La fin d’un traître/11

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (65p. 38-40).

XI

À LA POTENCE DE LA RUE SAULT-AU-MATELOT.


Voici l’avant-veille de Noël…

Tout ce jour la neige a tombé, le vent a soufflé avec furie du lointain Golfe Saint-Laurent, et le fleuve est immobilisé à sa surface par une épaisse croûte de glace et de neige qui s’allonge des grands lacs jusqu’à soixante lieus vers la mer. Et tout le pays — montagnes, forêts, collines, vallons — est blanc et frileux. Québec, sur son rocher et sous sa cape d’hermine, paraît somnoler. Nulle animation, nulle vie dans les rues où la neige s’entasse quelquefois jusqu’à plusieurs pieds de hauteur, l’existence humaine ne végète plus qu’au coin du feu. Elle ne se manifeste plus guère à l’extérieur que par d’innombrables rubans de fumée qui se déroulent au-dessus des toits et que le vent charrie et disperse dans l’espace. Le coin du feu est gai ou maussade ; ici, la joie ; là, le chagrin. Ici l’abondance et le confort ; là, les gémissements. Ici, la prière ; là, les malédictions.

À la petite maison de la rue du Palais, il semblait qu’un peu de joie fût venue faire séjour et égayer les deux femmes qui l’habitent : Sévérine et sa servante, Mélie.

Sévérine a souvent la visite de son fils, Louison. Chacune des visites de l’écolier est pour elle un élixir de bonheur et de longue vie. Chez elle augmente l’espoir qu’un jour, qui ne saurait être loin, son enfant lui appartiendra entièrement. Elle ne vit donc plus que de son amour maternel et de cet espoir qui se nourrit et se fortifie aux visites fréquentes de l’adolescent. Naturellement, il y a tache dans le bleu encore pâle de ce ciel nouveau qui se dessine plus nettement de jour en jour. C’est une ombre incertaine et tremblotante qui vient se mêler à la lumière. Car Sévérine demeure dans la crainte depuis l’évasion avortée, grâce à elle, du gouverneur de Ville-Marie, et la disparition de Le Chêneau. Le Comte de Frontenac n’a pu faire retracer l’habile et audacieux chenapan, et il a mis Sévérine sur ses gardes.

Qu’est devenu Le Chêneau, se demande-t-elle souvent. Elle n’en a plus entendu parler. Aurait-il renoncé à sa vengeance ? Elle le souhaite ; mais combien elle aimerait mieux savoir que cet homme n’est plus de ce monde.

Refoulant ses inquiétudes et ses craintes, la jeune femme, avec l’aide et le concours de Mélie, se prépare à la belle fête de Noël. Il y aura festin à la petite maison de la rue du Palais et l’hôte principal de Sévérine sera son fils Louison. Aussi avec quelle fièvre la jeune femme s’apprête-t-elle, et quelle hâte elle a de voir arriver le beau jour ! Peu à peu, elle finit par oublier son mari, Le Chêneau, qui a juré vengeance contre elle.

Vers les neuf heures de ce soir-là, Sévérine est dans sa chambre en train de préparer sa lingerie pour la fête de Noël. Mélie, dans la salle et près de l’âtre, somnole dans une grande bergère où elle aime à se reposer souvent. Ce soir-là on n’a pas allumé le lustre de cristal ni les lampadaires. Les flammes du foyer seules éclairent la pièce dont une grande partie demeure dans une pénombre vacillante. Il fait bon dans cette tiédeur qu’aromatisent des exhalaisons résineuses de sapin et qu’égayent de joyeux pétillements. Dehors, le vent mugit, après l’accalmie survenue à la tombée de la nuit, et la tempête prend de plus grandes proportions à mesure que le temps marche.

Mélie, dans sa bergère, ne dort pas bien dur, car elle s’agite un peu et lève ses paupières lourdes à un moment où son ouïe a cru percevoir un bruit insolite à l’arrière de la maison et du côté de la cuisine. Elle prête l’oreille un instant. Rien que les rafales du vent qui tournoient et secouent de temps en temps les volets des fenêtres. Elle referme ses yeux, soupire d’aise et se replonge délicieusement dans sa somnolence. Ah ! oui, on est si bien…

La porte donnant sur la cuisine s’ouvre doucement et deux hommes emmitouflés et couverts de neige pénètrent dans la salle sur la pointe des pieds. L’un tient une couverture quelconque dans ses mains, l’autre des cordelettes. Ils se jettent brusquement sur la servante, roulent la couverture autour de sa tête et l’attachent solidement à la bergère. Mélie n’a pas même eu le temps de soupirer…

Cela fait, les deux hommes se dirigent vers la chambre de Sévérine. Elle non plus n’a pas le temps de pousser un cri ou simplement une exclamation de surprise ; l’un des hommes a saisi prestement une couverture du lit en laquelle les deux nocturnes visiteurs ont enroulé la jeune femme. Puis, celle-ci est emportée dehors et vers la rue où stationne un traîneau. Il y a là un autre homme, qu’on ne peut reconnaître dans le manteau de fourrure qui l’enveloppe, et qui tient les rênes de l’unique cheval. La jeune femme est déposée dans le fond du traîneau. L’homme qui conduit murmure ces paroles aux deux autres :

— Vous m’attendrez là où je vous ai dit…

Les deux hommes s’éloignent, et le traîneau descend la rue du Palais…

Et le vent rugit et la neige tourbillonne

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était l’un des soirs où Flandrin Pinchot venait coucher à son logis. D’ordinaire, il arrivait vers six heures et demie pour y prendre le souper en compagnie de sa femme et de son fils adoptif. Il retournait le lendemain matin au Château vers les huit heures. Mais à six heures et demie, ce soir-là, Flandrin n’avait pas paru. Il n’avait pas paru à sept heures, ni à huit… La table était mise et les aliments se refroidissaient. Louison penchait son front sur ses livres de classe, la Chouette, l’ouïe au guet et quelque peu inquiète, attendait, assise près de la cheminée.

Un peu après huit heures, elle remit les aliments refroidis sur le fourneau, puis elle dit à Louison :

— Je suis bien inquiète, Louison, je me demande ce que Flandrin peut bien bretter ?[1]

— Monsieur le Comte a dû le retenir.

— C’est bien possible. Tout de même, Flandrin aurait dû me le faire savoir. Il doit bien s’imaginer que nous l’attendons.

— Voulez-vous que j’aille au Château pour m’informer ?

— Quoi ! oserais-tu par un temps pareil ?

— Ce temps ne m’a pas empêché d’aller au collège aujourd’hui et d’en revenir ; pourquoi ne pourrais-je pas me rendre au Château ?

— Je sais bien, mais le soir… Surtout à l’approche des fêtes comme on est. Il y a toujours des ivrognes et des malandrins qui rôdaillent.

— Je n’ai pas peur, répliqua Louison. Du reste, je m’armerai d’un pistolet.

— Si tu n’as pas peur d’aller au Château, je suis bien contente. Je serai moins inquiète de savoir que Flandrin est à son poste.

— J’y cours de suite, maman.

Il prit un pistolet dans le coffre de chêne, et de vêtir chaudement d’un petit manteau fourré, d’un bonnet à poil et de grosses mitaines. Et il partit bravement.

Mais il ne fit aucune rencontre, les rues étaient désertes. Au château, il apprit que Flandrin passait la nuit là, mais que le lendemain, la veille de Noël, il irait passer la nuit à son logis.

Louison, satisfait, reprit le chemin de la basse-ville.

Lorsqu’il eut pris la rue du Palais et comme il approchait de la maison de sa mère, il vit un attelage arrêté devant la palissade du parterre. Quoique intrigué, il n’y prêta sur le moment nulle attention. Il poursuivit son chemin, passa le plus loin possible de l’attelage qu’il ne pouvait pas bien voir à cause de la neige qui, en tombant, formait une sorte de rideau agité au travers duquel les choses n’avaient que des formes vagues, imprécises. Et Louison continua à descendre la rue du Palais, lentement et avec précaution parce que souvent il enfonçait dans la neige molle jusqu’au-dessus des genoux.

Peu après avoir dépassé la maison de sa mère, il perçut derrière lui le bruit d’un attelage qui descendait la rue au petit trot. Il s’écarta vivement et s’arrêta pour laisser passer le traîneau. Il lui parut que ce traîneau et le cheval qui le tirait étaient ceux-là même qu’il avait vus l’instant d’avant devant la maison de Sévérine. Mû par une curiosité qu’il n’aurait pu expliquer, il se mit à suivre le traîneau que dérobaient à sa vue souvent des tourbillons de neige. Quelques instants plus tard, il le vit s’engager sur la rue Sault-au-Matelot et du côté où était dressée la potence.

Un terrible souvenir fit courir un frisson sur sa chair. Et, toujours mû par la curiosité, il se mit à suivre encore les traces du traîneau, lequel il ne pouvait plus voir. N’importe ! il s’engagea à son tour sur la rue Sault-au-Matelot.

Quand il eut dépassé les dernières maisons, il ne vit plus devant lui qu’un rideau de neige semblable à un brouillard. Il avança quand même hardiment. Il voulait se rendre jusqu’à la potence, puis, s’il n’y avait là rien d’extraordinaire, revenir sur ses pas et regagner la maison de ses parents adoptifs. Mais cinq minutes après, il découvrit le traîneau. Le cheval était attaché à un arbre, mais le conducteur n’y était pas. En relevant les yeux, l’écolier aperçut diffusément la silhouette des bois de justice. Le vent, à ce moment, modérait son allure. Louison s’arrêta pour prêter l’oreille, mais il ne percevait que le bruit de la tempête. Il avança encore. La potence se dessinait de plus en plus nettement à travers le brouillard de neige. Puis, tout à coup, il crut distinguer deux êtres humains qui s’agitaient sur la plateforme du gibet. Louison avança encore, plus rapidement, puis s’arrêta de nouveau, cloué au sol par la surprise et l’horreur. Il voyait assez distinctement un homme qui passait une corde au cou d’une femme. Alors il pensa à ce traîneau arrêté tout à l’heure devant la maison de sa mère… Ce fut un éclair… Il s’élança, son pistolet à la main, vers l’échafaud, grimpa sur la plateforme et mit l’homme en joue. Celui-ci eut à peine le temps de proférer un juron, que le pistolet éclatait… L’homme s’affaissa sur la plateforme enneigée, sans un cri. Puis il se mit à s’agiter, à rouler sur lui-même, faisant des efforts pour se relever et retombant toujours sans force. Et son sang déjà rougissait la neige. Cependant Louison avait couru à la femme qui cherchait vainement à enlever la corde de son cou. Elle ne pouvait parler. Mais l’écolier la reconnut…

— Maman… maman… ! dit-il.

Il la débarrassa de la corde. La jeune femme, folle de joie, tomba à genoux dans la neige et attira l’adolescent dans ses bras.

— Mon Louis… mon Louis tant aimé… tu me sauves la vie ! Tu m’arraches à une mort affreuse… Elle sanglotait, pleurait, embrassait son enfant…

Mais l’homme un peu plus loin s’agite toujours dans la neige qui couvre la plateforme du gibet.

— Et cet homme… qui est cet homme ? interroge l’adolescent.

— Ah ! oui, je l’oubliais, le monstre… gronde Sévérine.

Elle se lève d’un bond et court auprès de celui que l’écolier a abattu.

Elle se penche. Ses yeux rencontrent ceux de l’homme, et, narquoise, elle demande :

— Voyons ! Le Chêneau, es-tu content de ta vengeance ?

Mais lui ne la regarde plus… ses yeux hagards se fixent comme avec une stupeur infinie sur Louison qui vient de s’approcher avec son pistolet à la main. Sévérine se tourne vers l’adolescent et dit :

— Approche encore et regarde bien ce misérable !

Louison se penche au-dessus de l’homme. Lui, fait un mouvement brusque, s’appuyant sur ses deux coudes il soulève son buste à demi, et d’une bouche tordue par la souffrance, d’une bouche qui vomit du sang, il balbutie assez distinctement :

— Oui, regarde-moi, malheureux… tu as tué ton père !…

Et il s’affaisse, gémit, se tord, gigote… Mais il ne se relèvera plus.

Louison est atterré.

Mais Sévérine est contente, elle exulte…

— Souviens-toi, Le Chêneau, dit-elle, de cette nuit où mon pauvre père m’a arrachée de tes griffes sanguinaires et à la corde de ce même gibet ! Aujourd’hui, c’est mon fils qui me sauve… Oui, Le Chêneau, ajoute-t-elle dans un ricanement moqueur, c’est mon fils… c’est ton…

Elle se tait.

Le Chêneau est maintenant inerte. La jeune femme le secoue. Plus rien, pas un souffle de vie… ce n’est plus qu’un cadavre que recouvre peu à peu la neige de son linceul blanc.

Pourtant, Sévérine n’est pas méchante autant qu’elle peut en avoir l’air.

— Louis, dit-elle gravement à son enfant, vient prier. Cet homme a trépassé, et à cette minute précise où il paraît devant son Juge, il a peut-être besoin de nos prières.

L’écolier s’agenouilla machinalement. Il s’imaginait faire un rêve. Il ne pouvait encore admettre que ce drame affreux fût réel.

Après quelques minutes de recueillement, Sévérine se releva. L’écolier suivit son exemple. La jeune femme, à demi vêtue, grelottait maintenant de tous ses membres. Tant qu’elle avait été sous le coup de l’effroi et d’émotions de toutes sortes elle n’avait pas senti le froid ; mais à présent le vent pénétrait sa chair, la neige la glaçait. Dans sa bouche on entendait claquer ses dents. Elle avisa sur le bord de la plateforme le manteau de fourrure dont s’était débarrassé son mari pour travailler plus à l’aise. Elle s’en revêtit, puis, prenant Louison par une main, elle dit :

— Allons-nous-en, mon Louis…

Et elle l’entraîna, sans mot dire, vers la rue du Palais et vers sa maison. Machinalement encore, Louison la suivait. Parfois sa mère chancelait, trébuchait ; il l’aidait, la soutenait. La jeune femme haletait d’épuisement ; mais son énergie la maintenait debout.

On atteignit enfin la maison. Il était temps. À peine Sévérine eût-elle pénétré dans la salle tiède, qu’elle s’abattit lourdement sur le plancher.

Ce qui frappa d’abord les yeux de l’écolier, ce fut Mélie attachée à sa bergère et incapable de se mouvoir. Louison lui rendit en peu de temps la liberté. La pauvre Mélie avait l’air folle… Mais l’écolier lui montra la jeune femme évanouie. La servante, alors, retrouva l’usage de ses membres engourdis.

— Ah ! mon Dieu !… s’écria-t-elle avec affliction, qu’est-ce qui s’est donc passé !

Mais Louison était déjà accouru près de sa mère, et le temps n’était pas aux explications.

Aidé de Mélie il releva la jeune femme et la déposa sur un tête-à-tête. Puis la servante courut à la cuisine pour préparer une potion à l’eau-de-vie.

Sévérine reprit bientôt connaissance. Elle esquissa un sourire heureux en apercevant Louison près d’elle ; l’écolier la considérait d’un œil inquiet.

Elle l’attira dans ses bras et dit :

— Désormais, mon enfant, tu resteras avec moi. Vois-tu, je suis seule au monde, je n’ai plus que toi. Ton misérable père n’est plus et que son souvenir s’efface de nos mémoires.

— Après ce qui vient de se passer, ma bonne maman, répondit Louison en embrassant sa mère avec tendresse, je ne pourrais plus vous quitter. Et qui sait encore si d’autres méchants ne chercheront pas à vous faire du mal ? Je vous défendrai, maman…

— Louis… mon Louison… cria la jeune femme en pleurant de joie, tu ne saurais comprendre combien tu me rends heureuse ! Tu m’ouvres le ciel, après l’horrible enfer où j’ai tant pâti. Oh ! sois béni, mon cher enfant…

Longtemps, la mère et l’enfant demeurèrent dans les bras l’un de l’autre.

Une aube nouvelle se levait pour eux…

  1. « Bretter », dans le langage populaire signifie « s’attarder ».