La fin du monde par la science/Livre 2

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LIVRE II.



LE PASSÉ


Le péché originel. — Révolte et chute des anges. — Révolte et chute de l’homme.


LE PASSÉ.



Le péché originel. — Révolte et chute des anges. — Révolte et chute de l’homme.
XL.

Pour qu’il y ait chute, il faut qu’il y ait eu préalablement grandeur ; ces idées sont corrélatives, elles sont entre elles dans le rapport de cause à effet.

XLI.

C’est ainsi que l’on dit : la chute de l’Empire romain, de l’Empire grec ; la chute de l’Empire d’Assyrie, de Perse, de Ninive, de Macédoine.

Les chutes ont été d’autant plus grandes que les empires tombés étaient plus grands.

Les ruines sont en raison directe de l’édifice qui s’écroule.

XLII.

Il fallait donc que la puissance de l’humanité, personnifiée dans Adam, fût bien grande et sa chute aussi. Quand à travers 5 000 ans, le souvenir en vit encore au milieu de nous ; quand nous retrouvons après cinquante siècles, le monde à moitié enseveli sous les ruines du passé ; quand la fatalité nous obsède de toute part par la maladie, la douleur et la mort.

XLIII.

Supposez, par hypothèse, que la civilisation vienne à disparaître, et que par abstraction vous fussiez transportés au milieu des forêts de la Germanie ou parmi ces peuples théocratiques de L’Égypte et de l’Inde ; oh ! alors, vous sentiriez d’une manière évidente ce qu’a dû être la dernière catastrophe, les conséquences fatales du péché originel ; ayant vu la lumière éclatante de notre siècle, vous ne pourriez plus supporter les ténèbres épaisses de l’antiquité ou du moyen âge ; hommes civilisés, vous ne pourriez plus supporter la barbarie des anciens âges, car vous auriez toujours le souvenir de votre grandeur passée, et votre chute vous serait affreuse.

XLIV.

C’est ainsi que l’humanité a porté en elle, pendant des siècles, le souvenir inconscient, intuitif, latent de sa grandeur passée et de sa déchéance : souvenir que la tradition nous a transmis d’âge en âge.

XLV.

Plusieurs doctrines ont été émises sur le péché originel et sur la chute du premier homme.

« Les prêtres, nous dit Jean Reynaud, acceptent les mystères sans les comprendre ; les philosophes se bouchent les yeux pour ne pas les voir et récusent leur existence. Le xviiie siècle ne voit dans les monuments religieux de ses pères que les jeux de leur imbécillité et de leur folie.

« Les symboles sont les gazes dont l’humanité se sert pour cacher les vérités religieuses : s’il n’existait rien derrière, comment arriveraient-ils jusqu’à nous après cinq mille ans ? Comment l’humanité, qui a rejeté les magiciens n’irait-elle pas rejeter la perte de l’humanité tout entière, qui ne peut se concilier avec la justice de Dieu. »

XLVI.

Nous partageons complètement l’opinion de M. Reynaud ; cependant, nous rejetons de toutes nos forces ces paroles un peu légères : « Comment l’humanité, qui a rejeté les sortilèges, n’irait-elle pas rejeter la perte de l’humanité tout entière, qui ne peut se concilier avec la justice de Dieu », car, les phénomènes magiques qui ont rempli toute l’antiquité et tout le moyen âge ne peuvent être de pures fictions de notre esprit, car nous voyons de nos jours les mêmes phénomènes se renouveler, et des hommes tels que Gasparin, de Mirville, Moussay, Chevreul, Carpenter, Faraday, chercher à les expliquer ; à coup sûr l’on ne cherche à expliquer que ce qui est, et si les phénomènes des fluides magnétiques n’existaient pas, tous ces auteurs, observateurs consciencieux, n’auraient pas cherché à les expliquer ; celui qui en dehors des mathématiques pures, prononce le mot impossible, manque de prudence (Arago, Annuaire, 1853.) »

Les mouvement naissants, selon Basinet.

Les suggestions, selon Carpenter.

Les fluides volontaires, selon Gasparin.

Les esprits, selon de Mirville.

Toutes ces causes seraient absurdes, car pourquoi expliquer des phénomènes qui n’existent pas ; il faut donc, ou que ces phénomènes existent, ou que ces auteurs soient fous. Quant à nous, nous croyons qu’ils sont dus à une force psychologico-physiologique, seulement ils ne sont encore qu’à l’état de faits, un jour un homme formulera tous ces faits et en fera une science, comme Lavoisier a fait sortir de l’alchimie la chimie, qui après la physique est la première science de notre siècle ; ceci dit en passant, revenons à notre sujet.

XLVII.

Plusieurs opinions se sont donc formulées sur le péché originel et sur la chute de l’homme.

XLVIII.

La première, sceptique, nie le péché originel et ses conséquences : la chute de l’homme et de la nature. Pour ces philosophes, l’histoire et la tradition de tous les peuples, toutes les théogonies de l’antiquité, qui nous racontent le grand drame humain, sont, pour ainsi dire, comme non avenues. Adam, le fruit défendu, rien de tout cela n’a jamais existé. Il est effectivement plus facile de nier carrément que de chercher à expliquer. Ces philosophes nieront aussi l’inspiration de Jeanne d’Arc, sauvant un jour la patrie. Car, comment expliquer ce grand fait historique ? En pressant un peu cette philosophie, l’on arrive au nihilisme absolu, car rien ne peut s’expliquer que d’une manière relative dans ce monde.

Le nihilisme trouve donc sa condamnation en lui-même, et le bon sens public en a fait justice depuis longtemps.

XLIX.

Une seconde opinion est celle qui est soutenue par les théologiens, elle consiste à dire, d’une manière formaliste et le texte biblique, à la main : que le péché originel provient de la désobéissance du premier homme, qui s’appelait Adam ; de cette horrible faute, d’avoir mangé du fruit d’un arbre qui se trouvait au milieu de l’Éden. Ces théologiens par cette explication judaïque, s’en tiennent au mot et non à l’esprit de la Genèse.

L.

Quand, enfant, vous demandiez à votre grand-mère les mystères de votre naissance, elle vous répondait qu’elle vous avait trouvé sous une plante ; vous étiez content de cette explication alors, en seriez-vous satisfaits aujourd’hui ? Aussi cette théorie du fruit défendu et du péché originel est-elle tombée sous le sourire de la raison, comme l’explication de votre grand-mère, personne n’y croit plus aujourd’hui.

LI.

La troisième opinion, plus rationnelle que les deux autres et par conséquent plus philosophique, mérite d’attirer un peu plus notre attention ; elle s’attache moins aux mots de la Genèse, qu’à leur sens et à leur esprit, elle cherche plus ce qu’elle a voulu dire que ce qu’elle a dit ; elle comprend que le fruit défendu n’est qu’un mythe, qu’une énigme, qu’une formule dont il s’agit de dégager l’inconnu et d’expliquer le sens.

LII.

L’homme et la femme, selon cette doctrine, placés dans l’Éden, y vivaient spirituellement dans une béatitude et une innocence parfaites ; mais le serpent, selon eux, symbole des passions charnelles, de toute souillure, de tout vice, de toute corruption, souffla sur eux les désirs sensuels, et l’homme et la femme écoutèrent la voix de la chair. Alors leurs yeux furent ouverts, ils virent leur nudité et se cachèrent. Dieu irrité de leur désobéissance, les chassa du paradis où ils jouissaient de l’immortalité, et les jeta sur la terre où ils furent assujettis, eux et leurs descendants, à toutes les misères de ce monde.

LIII.

Voilà, selon nous, une singulière manière d’expliquer la chute de l’homme et la fatalité qui pèse sur nous depuis cinq mille ans : elle révolte l’idée que nous nous faisons de la justice de Dieu. L’on ne peut comprendre, en effet, que Dieu qui avait donné à l’homme l’organisation nécessaire pour la reproduction de son espèce, l’ait puni pour avoir succombé aux sollicitations de sa nature.

D’ailleurs, comment concilier la justice divine, avec cette condamnation de l’humanité tout entière pour la faute du premier homme.

LIV.

La responsabilité aux yeux de la raison doit-être personnelle, et je ne puis comprendre, en bonne justice, que moi et mes enfants, après cinq mille ans, nous portions encore le poids d’une faute que nous n’avons ni commise, ni pu empêcher. Toute sanction pénale suppose une responsabilité et je ne puis comprendre un châtiment, là où il n’y a ni faute, ni responsabilité de ma part.

Que la théologie explique comme elle le voudra cette anomalie de la justice divine, elle ne parviendra jamais à me faire comprendre que Dieu, qui est la justice même, puisse, jusque dans les générations les plus reculées, punir l’humanité tout entière pour la faute d’un seul.

Que diriez-vous d’une loi humaine qui frapperait de sa colère, jusque dans les générations les plus reculées, les enfants pour la faute du père ? Ne vous paraîtrait-elle pas barbare, atroce, et le législateur d’une pareille loi ne devrait-il pas encourir la colère divine, après avoir été frappé de la malédiction de l’humanité tout entière ?

LV.

Comment, d’ailleurs, concilier votre interprétation du péché originel avec ce verset de la Bible : « Dieu les bénit et il leur dit : Croissez et multipliez ». Comment osez-vous mettre ainsi l’immuable en contradiction avec lui-même ? Comment expliquez-vous que Dieu frappe l’homme pour l’acte de la génération après le lui avoir ordonné quelques versets avant.

Nous ne réfuterons pas plus longtemps cette doctrine et nous nous en rapporterons à la conscience et à la raison de tout homme de bien ayant foi en Dieu et en sa justice, pour la mettre à néant. Il n’est pas d’ailleurs un homme de sens et de cœur, à notre époque, qui voulût se porter le défenseur d’une pareille doctrine ; et si, par impossible, elle n’était point encore déracinée entièrement de nos jours, le temps et la science suffiraient seuls pour l’anéantir un jour.

LVI.

Une autre opinion, plus spécieuse que les précédentes, a été émise en 1854 ; nous la devons à un des écrivains les plus distingués de notre époque, à Jean Reynaud.

Nous l’étudierons plus attentivement que toutes les autres parce qu’elle est, pour ainsi dire, l’écho du rationalisme moderne.

Voici cette doctrine :

« Il y a des philosophes, dit l’auteur, qui se sont imaginé que le mal était né sur la terre avec la clôture des champs. Mais il est évident qu’il est né le jour où un homme a dépouillé un autre homme du fruit que celui-ci avait eu le mérite de cueillir. Ce jour là, l’égoïsme, à la sollicitation de l’appétit brutal, étouffant la conscience, a mené l’homme en arrière, et à la honte de la nature relevé l’animal. Péché contre le prochain, contre soi-même, contre Dieu, tout a paru du même coup (Ciel et terre, 204.) »

LVII.

Eh quoi ! l’homme va perdre d’un coup son immortalité, il va être chassé du paradis terrestre, il va gagner son pain à la sueur de son front, la femme va enfanter avec douleur, la terre sera maudite ; les êtres vivants vont se dévorer les uns les autres en vertu d’une loi fatale de la conservation de l’espèce ; la douleur, les maladies, les fléaux physiques et moraux vont accabler la nature entière ; la mort va être la loi de la palingénésie universelle ; les volcans, la peste, le déluge, la guerre, ces endémies planétaires, vont frapper les hommes et les choses pendant cinq mille ans et plus, tout cela parce qu’un homme aura pris le champ de son voisin ou peut-être une pomme.

À coup sûr, si les plus petites causes peuvent produire les plus grands effets, voilà une interprétation qui doit satisfaire les plus exigeants ; quoique nous soyons causaliste plus que tout autre, cependant, nous ne poussons pas notre esprit de système aussi loin que cet auteur, surtout quand nous retrouvons dans l’histoire des religions et des cosmogonies, une cause beaucoup plus terrible, beaucoup plus concluante.

LVIII.

De deux choses l’une, ou il faut que M. Reynaud ne comprenne pas toutes les conséquences fatales qui découlent naturellement de la chute de l’homme et du péché originel, car alors il ne pourrait assigner une si petite origine à une si grande catastrophe ; ou bien, s’il admet comme nous une catastrophe universelle, il faut qu’il reconnaisse que la cause d’un pareil cataclysme est beaucoup plus grande que celle qu’il nous donne. Donc son interprétation est fausse.

LIX.

Elle n’est, d’ailleurs, basée ni sur la Bible, ni sur aucune religion de l’antiquité ; je lui défie de trouver dans toutes les théogonies un seul argument pour étayer ce système, qui est purement subjectif. Nous ne pouvons, d’ailleurs, comprendre qu’après avoir écrit ces mots que nous avons cités plus haut (des philosophes se sont imaginé que le mal était né sur la terre avec la clôture des champs), et après avoir prouvé le peu de valeur spécifique de cette doctrine, il vienne ensuite conclure que le « mal est né en ce monde le jour où un homme a dépouillé un autre homme du fruit que celui-ci avait eu le mérite de cueillir. »

LX.

Les deux interprétations se valent ; elles sont aussi peu sérieuses l’une que l’autre, je dirai même que la première a encore plus de poids que la seconde, car elle a en elle un caractère d’universalité qu’on ne trouve pas dans l’autre.

LXI.

Nous croyons avoir réfuté d’une manière rationnelle la doctrine du nihilisme, c’est-à-dire de ceux qui ne croient pas au péché originel, ni à la chute de l’homme, ni à l’histoire, ni à la tradition.

La doctrine judaïque et formaliste qui explique les mots par les mots, sans interprétation ni commentaire, sans vouloir soulever le voile qui enveloppe le mystère.

La doctrine de la génération, qui fait consister le fruit défendu dans la satisfaction des plaisirs charnels.

La doctrine rationnelle de Reynaud, qui veut que la chute de l’homme soit arrivée le jour où un homme en a dépouillé un autre.

Nous avons démontré que toutes ces doctrines n’avaient qu’un seul défaut, c’est qu’aucune n’était capable de dégager l’inconnu ; c’est qu’elles laissaient l’homme sans solution : ni sur son passé, ni sur son présent, ni sur son avenir ; c’est qu’elles n’expliquaient ni la cause réelle de la chute, ni ses conséquences funestes.

Pourquoi ? c’est qu’aucune ne comprenait ni la grandeur de la cause, ni la grandeur de l’effet.

LXII.

Comment pouvait-il en être autrement ? Ces philosophes n’avaient pas su chercher la vérité dans l’histoire des cosmogonies et des théogonies ; ces grandes révélations du passé, ces grands sphinx de l’avenir. Donc, la porte du sanctuaire est encore fermée aux yeux de tous ; la clef en est perdue, il s’agit de la retrouver.

LXIII.

Quant à nous, nous chercherons avec nos faibles lumières à donner aux hommes une solution capable de satisfaire aux exigences de la raison ; nous jetterons quelques jalons, nous ne ferons qu’indiquer la route ou plutôt nous aiderons les hommes de génie à la retrouver, persuadé d’avance que la voie, une fois tracée, les hommes d’une autre époque s’y aventureront à notre suite, comme étant la seule qui conduise à la vérité.

LXIV.

Les symboles et les mythes, les mystères, en un mot, étaient les formules essentielles sous lesquelles l’antiquité savait masquer la vérité. Voiles sacrés, tellement impénétrables aux yeux des profanes, qu’ils sont arrivés jusqu’à nous sans qu’une main ait été assez puissante pour les déchirer ; sources tellement profondes, tellement secrètes, qu’il eût fallu la verge de Moïse pour les faire jaillir.

LXV.

Pour arriver à dégager l’inconnu, nous procéderons à la manière de Cuvier, qui, de déduction en déduction, à l’inspection d’une dent, d’un os de fossile, parvenait à reconstituer l’animal tout entier et à nous raconter son histoire, cinq mille ans après sa disparition.

LXVI.

Nous chercherons donc successivement à déchirer les voiles mystiques et symboliques des religions de l’antiquité ; un peu du voile du brahmanisme, de la religion juive, du sabéisme, de la religion égyptienne, et nous chercherons à saisir à travers toutes ces éraillures quelques fragments de vérité, et avec tous ces fragments de l’idole sacrée, avec toutes ces fractions de vérité, nous parviendrons, par la synthèse, à reconstituer la vérité tout entière.

Car, sachons-le bien, elle est là tout entière et rien que là.

Cette synthèse, une fois achevée, vous comprendrez, comme nous, toute la grandeur et toutes les conséquences de la chute de l’homme ; vous comprendrez, comme nous, l’éternel drame de la palingénésie universelle.

LXVII.

Nous regrettons amèrement qu’un aussi vaste édifice soit reconstitué par une main aussi faible que la nôtre ; mais, ce qui nous donne un peu d’audace, c’est que la science, qui répand et qui formule, ne découvre jamais. Et que nous pourrions répondre à ceux qui viendraient nous reprocher notre incapacité pour traiter une pareille matière, cette belle parole que fit entendre un jour, Daguerre, à des savants qui lui parlaient des nombreux tâtonnements qu’il avait dû faire avant d’atteindre à son but :

« Si j’avais été plus savant, j’aurais moins tâtonné, mais je n’aurais pas eu l’idée. »

Que cette parole soit toujours votre acte d’espérance, pauvres déshérités de la science ! La foi en soi, sachez-le bien, voilà la science des sciences, l’éternel excitateur d’où jaillit sans cesse l’étincelle.

« Avec la foi, dit le Christ, vous transporterez des montagnes. »

LXVIII.

Le plan de l’édifice que nous allons chercher à reconstruire nous est purement personnel ; quant aux matériaux, nous les chercherons, tantôt dans l’ouvrage plein d’érudition de Creuzer, tantôt dans l’ouvrage dogmatique (Ciel et Terre de Reynaud), enfin dans les différentes théogonies et cosmogonies.

LXIX.
Sources de la religion universelle.

L’intuition et le sentiment, avec l’idée subjective de cause, sont les seules sources de toutes les religions. J.-J. Rousseau nous dit quelque part : « quand bien même vous viendriez à me prouver que Dieu n’existe pas, je n’en sentirais pas moins en moi qu’il existe, et rien ne pourrait détruire ce sentiment. » Lisez le Zend, ce livre sacré des Perses ; les Wégas, ce livre sacré des Hindous ; la Bible, et vous retrouverez partout l’homme découvrant Dieu par la seule puissance de l’inspiration, de l’intuition et du sentiment, et quand Dupuis et son école expliquent l’origine des religions par le cours des astres, le débordement du Nil, et les autres grands phénomènes de la nature, ils ne font que reculer la question et qu’expliquer tout au plus l’origine des cultes ; ils ne remarquent pas que cette idée de cause, d’où émane l’adoration, que ce sentiment, que cette intuition étaient latents dans le moi humain, et qu’ils ne se sont développés qu’à l’occasion des phénomènes naturels, semblables en cela à l’idée de temps et d’espace qui préexistent en nous aux manifestations extérieures qui les font développer ; ce qui prouve cette assertion, c’est que l’objet de l’adoration des hommes se modifie, se développe, s’agrandit à mesure que l’homme porte plus haut le flambeau de la raison. Au lieu du lotus, de l’ibis, du crocodile, ces dieux de son enfance, il adore l’intelligence suprême à laquelle le lotus, l’ibis, le crocodile et les mondes obéissent, ce qui avait été cause pour lui autrefois n’est plus qu’un pur effet qu’il méprise aujourd’hui. Cette intuition de la cause explique d’une manière rationnelle la marche progressive des religions à travers le temps.

LXX.

Donc, toute religion a sa racine profonde au cœur de l’homme et elle va sans cesse se modifiant, s’élevant à mesure que l’humanité avance en âge, c’est-à-dire en raison.

Après le fétichisme, le polythéisme, puis le paganisme, puis le christianisme.

LXXI.

Nous irons même plus loin, et nous dirons, que toutes les religions les plus anciennes et les plus savantes ont commencé par adorer une cause personnelle ; quel dieu plus personnel que celui qui dit : que la lumière soit et la lumière fut ; que les eaux qui sont sous le ciel se rassemblent en un seul lieu, et que l’élément aride paraisse.

D’un bout à l’autre de la Genèse, nous voyons le dieu d’Abraham parler, agir, créer, commander à l’Univers. La Genèse, cette longue conversation de Dieu avec l’homme, nous montre un Dieu ordonnateur et conservateur ; aussi ne voyons-nous nulle part les Hébreux porter leur adoration sur les phénomènes de la nature.

D’un bout à l’autre de la théogonie des Hindous, nous retrouverons partout l’adoration d’un dieu personnel, d’un dieu cause.

Brahma, cette première personne de la trimourti, ce révélateur des quatre livres de la loi divine, les Wedas, n’est-il pas un dieu personnel ?

Siva, cette seconde personne de la trimourti, cette seconde incarnation, dont le culte subsiste encore aujourd’hui, et ce maître de la foudre, cet arbitre de l’univers, ce phallus antique, symbole de l’éternelle génération, n’est-ce pas là un dieu personnel ?

Wichnou, cette troisième personne de la trimourti, ce médiateur qui va sans cesse se dévouant pour le salut des créatures et répare les atteintes dont une cause destructive mine incessamment l’univers, n’est-ce pas un dieu personnel ?

Nous prouverions de même, que la religion des Mages, que celle des Égyptiens, avaient également leur source dans l’inspiration, l’intuition, l’idée de cause ; que ces religions n’adoraient que des dieux personnels : Ormutz, comme cause de tout bien ; Ahrimann, comme cause de tout mal. Qu’en Égypte, Isis, Osiris sont les principes du bien ; Typhon le principe du mal, et que dès lors le Nil, le Lotus, le Soleil, n’étaient plus adorés pour eux-mêmes, mais comme manifestation, agents missionnaires du bon génie d’Osiris.

LXXII.

Nous avons été heureux, du reste, de nous rencontrer sur un sujet aussi important avec l’éminent M. Creuzer, quand il nous dit :

« Ce sont, selon nous, plutôt les grandes intuitions physiques, morales, intellectuelles, qui sont les sources des explications des religions, plutôt que les conditions purement topographiques, agraires, astronomiques ; la racine est située beaucoup plus profondément, elle est dans l’âme humaine. »

Nous regrettons toutefois, le laconisme de ce langage, qui affirme sans rien prouver. Nous ne comprenons pas que M. Creuzer, dans un ouvrage en six volumes, n’ait trouvé que ces quelques lignes noyées au milieu d’une érudition immense, pour nous expliquer un si grand phénomène. Il semble que la solution qu’il donne eût dû être le nœud vital de la question, la clef de voûte de l’édifice, la conclusion des prémisses savantes posées par l’auteur ; mais, de la manière dont elle est jetée au milieu du récit, elle ressemble à ces parasites qui poussent sur certains arbres par le pur effet du hasard, sans raison d’être, et sans que l’arbre paraisse en avoir conscience.

LXXIII.

Si nous sommes parvenu à vous démontrer que l’âme humaine, comme le dit M. Creuzer, a su découvrir Dieu par la seule force du sentiment et de l’intuition, nous allons la voir aussi découvrant par la seule force de ces facultés, la cause de la catastrophe de l’homme et de la nature. Ce sera dans leur généralité et leur universalité, toujours les mêmes et ne variant que sous des formes symboliques différentes, que nous étudierons les différents mythes sur le péché originel et sur la chute de l’homme. Nous trouverons ces mythes partout les mêmes dans toutes les religions.

RÉVOLTE ET CHUTE DES ANGES.
son identité avec la
RÉVOLTE ET CHUTE DE L’HOMME.
LXXIV.

Donc, l’homme ayant conçu Dieu par la seule force de l’intuition, conçut aussi en même temps des êtres immatériels ; êtres supérieurs, messagers des dieux, revêtus d’une souveraine puissance, jouissant de la plénitude de leur liberté, arbitres de leur destinée et faits à l’image de Dieu. Le génie humain supposa qu’un jour ces intelligences supérieures, poussées par l’orgueil, égarées par leur puissance, se révoltèrent contre Dieu lui-même ; mais l’Éternel irrité de tant d’audace, les précipita dans l’abîme et les dépouilla de leur immortalité.

Cette étonnante intuition, nous la retrouvons dans toutes les religions de l’antiquité : Hésiode nous en fait une description magnifique dans les quatre âges.

La Médie croyait aux anges ; les Naskas les décrivent d’une manière splendide ; ils sont appelés Férouers dans le Veadidal.

Les traditions du Brahmanisme, nous parlent d’une révolte des esprits, ou anges, aveuglés comme Brahma par l’orgueil, et comme lui précipités dans l’abîme ; quoiqu’il en soit de cette tradition, elle peut expliquer le vrai caractère de la morale chez les Hindous : l’orgueil est la cause du mal.

Le concile de Latran admet les anges, quand il dit : « Utram que de nihilo condidit angelicam videlicet et mundanam. »

Le second concile de Nicée s’en occupe. Les Pères de l’Église et les Scolastiques, croient que les anges sont absolument incorporels. Telle est l’histoire biblique du diable et des anges ; jusqu’à la fin, ils calomnieront, ils tenteront, et leurs séductions redoubleront aux derniers temps (I Chronique xxi, I Rois xxii.)

Enfin, Satan délié une dernière fois à la fin du règne du Christ, soulèvera la masse des incrédules contre lui et contre son peuple ; le triomphe suprême du Seigneur sera suivi du jugement universel qui tombera d’abord sur le grand ennemi. Ce n’est qu’alors que Satan disparaîtra pour toujours, en même temps que notre terre et nos cieux feront place à d’autres cieux et à la nouvelle terre, où la justice habite (Apocalypse, xxii), la seconde venue de Jésus-Christ et le commencement de son règne terrestre seront marqués par l’enchaînement de Satan lié pour mille ans (Apocal. xx, 1-2).

L’Écriture nous laisse entrevoir l’époque où les anges, doués comme nous de libre arbitre, se sont partagés entre l’obéissance et la révolte où ils sont tombés volontairement (Ephésiens, 1, 2 ; Colossiens, 1, 16). Immédiatement après la chute, la sentence de Satan et de ses compagnons fut prononcée ; c’est sous les liens éternels de ce jugement, des liens d’obscurité, dit l’Écriture, qu’ils sont gardés depuis lors pour le jugement de la grande journée (II, Pierre).

LXXV.

« Quoi de plus retentissant, écrit Reynaud, dans son livre intitulé Ciel et Terre, quoi de plus retentissant dans l’histoire des anges que le récit de la chute, et quoi de plus contradictoire en même temps au prétendu principe de l’immutabilité de leur nature. D’après la tradition à laquelle vous faites profession d’adhérer, et qui est pour nous le fondement de la théorie du mal. Il a existé un temps durant lequel les êtres supérieurs ont vécu dans une condition morale tout à fait analogue à la nôtre ; durant laquelle, soumis comme nous à la tentation, les uns ont succombé, tandis que les autres ont mérité, par leur persévérance, de parvenir à une condition plus élevée, qui se distingue précisément de la première par l’espérance de ne plus déchoir. Ainsi, dans cette histoire, telle qu’elle est finalement formulée, deux périodes distinctes : dans la première, l’idée de Dieu est encore assez confuse dans les entendements, pour que le goût du péché puisse en balancer l’effet ; dans la seconde, cette idée, par suite de la défaite des mauvaises tendances, se revêt d’une splendeur souveraine, la grâce augmente et la créature n’a plus d’inclination que pour le bien. Telle est la leçon éclatante qui ressort de l’épopée de Satan, et cette leçon revient évidemment à dire : que l’histoire des anges est au fond la même que l’histoire de l’homme (1, 350). »

LXXVI.

Voilà qui est catégorique ; l’histoire des anges est au fond la même que l’histoire de l’homme, selon M. Reynaud, nous admettons complètement cette identité de l’homme et des anges, mais nous repoussons complètement sa théorie sur la chute de l’homme et des anges ; car nous la trouvons tout à fait en contradiction avec la cause que lui assigne la Bible, et avec celle que lui assignent les Naskas et le Wendidal. Toutes ces religions nous disent en effet que la cause de la chute des anges provient de leur orgueil, d’avoir voulu lutter contre Dieu lui-même, de s’être révolté contre lui.

Ces traditions seules expliquent le vrai caractère de la morale chez tous les peuples de l’antiquité : l’orgueil est la cause du mal.

De tout ce qui précède nous conclurons, quant à nous, qu’avant l’époque historique, l’homme arriva, par la seule force de son génie, à une puissance telle, qu’il crut pouvoir étreindre les énergies de la nature et lutter corps à corps avec la fatalité elle-même,

Vaine illusion !

Le monde des forces brutales, ébranlé par ce nouveau Samson, s’écroula bêtement, fatalement, sur lui et l’écrasa sous ses ruines ; et c’est ainsi que l’homme perdit un jour, par son audace et par son orgueil, l’empire qu’il exerçait autrefois sur la nature. Voilà tout le sens rationnel du mythe de la révolte et de la chute des anges.

Nous retrouverons aussi dans toutes les religions de l’antiquité, l’intuition de la révolte de l’homme contre Dieu, la conception de sa chute, celle du péché originel, de l’arbre de la science du fruit défendu. Nous emprunterons une grande partie de nos documents à M. Creuzer.

« Le hom, ou verbe des Perses, est présenté, dans le Zenda Vesta, tout à la fois comme le maître de la parole de vie, comme l’arbre de vie lui-même.

« Les Hindous avaient également leur arbre de vie ; il en est de même des Juifs, où l’arbre de la science joue un si grand rôle. »

On le voit donc, dans la Perse, dans l’Inde, chez les Juifs, partout le même mythe, partout l’arbre de la science (retenez bien ceci).

« Brahma, après avoir passé cent ans dans la contemplation de l’essence des êtres, créa des êtres animés qui furent d’abord de purs esprits, puis il créa l’homme et la femme et, les bénissant, il leur dit : croissez et multipliez. Mais le premier homme poursuivant sa propre fille, qui cherchait à s’y dérober, à chaque mouvement qu’elle faisait pour échapper aux regards de l’homme, celui-ci prenait une nouvelle tête, lorsqu’il en eut quatre, ne sachant plus où se réfugier, elle s’envola dans les cieux. Mais Wichnou et Siva, chargés par l’Éternel, de la distribution de l’univers, s’aperçurent bientôt de son infidélité, car ils avaient fixé les résidences des dieux ; irrités, ils se plaignirent de son larcin à Dieu, à l’instant, le Tout-Puissant, irrité d’un tel excès d’orgueil, le frappa ; en effet, tant d’orgueil devait attirer sur l’homme la vengeance du Très-Haut et il fut précipité du haut des cieux dans le fond de l’abîme. Longtemps étourdi de cette effroyable chute, quand le Dieu homme fut revenu à lui, il scruta sa conscience, s’humilia sous la main qui l’avait frappé ; à la fin l’Éternel voulut bien lui apparaître et lui demander s’il ne savait pas qu’un de ses noms était le vengeur de l’orgueil ; c’est, ajoute le Très-Haut, le seul crime que je ne pardonne pas » (retenez bien ces derniers mots, ils sont toute l’histoire de l’homme).

LXXVII.

Quel rapprochement extraordinaire entre cette religion des Hindous et la religion Juive : nous y voyons Brahma comme Jéhova, créant d’abord des anges, puis l’homme, et cet homme poursuivant sa fille ou les secrets de la nature, contre la volonté de Dieu. Celle-ci, cherche à lui échapper, mais l’homme toujours plus ingénieux parvient à la saisir partout où elle se cache. N’est-ce pas l’image de l’humanité poursuivant sa conquête sur la nature, à travers tous les éléments, déchirant tous les voiles de l’harmonie universelle ; et cette colère de Wichnou et de Siva, ces principes de l’eau et du feu, cette colère, dis-je, contre l’homme qui s’est emparé de leurs résidences, se plaignant de son larcin à Brahma, n’est-ce pas la nature revendiquant contre l’homme les conquêtes qu’il fait sans cesse sur elle ; et ce Brahma irrité de tant d’excès d’orgueil, le précipitant dans l’abîme en lui disant : que son nom était le vengeur de l’orgueil, et en ajoutant que c’était le seul crime qu’il ne pardonnait pas. N’est-ce pas là cette punition du péché d’orgueil que nous retrouvons dans toutes les religions et surtout dans la Genèse ? N’est-ce pas, en un mot, le péché originel et la chute de l’homme racontés par les Wédas comme il l’est par la Genèse elle-même ? N’est-ce pas là encore l’histoire de Prométhée précipité dans l’abîme pour avoir ravi orgueilleusement le feu du ciel.

Nous retrouvons donc là, comme nous l’avons trouvé lors de la chute des anges, l’orgueil de la puissance, être la cause de la révolte et de la chute de l’homme.

C’est là tout le sens.

LXXVIII.

Dans la religion persane, nous retrouverons aussi le mythe de la chute de l’homme raconté de la même manière.

« Ischemschid, dit Creuzer, est le héros des traditions et des chants populaires chez les Perses, comme Salomon chez les Hébreux ; il bâtit Estakhar, la ville creusée dans le roc, appelée encore le trône des Ischemschid. On dit qu’en creusant les fondements de cette fameuse cité, il y trouva le vase merveilleux nommé Ischam, rempli du breuvage le plus précieux et qui est à la fois, le miroir du monde, le miroir magique et la coupe du salut. Il scruta ensuite les propriétés des plantes, les mystères de la chimie, de la nature ; mais bientôt, l’orgueil s’empara de son cœur, il voulut se faire dieu, ce fut pour son peuple et pour lui une source de malheurs. Zohak, instrument de la justice divine, venu de l’ouest, changea l’éclat dont brillait l’Iran, en une longue et affreuse nuit ; car son usurpation ne dura pas moins de mille ans, p. 312. »

Ceci ne nous rappelle-t-il pas l’enchaînement de Satan lié pour mille ans (Apocalypse, xx).

Ce héros, cet espèce de Salomon qui découvre le vase mystérieux, qui renferme le miroir du monde, c’est-à-dire, la science qui scrute les trésors cachés de la nature, découvre les propriétés des plantes et les mystères de la chimie ; qui veut ensuite se faire dieu, et dont l’orgueil amena la chute. N’est-ce pas là toujours l’histoire de l’humanité, sondant les trésors de la nature, s’en emparant, puis ensuite, devenant victime de sa science et de son orgueil ?

« Le Verbe ou Ormutz naquit de la semence de l’Éternel, il est nommé le premier des êtres, la raison de tout. Ormutz fut opposé à Ahrimann, la source et le principe de toute impureté, de tout vice ; sa chute ne vient point de l’Éternel mais de lui-même ; et par lui furent engendrées les ténèbres. La mort a été introduite dans le monde par Ahrimann, à cause du péché du premier homme.(328) »

Quel est ce péché, si ce n’est celui de Prométhée, de Brahma, d’Adam, punis pour avoir dérobé les secrets de Dieu, de la nature, punis en un mot pour leur orgueil.

LXXIX.

Nous trouvons d’autre part les fils de Zagara pénétrant dans les entrailles de la terre, attaquant Wichnou, la troisième personne de la trinité des Hindous, qui s’y tient cachée dans ses profondeurs ; mais le dieu enflammé respire sur eux son souffle terrible, et les enfants de Zagara sont réduits en poudre.

C’est l’image de l’homme sondant les profondeurs des lois de la matière et trouvant la mort dans ses recherches audacieuses.

« Siva, qui comme l’on sait était le principe du feu, s’incarnait pour venger la divinité, il purifie l’homme en le punissant, il abat son orgueil quand il le voit arrivé à sa dernière puissance. »

LXXX.

« Meschia et Meschiam sont selon les Indiens, les ancêtres de la race humaine : tous deux au commencement étaient pleins d’innocence et créés pour le ciel. Mais ils se laissèrent séduire par Ahrimann, le principe du mal ; ils goûtèrent le lait d’une chèvre et se firent du mal, alors Ahrimann encouragé par ce premier succès leur présenta des fruits, ils en mangèrent et ils perdirent cent béatitudes. »

N’est-ce pas là le mythe du fruit défendu ?

Ahrimann Typhon, le démon, en un mot, le principe du mal dans toutes religions, est représenté par un serpent, ce tentateur universel, celui qui souffle l’orgueil.

LXXXI.

« La terre pourvue de tous les végétaux fut donnée aux hommes ; mais les âmes tombées continuèrent leur coupable révolte, elles semèrent partout sur la terre le désordre ; les éléments souillés élevèrent leurs plaintes jusqu’au ciel. »

C’est encore l’histoire de la révolte de l’homme contre Dieu et de ses tentatives audacieuses.

« Dans Crita-Youga, la justice commence par régner sur la terre ; mais par l’acquisition de la science l’homme dégénère. »

Quoi de plus concluant que ces lignes, elles renferment toute notre théorie sur le péché originel.

LXXXII.

« Dans le latium, c’est au règne de Saturne qu’était l’âge d’or, puis l’homme dégénère. Cette doctrine décourageante embrasse le paganisme tout entier, elle naît avec lui. Les éminents philosophes, Platon lui-même, se courbent devant elle.

« Les mêmes idées ont lieu dans le Mazdéïme et avec un caractère théologique bien supérieur. Dans la première période le principe du bien, règne seul : c’est l’âge de l’Éden, et la terre finit par appartenir à Ahrimann. »

« Jusque dans le Décathir on trouve la même idée, le principe de la déchéance apparait aussi dans la religion juive ou l’Éden figure l’âge d’or ; mais bientôt l’homme dégénère en vertu de sa propre liberté, c’est bien toujours comme dans l’Asie l’affreux serpent qui est la cause du mal. »

Tertulien nous parle aussi du péché originel et de sa transmission du père au fils.

Selon Origène, toutes les âmes auraient été primitivement des substances spirituelles, lumineuses, mais déchues par leurs fautes.

Par leurs fautes, telle est toujours la cause de la vengeance céleste, et cette faute, c’est toujours l’orgueil de la puissance.

LXXXIII.

Toutes les religions parlent de la chute de l’homme, Hésiode nous en fait un tableau magnifique dans les quatre âges.

On sait qu’Hésiode est le grand théologien de toute l’antiquité mystique, il est le miroir dans lequel viennent se refléter toutes les connaissances religieuses de son époque.

Avant de raconter en détail cette lutte dernière et solennelle d’où dépend le destin du monde, le poète s’interrompt encore.

« ........ Il lui reste à nous montrer la famille de Japet et de Clymène, couple titanique plus ancien que celui de Cronos et de Rhée, les représentants de la race humaine. Japet eut de Clymène, fille de l’Océan, quatre fils : Atlas, Prométhée, Ménéthuis et Épiméthée ; leurs diverses fortunes furent toutes également malheureuses. Atlas, celui qui supporte et qui souffre avec courage, relégué aux extrémités occidentales de la terre, près des Hespérides ; fut condamné à soutenir le ciel de sa tête et de ses bras. L’orgueilleux Ménéthuis, victime de son audace, fut précipité dans le séjour des ténèbres par la foudre du grand Jupiter ; la femme créée par ce Dieu, et que l’imprudent Épiméthée accueillit le premier, devint pour lui et pour tous les hommes la source de mille maux.

« Prométhée enfin, le prudent, le prévoyant, l’habile par excellence, osa entrer en lutte contre le maître des dieux, par une suite de ruses toutes dans l’intérêt de l’espèce humaine, et il en fut cruellement puni. Fixé à une colonne par des chaînes terribles et le foie incessamment dévoré par un aigle, il ne fallut rien moins qu’Hercule, ce héros sauveur, pour le délivrer de son double supplice ; ce sont là évidemment les quatre grands types moraux de l’humanité, dont Prométhée est le génie même ; il lutte contre Jupiter au sujet des hommes, il leur rend le feu qui leur avait été retiré par ce dieu ; c’est la liberté réfractaire de l’esprit humain, se développant en dépit des obstacles que lui oppose la nécessité extérieure ; le principe de l’ordre éternel, mais celui-ci doit l’emporter ; car, à côté de l’intelligence et de la force se trouvent la passion, la faiblesse. Épiméthée est frère de Prométhée, les destinées de l’humanité s’accomplissent, donc elle est soumise à la loi du travail qui est la loi de son progrès ; Prométhée est enchaîné, d’ineffables douleurs lui déchirent le sein, il lui faut pour s’affranchir le concours d’une volonté héroïque, il lui faut accepter cette loi inexorable qui a mis la gloire au prix du travail et de la peine ; il se réconcilie avec Jupiter par la médiation d’Hercule, son libérateur. Cronos avait été dompté comme Prométhée, les Titans ne l’étaient pas.

« Depuis dix années entières, les dieux titans, les anciens dieux et les dieux nouveaux, issus de Cronos, se livraient une guerre terrible pour l’empire du monde. Jupiter et Cronos furent obligés d’appeler à leur secours Biarrée et Cottos et Gygès, ces redoutables enfants d’Uranos, aux cent bras. Le combat recommença avec plus d’ardeur par le concours de ces redoutables auxiliaires ; une lutte épouvantable s’engage où tous les éléments sont compromis, où la mer mugit, où le ciel et la terre sont embrasés ; dans cette mêlée divine, Jupiter lance incessamment la foudre et la terre s’embrase, les forêts pétillent, l’Océan bouillonne, l’incendie gagne jusqu’au chaos, enfin les Titans foudroyés sont précipités dans le Tartare et chargés de chaînes.

LXXXIV.

Voici l’explication du savant Creuzer de cette fiction d’Hésiode, elle vous paraîtra j’en suis sûr tout aussi alambiquée et inintelligible que celle qu’il donnait plus haut sur la chute des anges.

Il s’agit de savoir, dit l’auteur, si ce monde tombé par Cronos, de l’espace dans le temps, s’ordonnera par Jupiter dans les limites de l’année, s’il passera définitivement de l’infini temps ou espace qui menaçait de le replonger dans le chaos primitif, au règne du fini, qui l’organise dans l’étendue et la durée à la fois.

LXXXVII.

Voilà qui est bien abstrait, bien subtil en vérité, et qui est, selon nous, bien loin de la vérité, de la réalité, du sens même qui découle de l’épopée d’Hésiode.

Il ne s’agit nullement, selon nous, de la transfiguration du monde abstrait, ou monde concret harmonique, comme cherche à l’insinuer le savant Creuzer. Hésiode, ce grand inspiré théologien, ce grand condensateur de toutes les émanations religieuses et symboliques de son époque, les synthétise dans l’épopée de Prométhée et des Titans luttant contre la divinité, et finissant par succomber victimes de leur audace.

Rien de plus, rien de moins.

LXXXVI.

Ce Prométhée qui dérobe orgueilleusement le feu du ciel, cet habile, ce génie, cet inspiré est comme Adam, une première figure de l’humanité arrivée par la force de la science, à la connaissance de l’essence des choses ; il dérobe le feu du ciel, ce fruit défendu, ce fluide électrique, ce fluide magnétique, ou tout autre fluide impondérable que l’homme pourra découvrir un jour, et Dieu le punit en l’enchaînant sur le Caucase cette terre maudite où il va lutter éternellement contre la nécessité, cet aigle qui lui mange le foie. Mais sa force, personnifiée par Hercule, et son adresse et son génie parviennent un jour à briser ses chaînes et à lui rendre la liberté. Que va-t-il en faire ? il va se liguer de nouveau contre les dieux et il appellera à son aide les Titans, c’est-à-dire les forces de la nature dont il parvient à se rendre maître ; il entassera Pélion sur Ossa ; mais Jupiter irrité de tant d’audace lancera ses foudres, embrasera le monde et chargera Prométhée et les Titans de chaînes et les précipitera dans le Tartare à des profondeurs immenses. Jusqu’au jour où les forces revenant à Prométhée avec la science et le génie, il luttera de nouveau avec Dieu, c’est-à-dire avec l’univers.

C’est, en un mot, l’histoire de la palingénésie universelle, l’histoire de la lutte de l’homme contre la fatalité ; c’est la lutte du génie contre les forces brutales de la nature ; lutte terrible, atroce, cercle fatal où l’homme est enfermé et dans lequel son génie créateur finit toujours par succomber.

LXXXVII.

Quand on voit aujourd’hui les progrès des sciences, comme j’ai cherché à l’esquisser dans le livre précédent, quand on comprend comme nous, la diffusion des lumières, cet élément d’une puissance incalculable, ce levier avec lequel on pourra soulever le monde, l’on sent alors que la révolte de Prométhée est proche et que son supplice l’est aussi.

LXXXVIII.

Quant à la bible, ce profond soupir d’un monde qui n’est plus, arrivée jusqu’à nous à travers 5 000 ans ; cette encyclopédie du passé, cette énigme de l’avenir qui raconte l’homme et la création depuis son apparition jusqu’à la fin du monde, prédite par ses prophètes, elle va aussi nous raconter la grande catastrophe de l’homme et de la nature comme conséquence du péché originel : nous y verrons Adam jouissant de toutes les béatitudes, manger du fruit de l’arbre de science (retenez bien ce mot, car il est tout) et comme Prométhée après avoir dérobé le feu du ciel, ou comme Brahma, après s’être emparé des lois de la création, perdre d’un coup toutes ses libertés, toutes ses puissances, pour ce péché d’orgueil, pour s’être révolté contre Dieu. Le serpent, ce tentateur universel, ce symbole d’orgueil et de génie, sera, toujours comme dans les autres religions la cause de la chute de l’homme et nous verrons que dans ce mythe comme dans les autres religions, ce sera toujours l’exagération de ses propres forces qui perdra Adam.

LXXXIX.

Mais laissons parler la Bible.

Ch. I. — V. 27. Dieu créa l’homme et la femme à son image, il les plaça dans le paradis terrestre.

Ch. I. — V. 28. Puis il les bénit et il leur dit : croissez et multipliez.

Ch. II — V. 9. Or, le Seigneur avait produit de la terre toutes sortes d’arbres beaux à la vue et dont le fruit était agréable au goût, et l’arbre de vie au milieu du paradis, avec l’arbre de la science du bien et du mal.

Ch. II. — 16. 17. Il leur dit : mangez de tous les fruits des arbres du paradis mais ne mangez pas du fruit de l’arbre de la science, car si vous en mangez vous mourrez.

Chap. III. — V. 1. Or, le serpent était le plus fin de tous les animaux que Dieu avait formés sur la terre, et il dit à la femme : pourquoi Dieu vous a-t-il commandé de ne pas manger du fruit de tous les arbres du Paradis.

2. La femme lui répondit : nous mangeons du fruit des arbres qui sont dans le Paradis.

3. Mais, pour ce qui est du fruit de l’arbre qui est au milieu du Paradis, Dieu nous a commandé de ne pas en manger, de ne point y toucher, de peur que nous ne fussions en danger de mourir.

4. Le serpent répartit à la femme : assurément, vous ne mourrez pas.

5. Mais, c’est que Dieu sait qu’aussitôt que vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.

6. La femme considéra donc que le fruit de cet arbre était bon à manger, qu’il était beau et agréable à la vue, et, en ayant pris, elle en mangea et en donna à son mari, qui en mangea aussi.

7. En même temps leurs yeux furent ouverts à tous deux ; ils reconnurent qu’ils étaient nus et se cachèrent.

8. Et comme ils eurent entendu la voix du Seigneur, lorsque le vent s’élève, ils se retirèrent au milieu des arbres pour se cacher devant sa face.

9. Alors le Seigneur appela Adam et lui dit : Où étiez-vous ?

10. Adam lui dit : j’ai entendu votre voix dans le Paradis, après midi, et j’ai eu peur, parce que j’étais nu et je me suis caché.

11. Le Seigneur lui répartit : Et d’où avez-vous su que vous étiez nu, sinon de ce que vous avez mangé du fruit de l’arbre dont je vous avais défendu de manger.

17. Il dit ensuite à Adam : parce que vous avez écouté la voix de la femme et que vous avez mangé du fruit de l’arbre que je vous avais défendu de manger : la terre sera maudite à cause de ce que vous avez fait.

18. Elle vous produira les épines et les ronces, et vous vous nourrirez de l’herbe de la terre.

19. Vous mangerez votre pain à la sueur de votre front.

XC.

Cette grande légende, cette grande voix symbolique n’est-elle pas, sous des formes différentes, la même que celle des Wédas de l’Inde, des Zend des Perses, que celle de Prométhée d’Hésiode, les personnages et les mots sont seulement changés, mais l’idée du drame reste la même. Nous reconnaissons dans cette grande figure d’Adam une humanité qui n’est plus ; dans l’Éden, une civilisation transfigurée. Dans le serpent, cette tentation insatiable, orgueilleuse qu’a l’homme de tout connaître, tout approfondir ; dans l’arbre de la science, cette acquisition immense de connaissances, cette science infinie qui porte en elle ce fruit fatal qui doit un jour perdre le monde, comme la conquête du feu céleste perdit autrefois Prométhée.

XCI.

Quand les hommes auront cherché la vérité à travers les symboles et les mythes du passé, quand ils auront déchiré successivement les voiles épais qui recouvrent le mystère, ils reconnaîtront que sous ces symboles différents, la vérité reste toujours la même.

Nous la formulerons ainsi :

L’orgueil de la science, ce vieux péché du monde, qui a été un jour la cause de la chute de l’homme dans le passé, sera encore la cause de sa chute dans l’avenir.

XCII.

C’est là toute l’histoire d’Adam, c’est là toute l’histoire de Prométhée, toute l’histoire de Brahma, quand, s’étant emparé de toutes les forces de la nature et de tous ses secrets, Dieu lui dit en le frappant de sa colère : mon nom est le vengeur de l’orgueil, sache-le bien ! L’orgueil est le seul crime que je ne pardonne pas, c’est aussi la seule explication de ce verset de la Bible : Mangez de tous les fruits du Paradis, mais ne mangez pas du fruit de l’arbre de la science, car si vous en mangez, vous mourrez. Quoi de plus de concluant que ces mots : arbre de la science.

Ne venez donc plus nous dire que la catastrophe du monde fût le résultat des premiers embrassements de l’homme et de la femme, car cette explication n’a de racine dans aucune religion, puisque toute l’antiquité adorait le Phallus et le Lothus comme symboles de la génération ; car le dieu de la Genèse, qui dit à l’homme et à la femme : croissez et multipliez, qui veut, par conséquent, la fécondation dans la création, ne peut ensuite la maudire dans son acte, sans se contredire.

Ne venez donc plus nous assigner pour cause de cette grande catastrophe, la clôture des champs, ni la prise de possession d’un fruit que nous n’avons pas cueilli.

Car nulle part, dans la Bible, ni dans les religions de Perse, d’Égypte, de l’Inde, vous ne trouverez un seul argument pour étayer votre hypothèse.

XCIII.

Reconnaissez-le donc, la seule solution, la seule vraie, la seule rationnelle, celle qui jaillit naturellement de toutes les religions de l’antiquité, celle qui explique d’un coup tous ses mystères, tous ses symboles, est celle que nous avons formulée ainsi :

L’orgueil de la science, ce vieux péché du monde, qui a été un jour la cause de la chute de l’homme dans le passé, sera encore cause de sa chute dans l’avenir.

Elle seule explique le passé, le présent ; elle va encore nous servir à expliquer l’avenir.

Nous chercherons donc à vous démontrer dans ce dernier livre que la Babel de la civilisation à venir, en voulant s’élever trop haut, s’écroulera fatalement un jour sur l’homme, comme sa sœur ainée la Babel mystique, et comme doit s’écrouler fatalement dans la nature tout ce qui dépasse les limites de l’équilibre universel.

Car, sachez-le bien, ce qui a été sera. — Le passé n’est que le miroir de l’avenir.