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La fin d’un traître/12

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (65p. 40-42).

XII

NOUVEAU DEUIL


Comme on s’en doute, personne n’avait eu connaissance du drame qui s’était brièvement déroulé à la potence de la rue Sault-au-Matelot.

La nuit n’était pas encore bien avancée, lorsque Louison, sur les conseils de sa mère et en compagnie de la servante, se rendit au Château-Saint-Louis pour informer le Comte de Frontenac et Flandrin de ce qui s’était passé.

Le vent soufflait moins fort, la neige avait cessé de tomber et, de temps à autre, par une déchirure des nuages la lune glissait un pâle rayon sur la terre.

Le Comte ordonna à Flandrin de faire disparaître le cadavre de Le Chêneau. Flandrin se rendit aussitôt à cet ordre. Au moyen du traîneau et du cheval dont s’était servi Le Chêneau pour accomplir son œuvre de vengeance. Flandrin alla jeter le cadavre dans un bois à quelques milles de la ville. Revenu au château, Frontenac lui donna congé jusqu’au lendemain de Noël.

Flandrin prit joyeusement le chemin de son domicile. Quelle bonne surprise il allait faire à sa Chouette ! Néanmoins, il ne voulut pas passer devant la maison de Sévérine sans arrêter pour dire comment il avait accompli sa besogne.

En le voyant paraître la jeune femme lui cria gaiement :

— Capitaine, j’ai retrouvé mon enfant ! À l’avenir, Louison restera avec sa mère.

Sur le coup Flandrin demeura tout béant. Il regardait tour à tour la jeune femme et l’écolier d’un regard interrogatif et comme s’il n’eût pas compris ce qu’on venait de lui dire.

— Êtes-vous opposé à cette décision ? interrogea timidement la jeune femme.

— Non pas, bégaya Flandrin… Mais la Chouette… que va-t-elle dire ?

— Papa, sourit Louison, je continuerai d’aimer maman Chouette comme avant. Souvent j’irai la voir, et au lieu d’une mère, j’en aurai deux. Voulez-vous ?

— Si je veux… il le faut bien, murmura Flandrin tout chagriné rien qu’à songer que sa femme allait beaucoup souffrir par cette décision.

Et en effet, lorsqu’un peu plus tard Flandrin entra chez lui et fit part à sa femme de la décision que venait de prendre Louison, la jeune femme sentit un grand choc dans son cœur. De ce moment elle pleura jusqu’à ce que ses yeux ne purent plus verser de larmes. Et durant les jours qui suivirent elle ne mangea presque pas, elle maigrit affreusement, elle perdit son sourire, sa gaieté, ses couleurs, et un jour, enfin, elle dut s’aliter.

Flandrin, de son côté, se mourait de chagrin et de désespoir.

Un médecin venu visiter la Chouette avait dit :

— Elle a au cœur une peine qui la tuera, les médicaments n’y feront rien.

Flandrin alla chercher Sévérine et Louison.

La présence de Louison parut ramener la Chouette à l’espoir et à la vie.

Sévérine lui dit :

— Tant que vous serez malade Louison restera près de vous ; et moi je viendrai vous faire visite tous les jours. Nous vous guérirons.

La guérir !… La pauvre Chouette sentit qu’il était trop tard…

Un jour, vers la mi-janvier, elle demanda un médecin. Frontenac lui dépêcha le médecin de sa maison. Celui-ci secoua la tête avec doute et murmura à Flandrin :

— Son enfant vient trois mois trop tôt…

Dans la nuit, ainsi que l’avait redouté le médecin, la Chouette rendit l’âme.

En apprenant cette mort soudaine toute la ville fut consternée, car tout le monde aimait la Chouette.

Mais celui qui fut le plus cruellement frappé, ce fut Flandrin. On l’entendit crier :

— J’ai perdu ma bonne Chouette… Ma vie est brisée… Je n’ai plus qu’à mourir…

Et qui l’aurait cru ?… Oui, Flandrin tenta de se percer le cœur de sa rapière. On eut toutes les peines du monde à lui arracher son arme… il était devenu fou de douleur.

Sur l’ordre de Frontenac il fut conduit au château et gardé à vue pendant dix jours. Si Louison n’avait pu sauver la vie de sa mère adoptive, il réussit à sauver celle de celui qui lui avait si longtemps servi de père. Tous les jours, en effet, il venait passer deux heures près de Flandrin. Il lui parlait de la Chouette, de Sévérine et lui affirmait que la vie pouvait être belle et bonne encore.

Flandrin sortit peu à peu de son désespoir.

Sévérine aussi vint lui rendre visite. La vue de la jeune femme paraissait lui faire plus de bien que celle de Louison. Enfin, au bout de ces jours il avait retrouvé son état normal et repris son poste auprès du Comte de Frontenac.

Mais seul désormais, Flandrin ne pourrait plus habiter une maison qui lui rappellerait un trop cruel événement. Il vendit sa maison et son contenu, hormis quelques menus objets qui avaient appartenu à sa bonne et chère Chouette et qu’il garda précieusement comme un souvenir. Il alla habiter au Château.

Une fois toutes ses affaires terminées, il voulut faire une visite à Louison et à sa mère. Il les trouva un soir près du feu, paisibles et heureux.

Depuis que le bonheur habitait dans la petite maison de la rue du Palais, Sévérine avait retrouvé toute sa séduisante beauté. Flandrin en demeura toute extasié.

Louison aussi avait changé. L’air pensif et grave qui avait si longtemps raidi ses traits avait fait place à une douce sérénité qui le faisait ressembler davantage à sa mère.

Ce soir-là, Flandrin vit l’image du vrai bonheur. Ah ! que n’eût-il donné pour avoir une part… rien qu’une petit part de ce bonheur !

Son souvenir le ramena à quelques mois en arrière, au temps où il avait aimé cette jeune femme alors que celle-ci portait un autre nom. Or, Flandrin l’aimait encore et peut-être bien davantage, mais d’un amour, cette fois, qui ressemblait à celui qu’il avait eu pour sa bonne Chouette.

Et cet amour se manifesta dans son cœur d’autant plus que Sévérine lui faisait l’accueil le plus chaleureux.

Et Louison l’avait embrassé en l’appelant encore « papa ».

— Mon Louison, dit-il d’une voix émue, je suis content de te savoir heureux. Si tu as perdu une bonne mère, il t’en reste une autre non moins bonne et dévouée. Mais souviens-toi aussi qu’il te restera toujours un père tant que je vivrai.

Voyant que Sévérine pleurait d’attendrissement, il ne put contenir ses larmes.

— Sang-de-bœuf ! gronda-t-il, voici que je pleure comme si je n’étais plus un homme !…

Les larmes ruisselaient sur ses joues…

Dans sa confusion, il pirouetta et courut vers la porte en criant :

— Continuez d’être heureux, êtres que je chéris plus que tout au monde !  ?

Et il s’en alla, mais à regret. Il aurait tant aimé vivre dans cette maison et près de ces deux êtres dont la présence lui paraissait désormais indispensable pour égayer les jours qui lui resteraient à vivre.

Lorsque Flandrin fut parti, Louison s’assit sur les genoux de sa mère, entoura son cou de ses deux bras, et ses lèvres sur les lèvres de la jeune femme, il demanda, craintif et en hésitant :

— Maman… si je demandais au capitaine de venir rester avec nous, que diriez-vous ?

La jeune femme ne devina pas la pensée du collégien. Elle répondit :

— Pourquoi me poses-tu une telle question ? Tu sais bien que le capitaine ne peut pas venir habiter avec nous, la chose ne serait pas convenable.

— Oui, je sais bien, maman. Mais si… le capitaine devenait mon papa pour tout de bon ?

— Que veux-tu dire, mon chéri ? fit la jeune femme qui se sentit soudain toute troublée.

— Je veux dire… s’il devenait votre mari ?…

Sévérine tressaillit longuement, pressa son enfant contre elle et l’embrassa en demandant dans un souffle :

— Quoi ! le voudrais-tu ?

— Si vous le vouliez aussi… Car le capitaine vous aime… Et moi je serais encore plus heureux.

— Mon cher enfant, balbutia la jeune femme, nous penserons à cela plus tard. Le capitaine Flandrin est encore trop sous le coup de son deuil. S’il m’aime comme tu dis, il est possible que ton désir se réalise un jour.

— Oui, mais il faut que vous aimiez vous aussi le capitaine, dit naïvement l’adolescent.

— J’aime, mon enfant, tous ceux que tu aimes !

— Ah ! ma bonne maman… quel plaisir vous me faites !

Une longue étreinte termina cet entretien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Retiré dans sa chambre au château, Flandrin pleura tout le reste de la nuit.

Le lendemain, le Comte de Frontenac le fit mander pour lui confier une mission à Ville-Marie. Flandrin parut devant son maître avec un visage fatigué et des yeux tout rougis.

— Ah ! ah ! dit le Comte, je vois que tu as pleuré Capitaine Flandrin. Est-ce toujours le souvenir de ta Chouette ?

— Un peu, Excellence, car je ne l’oublierai jamais ma Chouette. Mais hier soir… ah ! Excellence, j’ai revu mon Louison… je l’ai revu avec sa mère, sa belle et bonne mère. Et savez-vous ce qu’il a fait ? Il est venu à moi les bras tendus et il m’a embrassé en m’appelant comme toujours son papa. Eh bien ! monsieur le Comte, j’ai pleuré de joie et d’attendrissement… j’ai pleuré presque toute la nuit, sang-de-bœuf !

Le Comte garda le silence un moment. Puis :

— Flandrin, veux-tu savoir ce que je pense ?

— Excellence, si vous daignez me le dire…

— Je pense, mon ami, que la mère de Louison te ferait une femme tout aussi bonne que ta Chouette.

— Oh ! monsieur le Comte, voulut protester Flandrin en rougissant de plaisir, je ne saurais douter de la bonté de cette belle jeune femme. Mais moi… devenir son mari… Mais c’est impossible !

— Pourquoi ?

— Mais vous devez bien vous imaginer, Excellence, que la fille de Maître Jean ne saurait unir son sort à celui du pauvre Flandrin Pinchot que je suis.

— Tu te trompes, Flandrin. Sévérine se donnerait volontiers à toi comme ta femme, parce qu’elle t’estime, parce qu’elle t’aime, et parce que aussi, Louison serait content que tu sois le mari de sa mère, et c’est lui-même qui m’a confié ses secrets désirs, un jour qu’il était venu te rendre visite.

— Excellence ! Excellence ! cria le pauvre Flandrin troublé, éperdu… mais éperdu de joie à cette splendide perspective de se voir un jour le mari de la fille de Maître Jean…

— C’est bien, mon ami, interrompit le Comte, En attendant que toutes choses s’arrangent pour la plus grande joie de tout le monde, il faut te rendre à Ville-Marie. À ton retour, une bonne surprise t’attendra peut-être.

Et il congédia Flandrin.

Et lui, Flandrin, pria Dieu que le beau rêve entrevu se réalisât…