La fin du monde par la science/Livre 1

La bibliothèque libre.


LIVRE Ier.



LE PRÉSENT


La diffusion des lumières source d’un progrès infini.

LE PRÉSENT.




I.

Parmi les nombreux défauts qu’a ce livre, le plus grand, à mon avis, c’est d’être incompréhensible aux yeux de tous ; c’est là le défaut de toutes les prophéties qui, écrites à une époque, ne sont réalisables que longtemps après. Le milieu dans lequel elles tombent est si peu préparé pour les recevoir, qu’elles paraissent toujours absurdes aux esprits vulgaires. Si nous pouvions l’écrire dans cent ans d’ici, il perdrait certainement de son incompréhensibilité, et nous trouverions peut-être quelques hommes pour le comprendre, car le temps aurait marché et la civilisation aussi ; mais il perdrait son caractère intuitif : quand on voit descendre le baromètre, il n’est plus difficile d’annoncer la tempête.

II.

Nous nous résignons donc à ne pas être compris aujourd’hui, bien certain qu’un jour viendra où ce livre ne fera que formuler l’opinion du monde.

III.

Celui qui aurait prédit l’Empire en 1847, eût passé pour un fou ; nous sommes aujourd’hui sous l’Empire et le fou serait un prophète.

Quand Jeanne d’Arc prédit qu’elle ferait lever le siège d’Orléans, qu’elle ferait sacrer le roi à Reims, et qu’elle chasserait les Anglais de France, que de peine eut-elle à se faire comprendre, et cependant l’événement devait s’accomplir comme elle l’avait annoncé.

Quand Christophe Colomb prophétisa le Nouveau-Monde, les rois, les savants, les habiles de l’époque le considérèrent comme un fou ; il eut toutes les peines du monde à se faire donner une mission qui devait enrichir l’Espagne et ajouter un nouveau monde à l’ancien.

Donc, vous ne devez pas me comprendre quand je viens vous annoncer la fin du monde organique par la science. Si peu de gens savent lire l’avenir dans le passé.

IV.

Mais, direz-vous, quelle est cette grande cause qui doit amener un si prodigieux effet ? Je vous le dis : une toute petite cause à condition que sa force virtuelle latente soit infinie ; car il n’y a pas de petites causes, et l’infini, qui est l’essence de Dieu même, se trouve être tout aussi bien dans l’atome imperceptible que dans l’univers lui-même.

V.

C’est en vertu de cette force virtuelle latente, que les minéraux se cristallisent d’après des formes typiques, régulières et géométriques, que les plantes et les animaux se reproduisent dans une variété infinie de classes, d’espèces et d’individus ; que les corps se combinent et se dissocient selon des rapports rigoureux ; que l’électricité jouit de l’ubiquité, et qu’elle ne connaît ni temps, ni espace ; que les fluides impondérables agissent et réagissent sur la nature entière, et la pétrissent d’après des lois typiques et fatales.

VI.

Cette force virtuelle latente, n’est autre chose que la volonté de Dieu qui s’accomplit chaque jour dans l’univers.

VII.

Aussi quand je vois courir l’homme au milieu des forces si terribles de la nature, le flambeau de la science à la main, oh ! je crains l’étincelle imprudente qui doit faire sauter le monde.

Pline fut victime de sa curiosité.

Le savant physicien qui renouvela l’expérience du cerf-volant électrique, après Franklin, Reichtmann, fut foudroyé dans son cabinet.

Pilastre des Rosiers, l’un des successeurs de Montgolfier, fut précipité du ciel.

Dulong perdit un bras et un œil en préparant du chlorure d’azote.

Lorsqu’on essaya pour la première fois de solidifier l’acide carbonique, l’appareil éclata et le préparateur fut déchiré en mille pièces.

Le chloroforme et l’éther produisirent de nombreux accidents comme l’on sait. Plus d’un malade s’endormit pour ne plus s’éveiller.

Tout le monde sait qu’il n’y a pas de mécanicien et de chauffeur qui puissent faire leur métier infernal plus de dix ans.

Tout le monde sait aussi que tous les aéronautes sont victimes de leur audace au bout de trente ou quarante ascensions.

VIII.

Est-ce à dire que nous ne parviendrons pas à nous servir sans danger de la vapeur et de l’aérostation ; je l’espère, mais qu’on ne l’oublie pas, l’audace de l’homme ira toujours en augmentant, à mesure qu’il découvrira de nouvelles forces dans la nature, il voudra faire de nouvelles applications : aujourd’hui la vapeur, l’électricité, demain les fluides magnétiques ; car, sachons-le bien, nous ne sommes encore qu’à l’aurore des choses, c’est à peine si la civilisation commence à poindre, et cependant l’on peut juger d’après ce qu’elle a produit de nos jours, ce qu’elle pourra produire dans deux ou trois cents ans d’ici. Les expositions universelles qui auront lieu alors, prouveront la vérité que j’avance : plus nous irons en avant, plus les progrès se feront rapidement, la civilisation suivra dans sa marche la loi de la chute des corps dont la vitesse croît comme le carré des temps.

IX.

La cause de cette accélération constante de vitesse sera, en premier lieu, la diffusion des lumières.

X.

Sachez-le bien, dans peu de temps, je mets cinq siècles au plus, tout le monde saura lire, écrire, compter ; si vous calculez la population d’alors, vous verrez qu’un milliard d’êtres intelligents seront à même d’apprendre, d’observer, de produire. Une loi nouvelle force les parents et les patrons d’envoyer les enfants aux écoles. Des écoles professionnelles s’élèvent partout, allez aux Arts-et-Métiers et voyez ces milliers d’ouvriers suivant chaque année les cours de physique, de chimie et de géométrie ; ne croyez pas que ces hommes s’en vont, comme ils sont venus sans avoir rien appris, rien retenu, il m’est arrivé souvent de causer avec eux, et d’être émerveillé de la puissance de leur mémoire et des déductions qu’ils savent tirer de ce qu’ils ont vu ; les uns sont mécaniciens, et ils trouvent de nouveaux systèmes d’engrenage ou de poulies, à ajouter à la machine qu’ils voient fonctionner tous les jours.

XI.

Pour notre part, nous connaissons un des auditeurs du conservatoire des Arts-et-Métiers, qui trouva l’ingénieux moyen de rendre la laine qui sert à filtrer l’eau, incorruptible, en la soumettant à une préparation de tannate de fer. La même personne assistant un jour à la théorie de la formation des dépôts calcaires dans les chaudières à vapeur, — dépôts, comme l’on sait si dangereux — trouva le moyen de faire arriver la vapeur de la chaudière dans le réservoir pour y faire bouillir préalablement l’eau et dégager l’acide carbonique, et précipiter le carbonate de chaux tenu en dissolution ; puis, il faisait passer cette eau bouillante à travers un filtre pour servir ensuite aux besoins de la machine à vapeur, l’on n’avait plus besoin par ce nouveau procédé, d’éburner la chaudière, ce qui la détériore beaucoup, parce qu’il faut renouveler souvent l’opération. L’on avait cherché en vain jusqu’à lui le moyen d’arriver à ce but : les diaphragmes, les pommes de terre, tout avait échoué.

Je citerai cet exemple entre mille. Il serait trop long et complètement inutile de mentionner ici tous ceux qui, parmi ces auditeurs, ont su dégager l’inconnu et faire avancer l’industrie.

XII.

Mais, qu’on le remarque tout d’abord, ce ne sont jamais des savants patentés qui inventent. Fulton, Daguerre, n’étaient pas de l’Académie. Les savants ne font qu’emmagasiner les connaissances acquises ; ils en expliquent les lois, puis ils sont chargés de les vulgariser ; mais ces paroles ne sont pas perdues, les auditeurs observent, retiennent et réagissent : ce qui n’était que du domaine de la spéculation est tombé dans le domaine de la pratique. La science fait l’industriel, et à son tour l’industriel fait le savant ; car l’industrie apporte tous les jours de nouveaux faits à observer, que la science numérote et classe ; la lumière part du centre et va à la circonférence, mais à son tour la circonférence réfléchit les rayons et les renvoie au centre. C’est de cette action et de cette réaction réciproque que naît le progrès.

XIII.

Une autre source de diffusion des lumières, ce sont les journaux, ces mille renommées qui vont d’un hémisphère à l’autre racontant les nouvelles découvertes, les nouvelles applications. Des millions d’hommes les lisent chaque jour. Les comptes-rendus de l’Académie, des corps savants, sont vulgarisés, mis à la portée de tous ; ce sont des semences qui font germer de nouvelles idées et de cette association d’idées naît la lumière.

XIV.

La diffusion des lumières nous viendra encore par les moyens de communications devenues plus rapides ; aujourd’hui l’éther, la vapeur, le vide ; demain l’électricité, les ballons, puis…

Tout le monde voyage aujourd’hui, ce sera encore bien mieux dans cent ans ; mais voyager c’est voir, c’est observer, c’est vouloir, et de vouloir à produire il n’y a qu’un pas. Il est impossible de voyager sans sentir cette gradation de phénomènes se manifester en nous. Toutes nos plantes exotiques sont là pour prouver l’utilité des voyages ; sans Christophe Colomb, nous n’aurions jamais connu la pomme de terre, cette solanée qui nourrit un quart de la population de l’Europe ; le quinquina, ce rubiacée le plus usité des médicaments. Sans les Phocéens, nous ne connaîtrions pas l’olivier, ce jasminée qui fait vivre la moitié de notre France. On sait, en thérapeutique, de quelle utilité sont les plantes exotiques ; mais si on n’emportait de ses voyages que des plantes, ce ne serait rien, l’on emporte aussi de nouvelles idées.

XV.

Je lisais dans une publication, que l’Angleterre avait en ce moment 7 800 milles de chemins de fer et que cent millions de voyages ont été faits l’année dernière ; l’Amérique du Nord compte 28 800 k., et l’on calcule qu’en 1860 il y aura 56 000 k. en parcours ; faites la proportion et vous serez effrayés. Si vous supposez que la population du globe doive doubler d’ici à deux siècles, et que les voies de fer aillent en se multipliant, selon les besoins de la population, ce ne sera pas par millions qu’il faudra compter les voyages, mais par milliards, puisque l’Angleterre seule, avec sa population et ses moyens de transports actuels, a fait l’année dernière cent millions de voyages, et si vous partagez cette opinion : que les voyages, en multipliant les rapports entre les hommes, doivent centupler leur puissance, jugez ce que devront être les connaissances humaines dans quelques siècles d’ici.

XVI.

Une autre source de diffusion des lumières sera la paix universelle, le temps des conquêtes est passé ; l’Évangile ira se formulant de plus en plus dans les lois et les mœurs, dans les rapports de peuple à peuple ; les volcans qui, autrefois, embrasaient la planète, ne sont-ils pas éteints aujourd’hui ? La guerre cessera aussi à son tour ; aujourd’hui nous n’avons plus de guerres de religion, le moyen-âge n’est plus ! Et bientôt, les rapports se multipliant de plus en plus entre les différentes races humaines, elles ne feront toutes qu’une seule race composée d’éléments différents en apparence, mais identiques au fond. Les sept couleurs primitives du prisme ne se confondent-elles pas dans un même rayon ? Nous croyons que cette paix universelle, prédite par l’abbé de St-Pierre, se réalisera bientôt dans le monde ; quand on parle de l’humanité, l’on sait ce que bientôt signifie. Elle qui a le temps pour mesure, et la guerre de Russie n’est qu’un simple accident, un épisode du moyen-âge.

XVII.

Mais, patience, la guerre n’est plus dans le moi humain, il en perd chaque jour l’instinct, il n’en veut plus ; que demain l’Italie, la Pologne et la Hongrie soient reconstitués, que la France ait repris les bords du Rhin et vous serez aussi de mon avis. Ce demain peut être dans cinquante ans, dans cent ans, qu’importe ! les siècles ne sont-ils pas des jours quand il s’agit de l’histoire de l’homme ?

Mais, si la guerre n’existe plus, les travaux de la paix vont augmenter l’essor de la civilisation. Voyez ce qui s’est produit pendant les quarante dernières années, et jugez à quel degré peut atteindre la puissance humaine.

XVIII.

Une autre source de diffusion des lumières, ce sera l’unité de langue qui sera la conséquence des rapports plus multipliés entre les hommes ; l’on sait que ce qui sera un jour a déjà été dans l’antiquité où le latin était parlé, non-seulement dans toute l’Italie, mais encore en Espagne, en Portugal, en Angleterre, en France, en Sicile, en Hongrie ; l’on retrouve encore dans toutes ces langues, non-seulement des traces, mais encore les racines d’une grande partie des mots qui les composent ; en Hongrie on parle latin comme autrefois au Forum, jusqu’au xviie siècle, les chartes, la diplomatie, les universités ne se servaient que du latin, c’était la langue universelle ; les sermons, les examens, les thèses tout se faisait en latin. Les Romains avaient imposé au monde leur langue et leur droit les armes à la main. Dans le monde moderne, les progrès seuls de la civilisation et les rapports plus multipliés entre les hommes produiront les mêmes effets ; voyez si les costumes, ces enveloppes extérieures des originalités nationales, n’ont pas disparu ? si l’uniforme n’est pas le même chez tous les peuples civilisés, et comment comprendre que les différentes langues, qui ne sont après tout que les différents costumes de la pensée, ne se confondront pas un jour en une seule.

XIX.

Le patois ne tend-il pas à disparaître, par suite des rapports plus multipliés des hommes : Eh bien ! un jour viendra où cette discordance des langages disparaîtra à son tour ; cela est si vrai, que sur les frontières de France et de Prusse, à Strasbourg par exemple, la langue est moitié française, moitié allemande ; sur presque toutes les frontières, le phénomène est le même ; il est en cela semblable à ce que nous voyons chaque jour dans l’optique, où chaque couleur primitive se confond avec la couleur voisine à son point de contact.

XX.

La France étant le peuple initiateur par excellence, ce sera sans doute sa langue qui sera le grand dissolvant et le récipient dans lequel toutes les langues viendront se confondre, n’en fut-il pas de même un jour pour la langue latine. Où serait-il donc ce peuple initiateur, si nous ne l’étions plus ? n’a-t-elle pas déjà fait accepter ses lois civiles. Son unité métrique ne sera-t-elle pas bientôt l’unité de mesure du globe entier, notre langue d’ailleurs, n’est-elle pas la langue qui s’approche le plus de l’universalité, la France est le pays que chacun préfère après sa terre natale, dit Henri Martin.

XXI.

Je ne m’appesantirai pas sur les conséquences immenses qui doivent résulter d’une langue universelle, les lecteurs les comprennent aussi bien que moi : que deux hommes, l’un français, l’autre russe, se trouvent ensemble parlant chacun sa langue, quel commerce peut-il exister entre ces deux hommes ? de quelles difficultés leurs rapports ne sont-ils pas environnés ? Le langage mimique sera le seul par lequel ils pourront se faire comprendre ; mais que ces deux hommes au contraire parlent la même langue, leurs rapports se multiplieront à l’infini ainsi que leur puissance.

Il en sera de même pour l’humanité, le jour où elle parlera la même langue, ses forces seront centuplées.

XXII.

Il me serait trop long, et il deviendrait superflu d’analyser plus longtemps les sources de la diffusion des lumières, je passe ici sous silence, l’unité politique et l’unité religieuse qui doivent concourir au même but, et qui sont peut-être les plus importantes ; mais je laisse au lecteur le soin d’étudier ces questions auprès d’hommes plus compétents que moi.

XXIII.

Je me résume donc en quelques mots, et je conclus de tout ce qui précède :

Que l’instruction universellement répandue ;

Que la presse, cette renommée aux mille voix, qui sème partout l’idée comme le vent sème le pollen ;

Que les chemins de fer et les télégraphes électriques, ces traits d’union jetés entre les hommes ;

Que la science, cet oracle de l’avenir ;

Que la paix universelle, cet accord des volontés ;

Que l’unité de langue, cette algèbre universelle qui permet de résoudre les plus grands problèmes ;

Que l’unité politique et l’unité religieuse, cette conclusion de la raison ;

Sont les éléments d’une pile d’une puissance incalculable, la diffusion des lumières, dont la force croît en raison directe des éléments qui la composent, et qui est destinée un jour à changer la face du monde.

XXIV.

Si vous pouviez comprendre, comme moi, la puissance que l’homme a acquise seulement dans ces cent dernières années, vous en seriez effrayés, et ma prédiction ne vous paraîtrait pas exagérée ; en effet, n’est-ce pas à peine depuis cent ans que Papin découvrit une force dans la vapeur, que Lavoisier et Guyton de Morveau firent une science de la chimie, en lui donnant la nomenclature ? N’est-ce pas dans ce siècle extraordinaire que les gaz furent liquéfiés et même solidifiés, que l’électricité fut appliquée aux télégraphes, que Montgolfier découvrit l’aérostation et que Mesmer retrouva le magnétisme dont on rit aujourd’hui, comme nos pères riaient autrefois de l’électricité, de la rotation de la terre, des antipodes, de la chimie, de la vapeur ; mais qui, un jour, doit nécessairement jouer un rôle immense dans la destinée de l’humanité.

La face du monde va donc changer !

XXV.

Ceci peut vous paraître la conclusion d’un fou, ou tout au moins d’un illuminé.

Colomb était-il fou, lorsque, les yeux fixés sur l’horizon infini des mers, il annonçait à son équipage le nouveau monde ? Les ignorants, fatigués de regarder et de ne rien voir venir, murmuraient contre le prophète, le traitaient d’imposteur. Les cris de la sédition ne pouvaient venir jusqu’à lui, car Colomb avait vu avec les yeux de la foi et du génie la plante marine, cet avant-coureur du rivage ; il avait vu les oiseaux exotiques aux formes bizarres, ces messagers du nouveau monde : et la création nouvelle se manifestait en lui. Aussi, fort comme l’homme qui possède la vérité et qui est sur le point de la révéler aux yeux des hommes, ces menaces le laissaient-elles à ses rêveries ; le temps et l’espace, cet immense Protée qui renferme toutes les formes, lui était apparu ; il s’entretenait avec lui, plongeant déjà avec les yeux de l’intuition son regard prophétique dans les sombres forêts de l’Amérique, foulant déjà dans ses rêveries les verdoyantes forêts du Nouveau Monde, quand le cri de terre ! terre ! poussé dans les vergues, et que lui-même avait poussé quelques années avant dans le palais de Ferdinand et d’Isabelle, l’arracha à ses contemplations.

Le miracle était accompli, le Nouveau-Monde existait.

XXVI.

Et moi aussi je viens vous crier : Terre ! terre ! car le nouveau monde est proche, et l’ancien n’est plus ; car j’ai vu la vapeur, plus rapide que l’oiseau des mers, entraîner dans sa puissante expansion les hommes et les choses.

J’ai vu l’électricité, cette pensée de la matière, ce rayon arraché du soleil, ne connaître ni temps ni espace, et volatiliser les corps les plus réfractaires.

J’ai vu les gaz liquéfiés et même solidifiés, sous des pressions énormes.

J’ai vu le fluide magnétique, cette émanation de la foi et de la volonté, poindre à l’horizon, et les miracles des derniers temps vont se réaliser.

Un encyclopédiste pourrait seul vous dire ce que je n’ai pas vu ; le diable, nous dit la Bible, pour tenter l’homme, se déguise en ange de lumière. Au mauvais jour, il tendra des pièges sous nos pas, il rôdera autour de nous, semblable à la bête de proie qui veut déchirer.

XXVII.

Quand vous avez quitté depuis de longues années votre petit enfant, faible et chétive créature attachée au sein de la mère comme la fleur l’est à l’arbre, et que vous le retrouvez ensuite homme fort, intelligent, actif, vivant de sa propre vie et s’épanouissant sous mille formes dans le monde extérieur, vous ne le reconnaissez plus ! Ce n’est plus là votre enfant, la transition est trop grande ; c’est un être d’une nature tellement supérieure, que votre esprit ne peut comprendre une si étrange métamorphose : pour l’historien philosophe, qui saute de l’antiquité à la civilisation moderne sans traverser le moyen âge, la transition est la même.

XXVIII.

Admettez par hypothèse que Pythagore, ce grand philosophe, sorte du tombeau où il dort depuis plus de vingt siècles, et qu’il puisse voir les prodiges de la civilisation : il nous prendrait certainement pour des dieux ; il en serait de même de nous si, comme Lazare, nous ressuscitions dans mille ans d’ici, car l’espace parcouru par la civilisation aurait crû comme le carré des siècles, et les hommes d’alors nous paraîtraient jouir des attributs de la divinité. Est-ce vrai ?

XXIX.

Nous ne sentons pas plus ces grands miracles de force et de civilisation que nous ne sentons le poids immense de l’atmosphère qui nous presse de toute part sans nous étouffer, pourquoi ? C’est que nous vivons au milieu du progrès comme nous vivons au milieu de l’atmosphère, où les différentes pressions s’annulent les unes par les autres, en se faisant réciproquement équilibre.

Le jour où l’homme jouera avec les énergies terribles de la nature, comme Carter jouait avec ses lions et ses tigres, ce jour-la qu’il ne commette pas la moindre imprudence, car il serait perdu !

XXX.

Deux opinions se partagent aujourd’hui le monde. Les uns, ignorants, affirment que le possible est arrivé à ses dernières limites, que la civilisation est à bout de progrès. L’autre opinion affirme au contraire, que nous ne sommes encore qu’à l’aurore des choses, et que les évolutions de l’humanité à travers le temps sont infinies.

XXXI.

Cette opinion est celle de tous les hommes éminents de notre époque. Lisez Michelet, Victor Hugo, Lamartine, Pelletan, Reynaud, Fourier. Vous la retrouverez partout, c’était aussi l’opinion de Condorcet dans son tableau des progrès de l’esprit humain, quand il dit que la perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie, et que le développement de ses progrès est désormais indépendant de toute puissance qui voudrait les arrêter, et qu’ils n’ont d’autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés ; il va même jusqu’à nous laisser pressentir que l’homme triomphera un jour de la mort elle-même.

XXXI.

Comment ne pas admettre cette affirmation. Le magnétisme et les anesthénisants n’ont-ils pas déjà supprimé la douleur ? M. Cloquet, dit Gasparin, fit l’ablation du sein droit d’une femme ; pendant les douze minutes qu’a duré l’opération, la malade magnétisée a continué à s’entretenir tranquillement avec l’opérateur. La reine Victoria et des milliers de femmes furent accouchées de nos jours, sans douleur, après avoir été soumises à l’action de l’éther ou du chloroforme. La science a donc mis la Bible en défaut, et le fameux verset : la femme enfantera avec douleur, n’est plus la loi générale de la reproduction de l’espèce.

XXXIII.

Pascal, lui-même, ne croyait-il pas au progrès infini des facultés humaines, quand il nous disait que l’humanité était un seul homme, qui subsistait toujours et qui apprenait sans cesse.

XXXIV.

Quant à moi, je partage en tout point l’opinion de ces philosophes. Oui, je crois au progrès infini de la science ; oui, je crois à la puissance infinie de l’homme dans le temps ; mais, j’admets de plus que ces philosophes, la fatalité, naissant des progrès mêmes de cette civilisation : fatalité d’autant plus terrible, que la civilisation sera plus grande, chute d’autant plus mortelle que l’homme sera tombé de plus haut. Catastrophe enfin, qui fera disparaître l’homme de la planète. Oui, l’homme parviendra un jour, par les profondeurs de son génie, à déchirer le voile du temple, à briser l’enveloppe des choses, mais quand, comme cette petite plante, le saxifrage, il aura brisé le rocher de la nature, celui-ci s’entrouvrira pour l’écraser sous ses ruines, et la fin du monde sera accomplie.

Sachons-le bien, nous sommes entre deux chutes. Nous nous relevons à peine de celle que fit Adam, c’est-à-dire l’humanité, qui nous précéda, et déjà nous marchons à grande vitesse à une autre ruine ; toutes deux ont une origine commune : l’orgueil de la force et de la science, ce péché originel dont parle l’Écriture, ce fruit défendu que personne jusqu’à nous n’a su expliquer philosophiquement. Cet arbre de la science du bien et du mal, source de toute tentation et qui est la base de toutes les religions.

XXXV.

Donc, nous formulerons notre pensée tout autrement que Vico et Michelet, dont l’un avait conçu la civilisation comme un cercle, unité de mesure des autres civilisations. L’autre, comme un cercle, mais un cercle concentrique, qui serait circonscrit par des cercles de plus en plus grands.

XXXVI.

Ne pourrait-on pas plutôt comparer la marche de la civilisation à travers le temps, à cet escalier tournant en spirale dans la tour penchée de Pise, qu’un ouvrier imprudent voudrait élever indéfiniment sans calculer le degré d’obliquité au plan ? Ne pourrait-on pas craindre qu’un jour la verticale, qui passe par le centre de gravité, ne vînt à tomber en dehors du cercle de base, et que l’édifice ne s’écroulât sous son propre poids ? En effet, nous ne connaissons ni le degré d’obliquité au plan, c’est-à-dire, la cause de toute ruine en ce monde, la fatalité, ni la base sur laquelle l’édifice repose.

Comment pourrions-nous calculer à quelle hauteur nous pouvons élever le monument de la civilisation, ni quels matériaux nous pouvons encore lui faire supporter !

XXXVII.

Quand on ne connaît ni l’élasticité du gaz ni la force de la chaudière, peut-on, sans imprudence, chauffer indéfiniment, et ne peut-on pas prédire, sans être prophète, que la machine doit fatalement éclater dans un temps donné.

XXXVIII.

Le tiers de notre tâche est achevé ; nous croyons avoir démontré d’une manière évidente le progrès indéfini de l’humanité dans l’avenir : calculez maintenant, si vous le pouvez, la force d’un pareil levier, qui aurait toutes les acquisitions de la science pour bras, l’intelligence humaine pour puissance, et voyez s’il est un jour une seule résistance qui puisse lui faire équilibre ; je le répète donc, le jour où cette terrible machine sera mise en mouvement, le monde en sera ébranlé, et l’humanité disparaîtra sous ses ruines.

Les derniers temps seront venus.

XXXIX.

Il nous restera à chercher, ou plutôt à dégager dans le livre suivant, le grand inconnu dont tous les philosophes et les théologiens se sont occupés jusqu’à nous, sans solution ; je veux dire, le péché originel et la chute de l’homme, et quand nous l’aurons trouvé, vous concevrez que le titre de ce livre est la déduction fatale de nos recherches. Vous concevrez aussi que cet x du passé, ce péché originel, cet arbre de la science, ce fruit défendu, source de tous nos maux, ne peut avoir d’autre solution que celle que nous allons développer devant vous.