te laisser, mais nous reviendrons.

L’adolescent sourit et ferme ses yeux ; il avait, en effet, besoin de repos.

Sévérine se tourna alors vers la Chouette qui ne sait trop quelle contenance prendre, et elle lui dit :

— Suivez-moi dans la salle, nous parlerons de lui.

Et elle entraîne la femme de Pinchot. Elle la fait asseoir près du feu et s’assit elle-même près de la cheminée.

— Oui, reprend Sévérine, nous allons parler de lui, car il importe que cette affaire soit réglée sans autres délais.

— Quelle affaire ? demande la Chouette avec brusquerie et comme méfiante.

— Celle de savoir à qui appartient cet enfant.

— Je l’ai élevé et je l’aime. Il est l’enfant adoptif de Flandrin, donc il est à nous !

Dans l’accent et les paroles de la Chouette il y a de l’obstination et de la dureté.

— C’est vrai, admet Sévérine doucement, mais ce n’est toujours pas votre enfant.

— Par adoption, oui.

— Tenez, chère amie, puisque vous êtes honnête et probe, que feriez-vous d’un objet trouvé ? Le garderiez-vous ?

— Je chercherais avant son propriétaire.

— Et ne le trouvant pas, vous garderiez l’objet trouvé ?

— Pourquoi pas ?

— Mais supposons que le propriétaire survienne plus tard pour réclamer son bien ?…

— Je le lui rendrais,

— En ce cas, riposta Sévérine avec triomphe, rendez-moi mon enfant, ou plutôt laissez-le-moi ! Je suis sa mère… Je l’ai mis au monde !

— Que ne l’avez-vous gardé, s’il était votre enfant ?

— Je ne l’ai pas abandonné. Mais la personne à qui je l’avais confié, à cause des circonstances indépendantes de ma volonté, étant morte et l’enfant ayant disparu, je pensai qu’il était mort aussi. Mais la Providence me l’a fait retrouver… il est à moi… je l’ai reconnu comme mon enfant !

— Il vous est facile de dire « c’est mon enfant »… Avez-vous une preuve ? demanda la Chouette avec un regard dur et hostile.

— La meilleure preuve est celle de mon cœur qui me crie : « Regarde, c’est ton enfant ! » Et puis, n’a-t-il pas mes traits… tous mes traits ? N’a-t-il pas mes cheveux ? N’est-il pas tout mon portrait ? Voyons, dites !

— Les ressemblances ne sont pas des preuves.

— Eh bien ! je vous en donnerai une autre que, cette fois, vous serez bien forcée d’admettre. Lorsque je l’ai dévêtu pour le mettre au lit, j’ai regardé son épaule gauche… N’avez-vous pas vous-même remarqué cette petite croix qu’il porte sur l’épaule ?

— Oui, j’ai vu ce signe, admet la Chouette.

— C’est moi qui l’ai fait marquer.

— Vous le dites… Mais quiconque pourrait le dire aussi, du moment qu’on sait que la marque existe. Non, cette croix n’est pas une preuve.

Sévérine sourit, se lève, s’approche de la Chouette et découvre son épaule gauche disant :

— Voyez cette croix… n’est-elle pas toute semblable à celle de Louison ? J’ai voulu qu’il portât le même signe.

Cette preuve était irréfutable, et la Chouette demeura un moment béante et comme atterrée. Mais elle se ressaisit peu après. D’un tempérament têtu et d’une nature combative, elle n’entendait pas laisser le dernier mot à l’autre.

— J’avoue, dit-elle, que vous avez là une fort bonne preuve. Mais si nous allions porter la chose devant le livre de la loi, je pense que celle-ci ne tiendrait nul compte de votre preuve. Car Flandrin a depuis plus de dix ans adopté cet enfant, il l’a nourri, il l’a vêtu, il l’a fait instruire, et il aime cet enfant tout autant que je l’aime, il est devenu notre enfant, notre foyer est son foyer, et, du reste, il tient plus à nous qu’il ne saurait tenir à vous qui n’êtes pour lui qu’une étrangère, et, tel étant le cas, croyez-vous qu’il serait juste qu’on nous enlève cet enfant ? Non. Eh bien ! madame, je le regrette pour vous, mais j’ai bien peur que vous ne soyez arrivée trop tard pour réclamer un enfant qui nous appartient à tous égards.

— Vous parlez de justice et de loi, sourit Sévérine. Faisons une entente : voulez-vous que nous soumettions notre cause devant un juge ?

— J’y consens. Nous irons demander à Monsieur l’intendant son avis.

— Non ! non ! se récria Sévérine, l’intendant n’y comprendrait rien. Nous irons de préférence chez Monsieur de Frontenac : lui seul saura juger sans partialité et en toute justice. Mieux que cela, si vous voulez, je vais faire mander Son Excellence sur-le-champ.

— J’y consens encore, répondit la Chouette, j’y consens d’autant mieux que, comme vous l’avez dit, il vaut mieux pour tout le monde que cette affaire soit jugée et réglée sans plus de délais.

Sévérine chargea aussitôt Mélie de se rendre au Château Saint-Louis et d’en ramener le gouverneur.

— Dis-lui, ajouta la jeune femme, qu’il s’agit d’une affaire urgente et grave.

Le Comte vint. Les deux femmes l’instruisirent de l’entente intervenue entre elles. Il sourit et dit :

— Pour donner à chacune de vous pleine et entière justice et à chacune une part égale, puisque vos droits sont égaux, il me faudrait rendre le jugement de l’ancien roi Salomon. Mais ici et dans le cas qui se présente, il ne s’agit pas d’un nouveau-né, mais d’un enfant qui a atteint la période de l’adolescence et dont le caractère a déjà devancé cette période. Et cet enfant pense par lui-même, et s’il pense, il peut se prononcer et il est en pleine mesure de faire un choix. C’est à lui seul de décider.

Le Comte avait raison, et les deux mères acceptèrent son avis. Aussi, toutes deux comme d’un commun accord se précipitèrent-elles vers la chambre où reposait Louison. La Chouette arriva la première. Elle courut à Louison, soudainement tiré d’un léger sommeil, elle lui entoura le cou de ses deux bras, posa ses lèvres sur ses lèvres et lui demanda tendrement, câlinement et avec un accent de prière impossible à rendre :

— Veux-tu revenir à la maison avec ta maman Chouette, mon Louison ? hein ! veux-tu ?…

— Oui, maman… bonne maman, emmenez-moi !

Et, à son tour, il entoura le cou de la jeune femme et se mit à l’embrasser ardemment.

La Chouette avait poussé un cri de joie folle.

Quant à Sévérine, frappée en plein cœur, elle dut s’appuyer sur le Comte de Frontenac pour ne pas tomber…

Et le soir même, deux hommes emportaient Louison sur un brancard… ils l’emportaient à sa mère adoptive.

Pourtant, Louison n’avait pu quitter la maison de sa mère sans essayer d’amoindrir sa douleur et d’arrêter le flot impétueux de ses larmes. Il avait dit d’une voix triste :

— Ne pleurez pas, maman… je viendrai vous voir souvent !…