La fin d’un traître/09

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Éditions Édouard Garand (65p. 30-33).

IX

LA TIGRESSE SE RÉVEILLE.


Louison est parti…

Le Comte de Frontenac s’en est retourné à son Château.

Mélie, tout éplorée, demeure en sa cuisine, et Sévérine achève de tarir la source de ses larmes.

Mélie, qui a bon cœur, a bien voulu essayer de quelques consolations auprès de sa maîtresse, mais celle-ci l’a repoussée presque brutalement :

— Laisse-moi, a-t-elle crié, je ne veux personne en ma présence ! Laisse-moi souffrir seule comme une damnée !

Et, de vrai, elle souffre comme une damnée !…

Eh quoi ! ne faut-il pas qu’elle expie ? Oui, mais il lui semble que son amour maternel devrait suffire pour effacer et enfouir à tout jamais dans les brumes du néant les fautes qu’elle a commises. Il lui semble que son désir de réparer dans l’avenir les torts de son passé doive valoir une expiation. Mais non : une torture sans nom l’étreint de plus en plus en songeant que son enfant est perdu pour toujours. Oui, pour toujours, puisque Louison a fait son choix définitif, et ce n’est pas sa mère qu’il aime le mieux, c’est sa mère adoptive !

Donc, Sévérine devra se soumettre aux décisions du destin.

Mais elle se rebelle contre ce Destin, elle se révolte avec opiniâtreté, parce que le Destin n’est pas juste !

Et la révolte la pousse à des accès de fureur qu’on ne saurait peindre, elle gesticule, s’agite, gémit, rugit des mots qui n’ont pas de sens et, parfois, lance une imprécation.

Elle va çà et là par la salle vivement éclairée par le lustre à bougies, elle marche par saccades, tourne, va, revient, ressemble à une bête enragée dans une cage. Et son visage a pris une expression terrible, ses yeux jette des éclairs… Mais sa fureur ne l’empêche pas de tourner dans sa tête en feu mille projets plus ou moins insensés. Mais lorsqu’elle peut retrouver un peu de calme, sur la pente de l’abîme qu’elle semble entrevoir et au fond duquel elle glissera peut-être, il ne lui reste plus qu’une alternative : ou reprendre son enfant par la force et s’enfuir avec lui loin… très loin, ou mourir. Mourir, oui ; car vivre sans son enfant ce sera l’enfer pour elle, et elle sent qu’elle n’aura pas la force de souffrir autant ! Mourir, oui ; mais elle ne mourra que le jour où elle s’avouera qu’elle a épuisé tous les moyens.

Or, il reste encore des moyens, et sur ces moyens plus ou moins solides, elle bâtit des projets. D’abord, elle va vendre sa maison, congédier Mélie, réunir tout l’argent qu’elle possède, embaucher des malandrins à prix d’or et enlever son enfant. Ensuite, elle achètera un navire, elle engagera un équipage et elle prendra la route de France ou d’un autre pays… Que lui importe, pourvu qu’elle ait son enfant !

— Oui, se dit-elle avec une nouvelle énergie, demain je reprendrai mon enfant ! Tout à l’heure, je me rendrai chez le notaire-royal pour rentrer en possession de mon argent et lui faire vendre ma maison. Ensuite, j’irai chez un brave marin que je connais, il est très pauvre et se fera un plaisir de rassembler un équipage. Pour sa récompense, je lui donnerai le navire que j’aurai acheté. Oh ! je dépenserai la moitié de ma fortune, s’il faut !

Et Sévérine en est là de ses projets dont elle ne semble pas douter de la réussite, lorsque le heurtoir de la porte attire son attention.

Elle sursaute de surprise, puis elle murmure dans un élan d’espoir :

— Oh ! si c’était lui qui revient…

Elle court à la porte et l’ouvre fébrilement. Mais là, sa surprise se change en étonnement, son espoir s’évapore. C’est un homme qui se présente à elle… un homme qu’elle ne voit pas bien sur le moment et qu’elle ne croit pas connaître. Mais un peu d’espoir lui revient, en reconnaissant que cet homme porte l’uniforme des huissiers du Château Saint-Louis.

Elle demande avec vivacité :

— C’est Monsieur le Comte qui vous envoie ?

Car, qui pourrait dire ? si le Comte avait trouvé un moyen infaillible de lui faire ravoir son enfant ?…

Elle a encore cet espoir.

L’homme entre sans mot dire, enlève son large feutre et va se placer en pleine lumière…

Ah ! Sévérine le reconnaît trop bien. Elle fait un bond en arrière, défiante elle recule… on croirait qu’un monstre lui apparaît pour la dévorer.

— C’est toi… c’est toi encore ! fait-elle.

L’homme se borne à ricaner et va s’asseoir, il agit comme s’il était chez lui.

Sévérine le considère un long moment. La figure blême de l’homme porte un cachet de mélancolie ou de désespoir qui frappe la jeune femme et l’étonne. Est-ce que cet homme serait aussi la proie de quelque secrète et immense douleur ? Elle va le savoir, parce que l’homme se décide à parler.

— Tu souffres, Sévérine, dit-il doucement et d’une voix étouffée. Ne dis pas non, je le sais, je le vois. Tes yeux sont brûlés par les pleurs et ces pleurs sur tes joues livides ont tracé des sillons douloureux… Je m’y connais. Et si tu souffres, Sévérine, c’est à cause de ton enfant… c’est ton amour infini, pour notre enfant qui te fait tant souffrir. Car c’est notre enfant celui qu’on nomme Louison Pinchot. Il est à moi comme à toi. Et veux-tu le savoir ? Tout autant que toi, j’aime cet enfant !

— Tu l’aimes… fait Sévérine dans un souffle stupéfait.

— Mon amour, tu le comprends, diffère du tien, mais il agit sur moi comme il agit sur toi-même, avec la même force. Cet enfant est de mon sang, et le sang appelle le sang.

Cet homme qui parle ainsi, on le devine, est le mari de Sévérine, il s’appelle de son vrai nom René le Chêneau, c’est le père de Louison, c’est l’homme aux multiples avatars.

Sévérine s’est assise, ou plutôt elle s’est affaissée sur un siège comme sans force, sans courage, sans espoir.

Le Chêneau reprend :

— Si j’avais su plus tôt que notre enfant vivait, que Flandrin Pinchot l’avait adopté, il ne serait pas où il est.

— Où serait-il ?

— Au foyer de ses parents… avec nous deux.

Sévérine lança à son mari un regard inquisiteur pour découvrir si l’homme qui lui parlait ainsi était sincère.

Mais lui regardait distraitement les flammes de la cheminée.

— Malheureusement, poursuivit-il, je ne savais pas où il était ni ce qu’il était devenu.

— C’est toi qui me l’as ôté pourtant…

— Oui. Je l’avais confié à une pauvre femme de la basse-ville avant de quitter Québec pour aller à la recherche de la fortune. J’ai été éloigné plus longtemps que je pensais…

— Je l’ai cherché aussi cet enfant. Lorsque je l’eus retrouvé, il m’a accusée de l’avoir abandonné. Je n’ai pas osé lui dire que son abandon était dû à son père. J’ai dû lui mentir, lui raconter une histoire quelconque. Et quand il m’a demandé ce qu’était devenu son père, j’ai répondu qu’il était mort.

— Il est vrai que tu m’as cru mort, Sévérine. Mais je vivais, je cherchais toujours la fortune qui me fuyait. Enfin, découragé, je revins à Québec avec l’espoir de revoir ma femme et mon enfant. Ce fut pour mon malheur. D’abord, la femme à qui j’avais confié Louis avait disparu, elle était morte. L’enfant paraissait introuvable, peut-être avait-il succombé lui aussi à quelque maladie. Ensuite, je tombai dans le piège que tu me tendis… Tu sais le reste.

— Tout cela ne serait pas arrivé, si tu m’avais laissé mon enfant, gronda sourdement la jeune femme avec un accent hostile.

— C’est probable, Sévérine. Mais on ne sonde la profondeur de nos torts que longtemps après.

— Veux-tu me dire que tu reconnais tes torts envers moi ?

— Si tu veux, laissons le passé dans l’oubli. Nous nous sommes suffisamment expliqués à ce sujet, à Ville-Marie, au mois de juin dernier. Tu te le rappelles ?

— Oui, lorsque tu étais Monsieur Broussol, lieutenant de police du sieur Perrot, sourit la jeune femme avec sarcasme.

— Je le suis encore.

— Et cet uniforme de huissier ?

— Le vêtement n’a pour moi nulle signification.

— Le masque seulement… fit Sévérine narquoise.

— Le masque ?… Je ne comprends pas.

— Je veux dire le déguisement, le maquillage, la métamorphose, sous lesquels tu caches sans cesse ta véritable identité. Car tu crains toujours pour ta tête, tout lieutenant de police que tu es. Et tu crains d’autant plus que ton maître, malgré sa puissance, se trouve prisonnier du Comte de Frontenac. Tu sais cela ?

— Si je le sais… puisque je suis le valet de chambre de Son Excellence de Ville-Marie.

— Je n’en suis pas surprise. Aussi, après avoir connu le sieur Broussol à Ville-Marie, je n’ai pas été trop étonnée de voir à ma porte, puis au Château Saint-Louis, le sieur Basile Legrand, musicien ambulant…

— Mais tu le fus doublement en me reconnaissant sous l’enveloppe du duc de Bonneterre, ricana Le Chêneau.

— Je reconnais que tu possèdes de beaux talents ; mais prends garde qu’ils ne te jouent quelque tour. Les masques finissent toujours par tomber.

— Les têtes aussi ?…

— Quelquefois.

— Allons ! se mit à rire Le Chêneau, nous nous écartons par trop du sujet qui m’amène.

— Que cherches-tu encore ? La vengeance ?…

— Non. La vengeance n’a plus d’attraits pour moi. D’ailleurs, ne suis-je pas pleinement vengé de ta traîtrise à mon égard par notre enfant ? Ah ! oui, Sévérine, si tu souffres et souffres au point d’appeler la mort, c’est notre enfant qui en est la cause et c’est lui qui me venge. Tu as voulu me faire souffrir, Sévérine, ah bien ! considère aujourd’hui ce que tu en retires. La pierre qu’on lance à autrui souvent rebondit, se retourne et nous frappe. Aujourd’hui ton enfant te frappe, et il te frappe en plein cœur.

— Tu es donc satisfait ?

— Non. Tu ne me comprends pas. J’ai dit que je ne tiens plus à ma vengeance, et tu vas voir. Écoute, Sévérine : tu sais que cet enfant ne sera jamais à toi ; tu sais que personne au monde, nul pouvoir humain, pas même le code de la loi ne pourrait te le rendre. Monsieur de Frontenac et toute sa puissance ne pourraient non plus te rendre ton enfant. Non, personne… pas même le roi de France, hormis un homme, un seul homme…

— Qui est cet homme ?

— Moi.

Sévérine regarda son mari avec incrédulité, ou plutôt avec une sorte d’incertitude faite d’un mélange de doute et d’espoir.

— Si je dis moi, reprit Le Chêneau, c’est que j’ai trouvé un moyen auquel personne ne pense ou n’a pensé.

— Quel moyen ? demanda Sévérine avec moins de doute et un peu d’espoir.

— Je te le dirai en temps opportun. Écoute encore : tu es riche, Sévérine, et je suis, moi, en train d’amasser une petite fortune. Réunissons nos biens, rattachons le lien que nous avons cassé, revivons notre vie commune, et cette vie commune nous la revivrons à trois, car, si tu consens, je te rendrai ton enfant.

Sévérine esquissa un sourire sceptique.

— Ta proposition est insensée, dit-elle. Comment pourrons-nous jamais refaire et reconstruire ce que tu as brisé pour la vie…

— Ce que j’ai brisé, dis-tu ? Oui, parce que tu l’as voulu !

— Je n’ai jamais voulu !

— Tant mieux, et je suis prêt à te l’accorder, puisque de ce fait il sera plus facile de nous entendre.

— Tu penses ? Moi pas. Peux-tu me démontrer que je pourrai vivre dorénavant avec toi et sous le même toit, toi que je hais de toutes les forces de mon âme, toi que j’exècre autant que j’aime mon enfant ? Non, tu ne le pourrais pas, ce n’est pas possible. C’est impossible, parce que je saisis très bien l’hypocrisie de tes paroles comme celle de ton masque. Tu cherches encore à me faire ta dupe. Dans quel dessein ? Je l’ignore. Toutefois, je ne suis pas loin de penser que tu médites à l’heure présente quelque affreux projet de vengeance contre moi. Eh bien ! sache que tes projets n’aboutiront pas… jamais ! Je suis sur mes gardes et je te tuerai avant que tu aies pu seulement lever une main sur ma personne.

— Tu t’obstines à repousser la parole de paix que je t’apporte ?

— C’est la guerre, encore et toujours, que tu apportes ! Tu n’es pas homme à mettre de côté ta vengeance ; tes regards, les traits de ton visage, tes paroles, le sourire venimeux et imperceptible de tes lèvres démentent la sincérité dont tu tentes vainement de te faire un manteau éblouissant. Tu veux ma mort, mais tu ne sais plus comment t’y prendre et ton cerveau diabolique s’épuise. Voilà trois fois que je t’échappe, et, chaque fois, ta haine pour moi a redoublé, ton désir de vengeance s’est triplé. Eh bien ! si tu veux frapper encore, Le Chêneau, frappe… mais frappe sûrement cette fois, sinon…

— Sinon, qu’arrivera-t-il ? ricana l’autre.

— Prends garde et ne me nargue point ! Sais-tu ce que je pourrais faire ? Je pourrais aller chez le Comte de Frontenac et lui dire :

« Excellence, ce valet de chambre du sieur Perrot est son lieutenant de police et il est ce musicien que vous avez pris à votre service un jour et qui a déserté votre demeure ; c’est aussi ce duc de Bonneterre qui est venu se moquer de vous et de vos amis ; c’est l’homme qu’au mois de mai dernier vous avez fait pendre au gibet de la rue Saut-au-Matelot… Excellence, cet homme est le pire des mécréants, il complote votre mort, il prépare l’évasion du sieur Perrot, votre prisonnier… »

— Et lors, dis-moi : penses-tu que le Comte de Frontenac resterait insensible ou indifférent ? Non, et tu le sais. Une heure après, le peuple de Québec te verrait accroché à ce même gibet auquel un hasard t’a arraché.

Le Chêneau éclata de rire et répliqua :

— Rien de tout cela, ma chère, ne pourrait arriver.

— Tu crois ?

— Sans doute. Es-tu assez naïve de penser que le Comte ferait pendre l’un de ses huissiers innocents sur la simple dénonciation d’une femme que l’infortune a rendue démente ?

— Oui, mais je dirais encore : « Excellence, voyez ce huissier… »

— Tu te trompes encore, Sévérine, parce que l’huissier serait devenu portier, ou garde ou cuisinier et peut-être…

Il s’interrompit avec un sourire ambigu et plongea dans les yeux troublés de sa femme un regard terrible et ironique à la fois.

— Quoi donc ? demanda la jeune femme intéressée malgré elle.

— Peut-être, articula lentement Le Chêneau, qu’alors je serais le prisonnier de Monsieur de Frontenac, c’est-à-dire le sieur Perrot, gouverneur de Ville-Marie, et je défie bien le Comte de Frontenac de faire pendre le gouverneur de Ville-Marie !…

Sévérine demeura stupéfiée devant l’audace de cet homme. Et elle pouvait penser ceci :

— Oui, il est bien capable de se transformer en gouverneur de Ville-Marie ! Le sieur Perrot, déguisé en valet de chambre ou en huissier, prendrait la poudre d’escampette. Ah ! ah ! voilà le projet qu’il médite de concert avec son maître… Mais il ne réussira pas, car j’informerai le Comte de Frontenac…

Et Sévérine, pourtant, en dépit de sa haine, de son exécration formidable pour cet homme, ne pouvait s’empêcher au fond, de l’admirer.

Le Chêneau abandonna le rictus sardonique qui s’était figé sur ses lèvres, reprit son masque triste et dit encore sur un ton qu’il voulait rendre sincère :

— Voyons, Sévérine, sois donc sensée. La vie peut être belle encore et bonne à vivre avec ton mari et ton enfant.

— Écoute à ton tour, Le Chêneau : je veux mon enfant, mais ne veux que lui seul. Me comprends-tu ? Eh bien ! n’insiste pas, ajouta la jeune femme en se levant. Va-t’en et reprends ton vil métier de valet de chambre et d’esclave, je n’ai pour toi que le plus grand mépris.

— Soit. Mais avant de te quitter, je te dirai mon autre projet…

— Je ne veux rien savoir.

— Tu le sauras bon gré mal gré puisque j’ai décidé de reprendre pour moi seul notre enfant. En repoussant mes offres, tu me fournis une preuve que tu ne veux pas ton enfant et que tu ne l’aimes pas…

— Tais-toi, misérable, cria la jeune femme exaspérée. Retiens bien que si cet enfant ne revient pas à moi, il n’ira encore moins à toi. Ah ! savoir seulement qu’il aurait la pensée de se donner à son père… à un tel père, je le tuerais ! Oui, je le tuerais plutôt ! Mais je suis folle, rien de tout cela ne saurait arriver. Tes menaces sont vaines, Le Chêneau. Va-t’en !

— Je m’en vais, Sévérine, mais je reviendrai !

— Garde-t’en bien !

— Je te dis que je reviendrai… Je ne sais pas quand, mais je reviendrai, sois-en sûre. Alors… Adieu, Sévérine Colonnier !

— Va-t’en, serpent !

Lorsque son mari fut parti, Sévérine sentit crouler toute l’énergie qui l’avait animée pendant quelques instants. Elle s’affaissa sur un tête-à-tête et demeura inerte. Oh ! c’est que son mari avait jeté dans son cœur plus d’épouvante qu’elle n’avait laissé voir. Sans se l’avouer, elle avait peur de cet homme, elle le redoutait comme un serpent. D’autant plus que ce démon pouvait se présenter sous la forme d’un ange sans qu’il lui fût possible de le reconnaître. Il pouvait, comme il avait dit, se rendre maître de Louison. Cette pensée releva les forces abattues de Sévérine et réveilla son énergie. Ah ! non, il n’aurait pas Louison. La mère était plus forte que le père. Elle se dresserait, elle veillerait. Non, elle ne quitterait pas Québec comme elle en avait fait le projet, car à quoi bon tant qu’elle laisserait cet homme derrière elle et vivant !

— Oh ! gémit-elle, cet homme est mon cauchemar, il m’est une constante menace. Même avec mon enfant, je vivrais sans cesse dans l’inquiétude et la crainte. Eh bien ! tant pis, il faut que cet homme meure, et il mourra ! Oh ! maintenant que je sais ce qu’il médite, c’est-à-dire de faire évader le sieur Perrot sous le déguisement d’un huissier du Comte de Frontenac et de prendre, lui, la place du prisonnier, j’ai une occasion sûre de le faire renvoyer à la potence de la rue Sault-au-Matelot. Oui, je me rendrai auprès de Monsieur de Frontenac et je lui dévoilerai les projets de ce monstre. Oh ! gare à lui ! S’il croit me tenir, il se trompe… c’est moi qui le tiens !…

Pendant que la jeune femme se livrait à ces pensées et à ces projets, Le Chêneau avait repris le chemin du Château Saint-Louis. Et voici ce qu’il pensait de son côté :

— Imbécile que je suis… croyant pouvoir reconquérir Sévérine, je lui ai dit des choses que j’aurais dû taire. Aussi, perspicace comme elle est, a-t-elle deviné mon projet de faire évader le sieur Perrot sous un déguisement. Pas de doute qu’elle va prévenir le Comte de Frontenac, et alors Perrot restera prisonnier et j’aurai manqué ma fortune, si l’échafaud ne me manque pas ! Bah ! l’échafaud… ne lui ai-je pas échappé une fois ?… NON BIS IN IDEM !… Non, on ne repend pas un homme dépendu ! Et la meilleure preuve en est, à mon sujet, que Sévérine va mourir et qu’ensuite je pourrai libérer le gouverneur de Ville-Marie. Oui, Sévérine va mourir avant qu’elle ait eu le temps de dévoiler mes projets au Comte de Frontenac.

Et Le Chêneau poursuivit son chemin, confiant et sûr de la victoire finale.

Mais il connaissait mal Sévérine, sa femme.

Dès le matin suivant, la jeune femme faisait mander à sa maison le Comte de Frontenac par sa servante Mélie. Le Comte vient, et Sévérine l’instruisit de la visite de son mari, le soir précédent, de l’entretien qu’elle avait eu avec lui et des projets qu’il élaborait pour faire évader le sieur Perrot.

— Merci, chère amie, dit le Comte, reconnaissant. Je veillerai et Perrot ne m’échappera point, et moins encore cet homme, votre mari, que vous appelez un serpent. Il retournera à la potence de la rue Sault-au-Matelot, je vous en donne ma parole.