La fin d’une Idylle (Thérèse Bentzon)

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Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 47-101).

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LA FIN D’UNE IDYLLE

I

« Caserio ! Ravachol ! »

Les deux pies qui répondaient à ces noms d’anarchistes s’élancèrent d’un arbre voisin et vinrent s’abattre aux pieds de leur maîtresse. Nous prenions le thé sous les draperies flottantes d’un dais de vigne vierge, assis en haut de cette espèce de véranda dont les marches de bois donnent accès à une maison de campagne petite-russienne, maison typique, basse et longue, que couvre un toit de tôle peint en vert, sans autre luxe d’ailleurs que celui des plantes grimpantes qui l’enveloppent de verdure mobile et diaprée. Les étables, les bâtimens de ferme environnans ont plus d’importance qu’elle-même ; tout cela est en harmonie avec les grandes lignes planes de la steppe où le village, ses chaumières lavées à la chaux accroupies autour de l’habitation prétendue seigneuriale, tient moins de place que n’en pourrait tenir, sur l’infini de la mer, une mince flottille de petits bateaux.

Depuis huit jours, je me retrempais dans la paix vivifianie et profonde que dégagent ces étendues immenses et je jouissais en même temps, amusé, touché, impatient selon le cas, des bizarreries souvent aimables de mon hôtesse Sophie Paulowna.

Je l’avais connue à Paris où on l’appelait de son nom de famille, Mlle  Belsky, et alors je ne voyais guère en elle qu’un esprit chimérique logé dans une enveloppe des plus mal habillées. Mais, ramenée en pleine nature sauvage, cette personnalité originale était à sa place.

— Ravachol I Caserio ! Regardez-moi ces pillards !

Ayant fait gloutonnemeni disparaître un régal de fromage, les deux pies attaquaient maintenant les gâteaux dispersés autour du samovar dont les lianes de cuivre accrochaient les derniers rayons du soleil.

— Non, ces gâteaux ne vous appartiennent pas, reprit-elle, en écartant les deux effrontées d’un geste de son éventail. Ils seront pour Lorinka.

A l’appel de son nom, Lorinka, un loriot familier au plumage vert glacé d’or, sortit, l’aile étincelante, de l’épaisseur du feuillage et vint picorer les miettes qu’on lui offrait. En sa qualité de vieille fille, Sophie Paulowna idolâtrait les bêtes, et toutes participaient plus ou moins aux friandises qui accompagnent le thé. Il y avait là, couché à nos pieds, Roland, un superbe chien de berger de la Beauce amené si loin à grands frais et dont les yeux tristes semblaient avoir conscience de l’exil. A ceux qui l’appelaient Rolinka, il refusait de répondre, joyeusement ému au contraire par l’accent d’une voix française. Auprès de lui Milocha, sa noire épouse, sortie d’une lignée féroce de chiens du Kurdistan, témoignait une fois de plus des oppositions de mœurs et de tempérament qui peuvent exister dans ce qu’on est convenu d’appeler un bon ménage. Celle-là n’avait jamais rêvé de moutons ; encore moins se fût-elle chargée de la garde d’un troupeau ; sa férocité native la portait à défendre contre toute incursion le bien de ses maîtres ; elle mettait à leur service des crocs terribles prompts à déchirer. Trois ou quatre métis issus de cette alliance franco-russe, rôdaient agressifs et mal élevés autour de leurs parens, pêle-mêle avec une tribu de chats qui ne montraient d’eux aucune crainte. La mère de cette trop nombreuse famille, Cocogna, était la favorite de la dame de céans qui faisait volontiers d’elle un panégyrique invraisemblable. Cette chatte, à l’en croire, était une chatte altruiste ; elle poussait au suprême degré l’oubli d’elle-même, l’esprit de sacrifice ; jamais elle ne touchait à la pâtée commune, avant de s’être assurée que chacun des autres eût sa part ; elle avait même servi de nourrice à un jeune chien abandonné. Peut-être y avait-il une part d’illusion dans les récits de la bonne dame, optimiste de nature et par système, mais il est vrai qu’en observant de près la vie des animaux ou plutôt en se mêlant intimement à cette vie on découvre chez eux des particularités surprenantes. L’extrême laideur de Cocogna était celle de tous les chats de ces parages : museau pointu, corps efflanqué, vastes oreilles en forme de cornet qui leur prête une physionomie comique et sauvage à la fois ; elle avait en outre le poil terne et rude, les paupières maladivement bordées de rouge ; mais Sophie Paulowna m’apprit à lire dans les vertes profondeurs de ces pauvres yeux, qui semblaient avoir pleuré, la bonté d’une petite âme prisonnière que n’eût pas désavouée le Bouddha. Sans être pour cela d’égal mérite, chiens, chats et oiseaux vivaient à Bouzowa en parfaite intelligence. Le large visage charnu de Sophie Paulowna, qui s’affine à la clarté du plus délicieux sourire, un sourire de vingt ans, ce laid et bon visage, infiniment aimable, rayonnait d’aise lorsqu’elle disait : — La loi de la lutte pour l’existence est ici transformée en loi d’harmonie ; mes animaux donnent l’exemple à la génération humaine. Les espèces les plus ennemies couchent ensemble dans la même cabane ; poules et poulets se promènent sur les chiens et les chats entrelacés ; vraiment c’est l’âge d’or.

Caserio et Ravachol démentaient bien un peu cette assertion, l’un ayant perdu sa queue et l’autre un œil à la bataille, ce qui leur prêtait mine de gueux et de bandits ; mais ils étaient certainement l’exception. Les chiens en revanche ne manquaient jamais de donner un coup de langue amical aux jeunes chattes Coronka et Knopka, lorsqu’elles passaient à leur portée. Parfois même on était effrayé de voir les pauvrettes disparaître à demi sans se défendre dans quelque énorme gueule. Elles en étaient quittes pour réparer en sortant de là le désordre de leur toilette avec ce soin méticuleux qui rend les chattes de tous pays si semblables à des femmes, ce soin coquet que pour sa part avait toujours dû ignorer Sophie Paulowna, dont les points caractéristiques étaient l’absence de corset et la coiffure tout de travers.

Un petit domestique en chemise rose, le corps plié par de grands saints, apporta sur un plat quelque chose de sanglant. Son visage mongol semblait animé d’un rire perpétuel et silencieux, les sourcils noirs se relevant d’un air de malice bien au-dessus des yeux en virgule. Il eût mérité de figurer à titre chinois dans la ménagerie ; c’était cependant un enfant du village. Il avait pour mission spéciale de hacher menu le cœur de bœuf, mets favori d’un très petit personnage qui jusque-là s’était occupé activement devant nous à fouiller le gazon d’un bec affilé plus long que lui pour y saisir des vers et des insectes. Ce jeune serviteur n’eut qu’à moduler un nom mélodieux : Oudoudou; le même cri de tristesse et de douceur lui répondit et, déployant sa crête superbe, la huppe vint délicatement goûter au hachis cru dont Lorinka plus glouton eut sa large part et dont les pies anarchistes firent en sorte de dérober les meilleurs morceaux. Puis Sophie Paulowna s’amusa longuement à nourrir de fines tranches de pastèque, qu’elle lui tendait du bout des doigts, Douchinka, un hérisson en bas âge dérobé au nid maternel sous la haie du jardin. Ses piquans étaient encore doux comme de la soie, sa petite figure porcine s’allongeait avec confiance vers la pastèque, il avait une façon de se soulever sur les pattes de derrière qui annonçait au gré de sa maîtresse des dispositions chorégraphiques. Comme il exécutait innocemment ses exercices au milieu de la table où chantait le samovar, je ne laissais pas de craindre pour lui une attaque subite de Knopka ou de Goronka qui suivaient ses ébats la paupière mi-close ; mais elles songeaient plutôt à dormir, gorgées de laitage et blotties ensemble dans l’ample giron de leur maîtresse. A celle-ci l’une des deux chattes était tendrement attachée, la suivant dans ses promenades, dormant à sa porte comme un chien fidèle ; l’autre était jalouse et méchante, mais la faveur de Sophie Paulowna pleuvait également sur le juste et sur l’injuste. La pauvre Knopka n’était-elle pas suffisamment punie par la noirceur de son âme envieuse qui certainement devait la faire souffrir ? Tous nos défauts ne sont en somme que des maladies qu’il faut plaindre.

Elle raisonnait de même à l’égard de ses serviteurs et des paysans qui ne manquaient pas d’en abuser. Paresseux, menteurs, ivrognes, beaucoup d’entre eux étaient capables en outre de quelques larcins.

— Est-ce bien leur faute ? disait-elle, en soupirant. Le servage a laissé des traces. Le maître est responsable des vices de l’esclave.

Sophie Paulowna est la plus douce, la plus idéaliste des révolutionnaires, éprise de paix et d’égalité avant tout, possédée d’un rêve de félicité pastorale dont la réalisation rendrait un jour envieux de sa chère Russie l’Occident perdu par de fausses ambitions. Son tolstoïsme limité consiste à estimer l’état d’âme des paysans comme le meilleur qui existe, à souhaiter que nous y soyons tous réduits. Elle ne va pas cependant jusqu’à vouloir brûler les livres ; elle subvient même sur ses terres aux frais d’une petite école, ne se piquant pas de logique excessive. Dans le même quart d’heure elle se montre communiste à outrance, sujette loyale de l’empereur et aristocrate jusqu’au bout des ongles. Cette apparente versatilité prouve la souplesse d’un esprit prompt à considérer presque à la fois les plus graves questions sous toutes leurs faces. Trois portraits ornent sa chambre : Tolstoï, en blouse et pieds nus, entre l’autocrate doat elle parle comme d’un demi-dieu, le tsar Nicolas Ier, et le libérateur des paysans, Alexandre II.

Je le répète, ces inconséquences rendent Sophie Paulowna extrêmement agréable quand elles ne deviennent pas irritantes à l’excès ; cela dépend de l’humeur où vous êtes vous-même ; or, je n’avais pas cessé d’être de bonne humeur depuis mon arrivée à Bouzowa.

Douchinka ayant fini de grignoter sa dernière tranche de pastèque, la pensée de Mlle  Belsky se détourna enfin de la ménagerie intime qui depuis une grande heure l’absorbait uniquement. Elle interrogea sa montre :

— Décidément Gisèle est en retard. Elle avait promis de rentrer pour le thé.

— Le plaisir de la promenade lui aura fait oublier l’heure, dis —je avec une certaine indifférence.

— Oui, elle a la passion du cheval ; j’étais ainsi à son âge. Hélas ! — Mlle  Belsky poussa un profond soupir qui s’adressait à sa jeunesse envolée, à l’embonpoint envahissant autant qu’au sort de Gisèle. — Elle a si peu de plaisirs en ce monde, la pauvre enfant !

Mlle  Walther me paraît cependant parfaitement heureuse auprès de vous, un peu gâtée même…

— Gâtée ?… Oh ! rien ne la gâterait; une âme adorable… Oui, je fais ce que je puis. Il est si doux de réparer, quand l’occasion s’en présente, les injustices du sort !

Et de sa main potelée, mon amie caressait la fourrure ronronnante de Knopka.

— Mais le passé, le douloureux passé l’oppresse toujours.

— Vraiment ? Je l’aurais crue très gaie.

— Ah ! c’est que vous ne l’avez jamais vue à l’heure du découragement et des larmes… Pauvre ange !

— En tout cas il y a lieu de féliciter cet ange de vous avoir rencontrée sur son chemin. Au fait, comment est-ce arrivé ?

— Le plus naturellement du monde. J’étais à Nice l’hiver dernier. Une ophtalmie me mit tout à coup hors d’état de m’occuper. Dans l’hôtel où je me trouvais on me proposa une lectrice. L’hôte chez qui elle avait pris pension la recommandait avec chaleur car, abandonnée par un mari indigne, elle était fort pauvre et lui devait de l’argent ; il n’eût pas été fâché de rentrer dans ses fonds.

— Vous avez dit un mari… Mlle  Walther est mariée ?

— Oui, elle l’a été, mais si peu… C’est une vieille histoire. L’annulation de ce lien odieux lui a permis de reprendre non seulement son nom de jeune fille, mais le titre virginal auquel, paraît-il, elle a les droits les plus authentiques.

— C’est elle qui vous l’affirme ?

L’exquise créature reprit, sans s’apercevoir du sourire que je n’avais pu réprimer :

— Puisque son secret m’est échappé il restera entre nous, n’est-ce pas ? Tout ce que je voulais dire c’est que cette infortunée, seule au monde, dans la situation la plus délicate, exposée par son charme même à mille dangers, m’intéressa éperdument à première vue. Je l’engageai pour venir chaque jour me faire la lecture, mais le plus souvent nous causions. Sur tous les sujets nous nous trouvions d’accord… Jamais je ne l’entendis se plaindre de rien ni de personne, mais je devinais un cœur brisé… Ah ! mon ami, combien les hommes sont abominables !… Elle m’entourait d’attentions, elle lisait à ravir, les billets qu’elle écrivait pour moi étaient de petits chefs-d’œuvre ; instruite, gracieuse, amusante, elle était tout cela. Et moi qui avais renoncé par dégoût de leur médiocrité aux demoiselles de compagnie, je lui proposai de me suivre, — je le lui proposai avec crainte, car il me semblait impossible qu’elle consentît à s’exiler dans ce pays perdu… Tout de suite elle fondit en larmes. « Ai-je bien compris ? vous m’emmèneriez pour quelques semaines, quelques mois peut-être ! Je n’osais pas vous le demander ! » — Et nous nous embrassâmes. L’accord était conclu.

Je hasardai, tandis qu’elle passait rapidement sur ses paupières humides un mouchoir roulé en boule pour servir de jouet aux deux chattes :

— Vous la connaissiez bien peu, en somme ?…

— Je la connaissais peu !… Dans une âme de cristal il est facile de plonger jusqu’aux dernières profondeurs. — Soit ! vous n’aviez eu sur elle pourtant aucun renseignement précis ?

— Ne croirait-on pas que vous parlez d’une subalterne quelconque ? Mlle  Walther est une personne parfaitement bien élevée dont le mérite s’impose. Tout ce qu’on eût pu me dire en sa faveur serait resté au-dessous du vrai. Tant de qualités brillantes et solides !… Ici j’avais grand’peine à être convenablement servie. Eh bien, elle dirige la maison de telle sorte que je n’ai plus de ce côté aucun souci. Ma femme de chambre Nadia, une petite sauvage que je n’avais jamais pu habituer seulement à porter des souliers, a maintenant une tenue des plus correctes ; tout ce que lui enseigne Mlle  Walther, cette fille l’apprend en un clin d’œil.

— Je ne suppose pourtant pas qu’en quelques mois votre merveille, si merveille qu’elle puisse être, ait appris à parler le petit-russien ?

— Oh ! elle en a déjà attrapé l’essentiel, un mot par-ci par-là ; et le magnétisme de sa volonté, l’éloquence de son geste se font obéir.

— J’aurais très grand’peur de cette maîtresse femme !

— Bon, je vous entends ! vous êtes tous les mêmes vous autres Français ! Vous n’admettez pas qu’une personne séduisante puisse être vertueuse. Eh bien ! après ?… Il n’y a pas de ménage à troubler ici, pas de fils à enjôler. Je suis célibataire, grâce à Dieu.

Knopka et Coronka ayant daigné comme à regret descendre du trône que leur offraient ses genoux :

— Allons voir rentrer le bétail, dit-elle, c’est l’heure. Auparavant elle installa soigneusement Oudoudou dans sa cage et Douchinka dans un petit panier bien clos où il passait la nuit. Les pies s’étaient envolées vers d’autres rapines ; les chiens, aboyant et bondissant, s’apprêtaient à nous suivre. Nous gagnâmes la haie basse qui sépare le verger de la steppe. De longs cris d’appel plaintifs et monotones s’y faisaient entendre, éloignés d’abord, se rapprochant toujours, puis des meuglemens, des hennissemens, des bêlemens s’y mêlèrent dans le grand calme qui suit le coucher du soleil. Une longue procession de chevaux, de bœufs, de vaches et de moutons noirs foulait lentement le sol velouté comme un épais tapis. Elle se dirigeait vers le village. Je m’extasiai sur cette pastorale, digne des temps primitifs de l’Ukraine. Mlle  Belsky approuvait mon enthousiasme, ne croyant pour sa part qu’à la Russie agricole avec toutes les anciennes institutions émanées, disait-elle, de l’âme même du peuple. Il fallait favoriser le travail en commun, y compris les petites industries domestiques qui, exercées l’hiver, permettent à un village de fabriquer ce dont il a besoin, de ne rien devoir qu’à lui-même ; l’exode vers les grandes villes devait être empêché à tout prix. Qu’est-ce qui en est cause ? L’impossibilité pour le paysan de vivre du produit de la parcelle de terre qui lui revient ; elle était insuffisante déjà avant que la population ne se fût augmentée du double. C’est la misère qui disperse ces affamés, qui chasse les hommes vers les usines nouvellement créées et leur fait abandonner la terre.

Pleine de cette idée, Sophie Paulowna payait si bien ses Journaliers et avait organisé au profit de ses fermiers un système si désavantageux pour elle-même qu’elle en était venue à. être certainement une des personnes les plus gênées en leurs finances de tout Bouzowa. Ceux qui ne connaissent de la Russie que les grandes villes, ne savent pas quels sacrifices a souvent accomplis la noblesse de province pour atteindre des résultats que les économistes avancés d’aujourd’hui traitent de chimériques.

Très faiblement au courant de ces questions, je l’écoutais sans discuter faire l’éloge du mir et des artèles autonomes sur lesquels se fonde son système vieilli de régénération et de progrès.

Le bétail défilait toujours ; on ne voyait que lui sur la vaste étendue herbeuse rompue seulement par le petit bois qui donne son nom à la propriété.

— Elle ne rentre pas ! dit en s’interrompant Sophie Paulowna dont le regard n’avait cessé d’interroger l’horizon.

— Seriez-vous inquiète ?

— Oh ! non. Elle est avec Fédia. Et, même seule, elle serait capable de venir à bout d’un cheval plus vif encore que ne l’est Dourak. Je m’étonne seulement… mais regardez donc là-bas… Oui… Enfin, c’est elle, la voilà !

Les moindres objets sont de loin visibles sur cet océan de la steppe que rident à peine des vagues mollement soulevées. Je voyais en effet s’avancer sans hâte deux chevaux côte à côte. Peu à peu les figures qui les montaient apparurent plus distinctes ; en même temps l’un des chevaux, ralentissant son allure, se détacha de l’autre et se mit à le suivre. A mesure qu’ils se rapprochaient la distance entre eux devenait respectueuse. Un temps de galop et je reconnus l’amazone grise, le petit canotier de paille blanche.

Je demandai qui était Fédia.

— Mais vous savez bien, Féodor, le rouage indispensable de ma maison, mon factotum, un très bon sujet que j’ai élevé et que je charge de toutes les besognes de confiance.

— J’y suis… Quel superbe garçon !

— Il n’est pas mal, en effet… un type de Grand-Russe qui tranche sur les physionomies brunes de nos Petits-Russiens. Mes parens avaient amené jadis d’un de leurs biens du Nord l’aïeule de Fédia depuis longtemps au service de la famille ; elle a fait souche de blonds dans le pays.

L’homme mit pied à terre ; robuste et dégagé sous la mince chemise rouge qui retombait par-dessus les chausses rentrées dans de hautes bottes. Sous son bonnet frisaient des cheveux couleur d’amadou, moins dorés que la barbe, une barbe jeune et légère. On pouvait reprocher au visage, coloré par le hâle, des pommettes un peu saillantes, des traits un peu court ? quoique réguliers. Le visage trop immobile devenait beau dès que la flamme bleue du regard et la nacre des fortes dents blanches y faisaient passer un éclair. Je le remarquai lorsqu’il salua sa vieille maîtresse dont le sourcil restait froncé d’un air mécontent,

S’approchant du cheval à longue crinière soyeuse que montait Mlle  Walther, il dégagea le pied de l’étrier et offrit sa large épaule à une petite main gantée qui ne fit que l’effleurer tandis que d’un bond l’amazone sautait à terre, puis, avec une spontanéité charmante, allait se jeter au cou de Sophie Paulowna.

— Comment, vous étiez là ! vous m’attendiez ! Vous m’en voulez, peut-être ? Oh ! oui, avec beaucoup de raison vous m’en voulez d’être en retard pour le dîner. Pardon… pardon encore. Mais c’est si délicieux de galoper sur ce gazon élastique sans que rien vous arrête, avec la sensation de pouvoir aller ainsi jusqu’au bout du monde. J’ai tout oublié, sauf que j’avais des ailes.

— Nous ne savions que penser, dit Mlle  Belsky en affectant toujours une mine grondeuse.

Le joli sourire suppliant se tourna vers moi comme pour me gagner à une mauvaise cause. D’une voix basse et câline, la voix d’un enfant qui a mérité d’être puni et qui se soumet : Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/62 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/63 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/64 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/65 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/66 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/67 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/68 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/69 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/70 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/71 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/72 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/73 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/74 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/75 la danse du printemps, la danse des colombes, d’autres encore. Les gens du village, accourus à leur suite, se les montraient les uns les autres en souriant. Quelques minutes s’écoulèrent avant que Sophie Paulowna ne s’écriât : — Mais c’est Gisèle ! Est-il possible ! Gisèle ! — Alors plus franchement les rires éclatèrent, les danseuses seules gardant leur sérieux. Elles tournoyaient en passant sous les bras l’une de l’autre, de jolis bras à demi nus, arrondis en arceaux, elles se querellaient, se tournaient le dos, se quittaient d’un geste d’adieu, pour revenir légères, en battant des mains, exécuter face à face ces pas compliqués qui, après la tristesse, le dépit, la colère, expriment toutes les nuances d’une réconciliation. Et, à chaque mouvement, la platka, cette pièce d’étoffe étroitement drapée en guise de jupe, s’écartait sur les hautes broderies de la chemise, révélant de petits pieds, des jambes nerveuses, des formes sveltes ; les rangs nombreux de colliers s’entre-choquaient avec bruit. Et les voix des assistans qui accompagnaient en chœur une mélodie monotone s’élevaient davantage, pressantes, excitées. Elles étaient exquises, ces deux paysannes, la vraie et la fausse, si parfaitement appareillées à première vue et pourtant si différentes, rivalisant de grâce, Nadia très supérieure par le style classique pour ainsi dire transmis de génération en génération et qu’elle avait dans le sang, Gisèle, infiniment moins scrupuleuse, cédant aux inspirations de sa fantaisie et faisant de ces figures, réglées comme un rite d’église, autant de figures de ballet. Mais l’une et l’autre sentaient tout de bon l’élément dramatique des danses russes ; la rivalité qu’elles affectaient était bien dans leur cœur, rivalité de femmes ou d’artistes ?…

J’eusse pour ma part donné la palme à Nadia, mais les paysans regardaient avec émerveillement l’étrangère travestir et dénaturer si bien leurs traditions. Lorsqu’elles s’arrêtèrent, les applaudissemens partirent du balcon et les acclamations du peuple s’y mêlèrent.

— Je vous avais dit que j’apprendrais, répondit à mes complimens Mlle  Walther un peu haletante.

Je vis Nadia parler rapidement à Féodor dont la réponse lui fit froncer le sourcil, tandis que Grégoire Morozov auprès d’eux se mettait à rire.

— Que disent-ils ? demandai-je à ce dernier.

— Elle dit que jamais étrangère ne dansera comme il faut la kamarinska et il répond : « Peut-être, mais ce qu’elle danse est plus beau. » Vous pensez bien que, là-dessus, la petite chatte n’a pas sans effort rentré ses griffes ; je l’ai consolée en lui disant qu’on ferait d’elle plus aisément une demoiselle que de Mlle  Walther une petite-russienne bon teint.

Cette flèche avait dû porter d’autant mieux qu’un soupçon de fard avivait la beauté de l’intruse.

IV

Les plaisirs de Bouzowa, noces villageoises, innocentes mascarades, envolées de troïkas à travers la steppe, furent brusquement interrompus par une mauvaise nouvelle que Sophie Paulowna reçut de Pétersbourg à l’improviste. Son frère, qui habitait cette ville, était tombé malade et demandait à la voir.

L’émotion que lui causa cet appel l’empêcha d’abord de songer aux difficultés domestiques qui allaient s’ensuivre chez elle. Tous nos plans pour la fin de l’été se trouvaient renversés, car elle ne savait combien de temps cette maladie, qui s’annonçait fort grave, pourrait la retenir. Elle s’excusa d’avoir à me demander d’abréger ma visite.

— Nous partirons ensemble, lui dis-je, car j’ai moi-même affaire à Pétersbourg.

— Vous serai-je de quelque utilité là-bas ? demanda Mlle  Walther timidement.

Et Sophie Paulowna, qui savait trop le peu de goût qu’on avait eu de temps immémorial dans sa famille pour les « objets de ses engouemens, » comme on appelait ceux et celles qu’elle avait successivement, avec plus ou moins de légèreté, associés à sa vie, filleuls, secrétaires intimes, gentilshommes pauvres, partenaires au whist, dames de compagnie, médecins sans clientèle, familiers de toute sorte, bêtes comprises, fut obligée de reconnaître qu’il lui serait impossible de l’emmener. Elle croyait déjà, me dit-elle en particulier, entendre son frère, toujours irritable et sans doute aigri par la maladie, lui demander : « Où as-tu encore ramassé celle-là ? » Cependant elle était fort perplexe sur la conduite à tenir, ayant accepté une sorte de responsabilité envers cette jeune fille sans appui. Quand sa favorite vint se blottir tendrement auprès d’elle en lui disant d’une voix insinuante : — Vous n’allez pas, ma dame chérie, me rejeter sans vous dans le vaste monde où personne ne m’aime et où je n’aime personne. Permettez-moi de rester ici.

Elle ne sut que balbutier :

— A Bouzowa, toute seule, mignonne ?

— J’y serai moins seule qu’ailleurs, dit Gisèle. Tout me parlera de vous et je vous attendrai moins longtemps que vous ne le supposez peut-être, car votre frère peut guérir vite.

— Que Dieu vous entende !

— Je me rendrai utile, ne fût-ce qu’en soignant nos amis à quatre pattes, et puis il y a beaucoup d’ordre à mettre partout…

En effet, Ottilie, la femme de charge allemande, vieille et infirme, ne suffisait plus à la besogne.

Voyant cependant que sa protectrice se taisait :

— Je visiterai l’hôpital, poursuivit Mlle  Waîther, je continuerai à l’école ma petite classe d’aiguille.

— Si vous le désirez tant ! répondit Mlle  Belsky en passant la main sur les cheveux de la suppliante agenouillée auprès d’elle. Prenez donc les rênes du ménage. Vous recourrez, dans les cas difficiles, à l’expérience de Fraulein Ottilie et aux lumières de Féodor. J’avoue que, dans ma grande tristesse, il me sera doux de penser qu’un bon ange m’attend à Bouzowa.

Gisèle Walther couvrit de baisers la main de sa « dame chérie, » promit de lui écrire tous les jours, répétant que son unique bonheur était de la servir et qu’il lui suffirait de la société de Roland et de Gocogna, voire même de celle d’Oudoudou pour ne jamais s’ennuyer.

Je crus voir qu’à notre dépari, elle s’efforçait en vain de paraître affligée ; en revanche, la petite Nadia baissa les yeux avec une mine de déplaisir farouche, quand sa maîtresse lui enjoignit d’obéir à Mlle  Walther comme à elle-même ; mais Sophie Paulowna était apparemment trop absorbée dans de pénibles préoccupations pour rien remarquer.

Ensemble nous passâmes, emportés par la vapeur, d’un monde à un autre, de la Petite-Russie à la Grande, de la steppe à la forêt, des plaines aux collines, des chaumières aux maisons de bois moussues. Les villes sont à longue distance les unes des autres et toujours éloignées de la station. Presque rien à regarder, sauf les beaux environs de Moscou, et, une fois engagés sur la route qui brusque et précipite en une ligne droite uni forme, sans intérêt, le trajet de cette ville à Saint-Pétersbourg, ce qu’on a de mieux à faire est de dormir.

Je laissai ma compagne aux mains des parens venus à sa rencontre et allai m’installer à l’hôtel d’Europe pour consacrer désormais tout mon temps aux antiquités scythes et cimmériennes de l’Ermitage. Cependant j’allais presque chaque jour prendre des nouvelles de Mlle  Belsky. Tant que son frère fut en danger, elle ne reçut personne, se consacrant tout entière au malade avec l’ardeur de dévouement qui était sa qualité la plus belle ; mais, au bout d’une quinzaine de jours, je fus admis à partager sa joie : la guérison, encore que lointaine, était assurée, on pouvait reparler de Bouzowa. Et elle me montra, pleine d’admiration, le journal presque quotidien qui lui était envoyé par Gisèle. Quelle précision et quelle abondance de détails à la fois dans ces lettres pleines de fraîcheur et d’ingénuité ! Tout y était passé en revue, la maison, le village, l’école, la ménagerie, d’une façon amusante et circonstanciée.

— Je crois y être, s’écriait Mlle  Belsky attendrie, tant les choses m’apparaissent vivantes et présentes.

Gisèle s’y louait du zèle des serviteurs et spécialement de la petite Nadia, plus empressée que jamais. Pour sa part, elle savait s’occuper, prise toute la matinée par des soins domestiques, lisant beaucoup et en outre faisant, le soir, un peu de musique, avec la douce illusion que sa grande amie était encore là, étendue sur la chaise longue, à l’écouter. Elle lui chantait ses mélodies favorites. Le dimanche, elle dirigeait à l’église les chœurs, qui commençaient à se distinguer. De temps en temps, elle montait à cheval, mais très peu, Féodor avait tant à faire et elle n’osait s’aventurer trop loin sans un guide sûr, quoique vraiment il n’y eût rien à craindre ; mais elle avait promis de ne sortir qu’accompagnée, et elle tenait parole. Oh ! quand reviendrait sa grande amie ! Et à cette amie elle prodiguait tous les tendres mots d’amitié, qu’elle avait appris à prononcer en russe, la langue qui abonde le plus en diminutifs caressans.

Malheureusement, Mlle  Belsky ne pouvait songer à partir avant que ne se fût déclarée la parfaite convalescence ; cette convalescence venue, son frère, très faible encore, la conjura de rester ; elle l’avait sauvé par ses soins, se plaisait-il à dire, et, maintenant, elle le rattachait petit à petit à la vie par sa présence, qui l’égayait. Qui donc ferait sa partie, qui donc ressasse rait avec lui le passé, ce beau temps de la jeunesse que, près de la tombe, on aime tant à faire renaître dans de suprêmes causeries ? L’hiver était venu précoce, avec une première tombée de neige ; la ville valait mieux pour elle-même que la campagne en cette saison. Tous les amis qu’elle négligeait d’ordinaire demandaient à la revoir. En somme, chacun parmi les siens disposait égoïstement d’elle comme on dispose toujours des vieilles filles, qui sont supposées n’avoir pas d’intérêts personnels. Et, naïvement heureuse de paraître indispensable, la bonne Sophie Paulowna se laissait retenir de semaine en semaine, persuadée que tout marchait à souhait sans elle à Bouzowa.

A peine cette confiance fut-elle ébranlée par une lettre ambiguë, perfide peut-être, à coup sûr goguenarde, qu’écrivit Morozov. Il avait été récemment faire un tour du côté de Bouzowa, et était entré pour se réchauffer un peu, ayant eu très froid à bicyclette. L’avantage de la bicyclette, c’est qu’on peut sans bruit s’introduire chez les gens en manière de trouble-fête. Il avait trouvé dans la salle à manger la petite Nadia qui, très attentive, écoutait aux portes… Péché véniel s’il en fut, car elle ne pouvait entendre, comme il l’entendit lui-même qu’un mazour joué par de jolis doigts agiles. Certain violon timide, encore incertain, accompagnait le piano. Nadia ayant jugé inutile de l’annoncer, il était entré à l’improviste, et les musiciens s’étaient brusquement interrompus. L’archet était même tombé des doigts du bon Fédia, beaucoup plus troublé que ne l’exigeait la circonstance, car n’était-il pas naturel qu’une personne généreuse et sans préjugés telle que W^ Walther se plût à cultiver chez lui le goût instinctif de la musique ? Elle avait très justement compris que la, musique adoucit les mœurs et que c’est là depuis Orphée un moyen de civilisation, auquel mordront facilement tous les Petits-Russiens. Pour sa part, n’admettant pas, sa marraine le savait bien, les ridicules et criminelles divisions de castes, il avait été heureux de rencontrer à Bouzowa ce bel exemple de rapprochement social. Et il l’avait dit à Mlle  Walther en ajoutant que l’âge d’or commençait tout de bon, comme le souhaitait tant Sophie Paulowna, à régner en cette région privilégiée. Par malheur les complimens avaient été faits en français et Fédia s’était dérobé avec confusion à ce qu’ils avaient de flatteur pour lui aussi bien que pour la demoiselle. Il avait fui comme un coupable, honteux peut-être aussi d’avoir joué médiocrement à portée d’oreilles qu’il soupçonnait être narquoises ; car il n’en était, selon toute apparence, qu’au commencement des leçons. Mlle  Walther louait cependant ses étonnantes dispositions et se promettait de montrer à Sophie Paulowna que, chez elle en son absence, on n’avait pas perdu le temps. Deux ou trois tasses de thé exquis préparées par les blanches mains d’une Parisienne, une h’eure de conversation non moins délicieuse, et Gricha réconforté était remonté à bicyclette en bénissant une fois de plus l’hospitalité de Bouzowa.

Cette lettre parut faire réfléchir Mlle  Belsky ; elle me la lut pour s’assurer probablement que mon opinion serait conforme à la sienne et me demanda sans ambages : — Qu’en pensez-vous ?

— Je pense que votre filleul est peut-être amoureux de votre demoiselle de compagnie, ce qui serait très naturel, et que sa jalousie se trahit par une petite dénonciation.

— Et de qui, de quoi, s’il vous plaît, serait— il jaloux ?

— Mais de l’élève que s’est donné Mlle  Gisèle.

— A cela, je ne vois rien d’extraordinaire, répliqua Sophie Paulowna en élevant la voix un peu nerveusement ; tous nos paysans aiment la musique. Vous savez bien qu’elle dirige des chœurs. Elle aura voulu rendre à Fédia, pour lequel, comme tout le monde, elle connaît ma grande estime, un service que… Ce qui m’étonne seulement un peu, c’est que les leçons aient lieu dans le salon.

— Où se trouve votre piano…

— En effet, c’est une excuse… Pourtant… Pensez-vous que je doive réprimander Gisèle ?…

— Ce serait donner beaucoup d’importance à une chose qui, — vous le disiez tout à l’heure, — n’en a guère.

Elle se remit à songer, me regarda en dessous comme si elle eût douté de la sincérité de mon conseil et reprit d’un air de négligence :

— Une fois de retour, je verrai par moi-même. Il sera temps d’arrêter des familiarités… fâcheuses, si parfaitement innocentes qu’elles soient…

— Et justifiées, ajoutai-je, par l’ennui des journées d’hiver dans une complète solitude.

Elle hocha la tête en signe d’assentiment et ne me parla plus de la lettre de Gricha.

Celles de Mlle  Walther continuaient d’arriver sur un ton d’enPage:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/82 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/83 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/84 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/85 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/86 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/87 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/88 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/89 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/90 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/91 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/92 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/93 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/94 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/95 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/96 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/97 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/98 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/99 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/100 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/101 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/102 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/103 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/104 Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/105 Pardon ! à plusieurs reprises, l’âme sincèrement contrite. Puis il se releva pour embrasser sa femme ; mais un geste menaçant le tint derechef à distance :

— Elle sera morte, plus que morte pour toi ? Tu ne penseras plus jamais à elle ? Jamais ?… Du reste j’y veillerai ; jour et nuit j’aurai l’œil sur toi. Je te connais si bien. Je t’ai vu sourire, pleurer, te taire, j’ai su pourquoi, je l’ai toujours su. Tu me payeras tout cela, maudit, jusqu’au dernier copek…

Elle ne désarmait point et marchait sur lui, dents et griffes dehors, le forçant à reculer pas à pas jusqu’à la porte de la chambre de débarras contre laquelle il se trouva enfin adossé.

— Maintenant, va ! dit-elle en ouvrant brusquement cette porte. — Et elle le poussa dehors avant qu’il eût compris où elle le conduisait. — Va ! je serai ta femme quand je voudrai…, si je la suis jamais, m’entends-tu ?

La porte se referma, fut verrouillée.

On chantait, on buvait, le tapage avait repris de plus belle. Dans le reste de la maison et aux alentours, l’ivresse, la joie étaient au comble.

Nadia échevelée, ses colliers rompus, le corsage arraché, la jupe en lambeaux, pleura longtemps sur les ruines qu’elle avait faites. Et Féodor eut tout le temps de réfléchir dans le gîte étroit, sombre et mal odorant, qu’il partageait avec le chanvre filé, les peaux de moutons et les grosses bottes d’hiver.

L’avenir, en compagnie de la femme qui venait inopinément de se révéler à lui n’était pas sans l’effrayer ; mais comme il avait l’esprit assez juste et surtout un bon cœur, l’idée de tout ce qu’il avait inconsciemment fait souffrir à Nadia lui parut expliquer ses violences ; d’ailleurs l’excès d’une telle jalousie le flattait secrètement. Non, il ne méritait pas d’être aimé si fort ! Combien l’avait-il humiliée autrefois ! combien s’était-il montré égoïste !

En s’assoupissant vers la fin de la nuit sur les sacs de toile de ménage bourrés de fourrures qui jonchaient sa prison, il songea peut-être aussi qu’il y aurait quelque plaisir à mater tôt ou tard cette jolie mégère dont les ongles lui avaient labouré la face. Pourvu que les voisins ne s’en aperçussent pas !

Ils s’en aperçurent, et, d’ailleurs, tous les invités de la noce n’avaient pas été assourdis par l’ivresse. Le bruit courut donc dans le pays que Féodor Ilitch avait battu sa femme dès le premier jour, à moins qu’il n’eût été battu par elle. On dit ensuite qu’il n’était pas maître chez lui, qu’il s’était donné une tsarine qui le menait knout en main.

Quoi qu’il en fût, la mésintelligence ne régna pas aussi grande que le voulait la rumeur publique dans la maison neuve des Ilitch, car, avant la fin de l’année, un beau petit garçon y naquit que caressèrent à l’envi ses père et mère apparemment réconciliés. Ce fut lui qui exorcisa une bonne fois les derniers fantômes.

Sophie Paulowna fut sa marraine. Elle s’était fait conter par le pauvre Fédia cette nuit de noces que n’eussent pas désavouée, disait-elle, un couple de tigres, mais qui, grâce à son intervention, ajoutait la bonne dame, avait été suivie d’un prompt raccommodement. Par elle, j’ai su toute la fin de l’histoire, à. laquelle j’eus l’occasion de pouvoir ensuite joindre un postscriptum. Le hasard me fit rencontrer en effet trois ou quatre ans plus tard à Paris la souple et dangereuse bête de proie introduite imprudemment dans une bergerie de la steppe.

Très élégante, encore jolie, un peu trop engraissée peut-être, sa belle chevelure passée au henné, les paupières un peu trop ombrées de kohl, ne ressemblant plus du tout ainsi à la bruns et maigre petite Nadia, Gisèle m’aborda de la façon la plus naturelle en me demandant si j’avais des nouvelles récentes de Mlle  Belsky. Avec son tact ordinaire, elle évita de prononcer aucun nom, sauf ceux de Roland et de Cocogna. La chatte altruiste était morte, elle en témoigna un sincère regret.

— Tout cela, dit-elle, était si amusant, si parfaitement original !

J’appris ensuite, entre deux légers soupirs, que sa vie h elle s’était arrangée pour le mieux, qu’elle était devenue très sédentaire, très raisonnable.

Son regard rêveur cependant errait au loin sur le boulevard comme si elle y eût cherché l’horizon infini de la steppe et elle murmura presque sérieuse : « C’était le bon temps à Boûzowa ! »

Th. Bentzon.