La goélette mystérieuse ou Les prouesses d’un policier de seize ans/03

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Anonyme
Bibliothèque à cinq cents (p. 17-25).

CHAPITRE III

JOE ENTRE EN CAMPAGNE


Deux individus, qui avaient pris pension depuis quelque temps déjà à l’hôtel Richelieu, étaient assis dans leur chambre, dont la fenêtre donnait sur la place Jacques-Cartier. Ils paraissaient engagés dans une discussion fort intéressante.

L’un des deux était un gros homme, fortement construit, à la figure rubiconde. Il était nonchalamment assis sur une berceuse, les jambes en l’air et les pieds posés sur le rebord de la fenêtre. Son compagnon formait avec lui un parfait contraste. C’était un petit homme, maigre, d’apparence délicate, d’un tempérament nerveux et agité ; et pour le moment, ses nerfs étaient visiblement excités par quelque fâcheux incident.

— Je crois, mon bon ami, que nous pouvons nous vanter d’être dans la nasse. La nasse est justement le mot qui convient, remarqua le gros homme avec une tranquillité narquoise qui parut ajouter encore à la mauvaise humeur de son associé.

— Vous voulez dire que nous sommes déshonorés, ridiculisés, bons à montrer au doigt pour faire rire les petits enfants ! Encore une nouvelle émission de faux billets de dix piastres ! Toujours de la banque de Montréal ! Du train dont marchent ces gueux-là, il y aura bientôt de quoi faire sauter la banque d’Angleterre ! Et dire qu’ils travaillent à notre barbe ; et que depuis trois mois qu’ils se fichent de nous, nous ne sommes pas seulement parvenus à déterrer un indice quelconque ; pas une trace !

— Oh ! cela viendra, cela viendra, reprit avec placidité le premier interlocuteur. Il faut laisser faire le temps.

— Et pendant ce temps là, le temps marche contre nous, répliqua aigrement le petit homme. Tout ce que nous avons fait, jusqu’à présent, n’a servi qu’à mettre l’ennemi sur ses gardes ; et l’obscurité qui nous enveloppe devient chaque jour plus épaisse.

— Pas du tout, mon garçon, tu exagères. Au début, nous ne savions rien, et maintenant nous n’en savons pas davantage ; c’est simplement ce que j’appelle le statu quo. Mais sois tranquille, la lumière se fera.

— Tôt ou tard ! n’est-ce pas ? reprit le petit homme de plus en plus impatienté ; je crois que si un tremblement de terre engloutissait l’hôtel et nous avec, cela ne vous ferait pas bouger !

— Je ne peux pas te répondre là-dessus, mon garçon ; ce sont de ces choses qu’on ne peut dire qu’après expérience.

— N’empêche que c’est irritant. Il ne m’était pas encore arrivé d’être aussi longtemps sur une affaire, et de rester ainsi en pleines ténèbres. Ce serait à croire que c’est nous qui sommes filés. Il y a là une bande de contrefacteurs, qui inonde le pays de faux billets et qui se moque de la police. Il n’y a pas un mois qu’ils ont fait leur dernière émission ; et en voici une nouvelle, qui paraît à la fois dans toutes les villes de la province. Sans compter que c’est de l’ouvrage proprement fait. Les commis de banque eux-mêmes s’y trompent. Je n’ai jamais rencontré de plus habiles coquins, ni de plus rusés pour cacher leurs traces.

— Il vient toujours un moment où la chance tourne, répondit le gros homme tranquille. Laisse-les aller et rends leur de la ligne : ils finiront par se prendre eux-mêmes. Nous avons fait une sottise en nous montrant plus qu’il ne fallait. Il y a des moments où il vaut mieux attendre et voir venir.

— Oui, c’est cela ! pour que les gens de Fahey nous montent sur le dos et nous prennent notre gibier. Je sais qu’ils ont déjà du monde en campagne. Qu’est-ce que vous penseriez, si on disait que Jack Parry et Thomas Harrison, les deux plus habiles détectives du gouvernement, se sont laissés mettre dedans pendant trois mois et se sont fait battre par une agence privée ? L’idée de voir cela imprimé sur les gazettes me fait déjà monter au front le rouge de la honte.

— Et moi, dit Harrison, je m’en moque comme d’une figue. Si on institue maintenant des matches entre détectives, à l’instar des courses de chevaux, que le diable emporte celui qui sera assez bête pour se fourrer dans cette sotte gageure.

— Vous êtes un philosophe, Tom, s’écria tristement son camarade. Je sais bien que cela ne vous empêche pas de faire votre besogne, et j’ai peut-être tort de m’agiter les nerfs. Mais qu’est-ce que vous voulez ? on ne se refait pas ; et je crois que je n’avais pas encore ressenti une blessure d’amour propre pareille à celle que je viens d’éprouver en passant dans la rue Notre-Dame.

Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

— Vous ne vous figureriez jamais que j’ai été arrêté par un impudent petit vagabond, tout couvert de haillons, qui sait mon nom et mon état. Mais ce n’est pas tout ! Ce mauvais garnement sait aussi la besogne que nous faisons ici, et il a eu le toupet de me dire que nous n’avions rien trouvé jusqu’à présent, et qu’il s’offrait pour dix piastres à me mettre sur la bonne trace. Je lui aurais plus volontiers donné dix coups de canne ! C’est égal ! On ne m’avait pas encore dit que je portasse écrit sur la figure, mon métier et les particularités bonnes ou mauvaises de mes recherches.

Jack Parry n’était pas encore au milieu de sa phrase que Harrison s’était soudainement levé, en l’écoutant avec une vive attention.

— Je ne savais pas, Jack, que vous eussiez autant de peur de dépenser dix piastres.

— Vous pensez bien que ce n’était pas pour l’argent.

— Ah ! C’est que cela en avait diablement l’air, répondit Harrison d’un ton de mauvaise humeur. Il faut que vous fussiez hors de votre sang-froid. Sans cela, vous n’auriez pas fait fi des propositions de ce jeune homme.

— Je pourrais peut-être le rattraper, murmura Jack, avec l’humilité d’un homme qui se rend compte qu’il vient de faire une grosse sottise.

— Vous auriez mieux fait de ne pas le lâcher, répondit sèchement Harrison. Ce sont des affaires qui demandent à être saisies au vol.

À ce moment, Jack Parry s’avança vivement vers la fenêtre et parut regarder quelque chose de très intéressant.

— Je ne me trompe pas, s’écria-t-il, c’est bien lui !

— Qui ? Votre jeune homme ?

— Oui, je vais le chercher.

— Attendez, attendez, dit Harrison. Le gamin vient de lever la tête et vous a certainement reconnu. Si c’est nous qu’il cherche, il nous trouvera bien tout seul.

— C’est bien, fit Jack. Moi je m’en lave les mains. Vous tripoterez le gamin tout à votre aise. Je vous laisse la direction de l’affaire.

Au bout de deux ou trois minutes, un coup frappé à la porte vint confirmer les prévisions de Harrison.

— Entrez, cria-t-il en reprenant son attitude nonchalante.

La porte s’ouvrit et donna passage à notre vieille connaissance, Joe Briquet, enguenillé comme précédemment, avec son paletot qui lui tombait jusqu’aux talons, et une figure et des mains dont la noirceur dénotait chez leur propriétaire une sainte horreur de l’eau et du savon.

— Bonjour la compagnie, cria Joe en entrant.

— Viens ici gamin, qu’on voie qui tu es, dit Harrison sans se déranger. Tiens, ajouta-t-il en regardant son accoutrement ; est-ce que tu as fait faire ce paletot-là sur mesure ?

— Ce n’est peut-être pas un costume, pour figurer à l’Académie de Musique, dans la troupe de Judic, répliqua Joe avec son effronterie habituelle. Mais si vous n’en êtes pas satisfait, peut-être que nous pourrions nous entendre, pour que je vous autorise à m’en payer un autre.

— C’est fâcheux, mon ami, reprit Harrison avec un gros rire. J’aurais aimé à t’obliger, mais ce genre d’opérations n’est pas dans notre département. Voyons ; amène-toi plus près qu’on te regarde. Comment t’appelles-tu ?

— Joe Briquet.

— Quel est ton métier ?

— Je travaille dans toutes sortes de branches, généralement quelconques, pourvu qu’elles soient honorables et lucratives. Je puis cirer vos bottes, tenir vos chevaux, porter vos paquets au bateau, et rendre au monde une foule d’autres petits services.

— Et aujourd’hui qu’est-ce qui nous vaut le plaisir de ta visite ?

Avant toute autre réponse, Joe commença par prendre une berceuse et par s’y installer, en se renversant en arrière avec les pieds sur le rebord de la fenêtre, dans une situation semblable, en tout point, à celle de son hôte.

— Pour traiter des affaires sérieuses, dit-il gravement, il faut d’abord se mettre à l’aise. Il y a des gens qui attendent qu’on les invite à s’asseoir. Mais je ne voudrais pas vous donner cette peine.

— Voilà un gamin qui a de l’effronterie à revendre, pensa Jack Parry, qui n’avait jamais eu grande confiance dans le concours de notre ami et qui assistait à cette scène avec une indifférence grondeuse.

— Allons, mon garçon, dit jovialement Harrison ; maintenant que te voilà à l’aise, dis nous l’affaire qui t’amène.

— Pour vous l’expliquer en détail, il faut vous dire d’abord que j’ai une agence à moi et que je travaille pour mon propre compte, affirma Joe avec une assurance tout à fait comique. Je poursuis en ce moment une bande de contrefacteurs, dont vous avez peut-être entendu parler, et dont il m’est venu l’idée de m’occuper, quand j’ai vu que ni Fahey ni le service secret n’étaient capables d’arriver à rien de bien.

— Qu’est-ce que tu sais sur cette affaire ? demanda Harrison, tellement surpris que les jambes lui en tombèrent et que ses pieds sautèrent de la fenêtre sur le parquet.

— Je sais que Thomas Harrison et Jack Parry, deux détectives envoyés tout exprès d’Ottawa, ont mis leur nez dans tous les coins depuis trois mois et sont revenus bredouilles. Je sais que Gédéon Lafortune et ses gens se flattent, depuis deux jours, d’avoir remisé le gibier et qu’ils travaillent sur une mécanique dont je donnerais pas dix cents. Et finalement, j’ai la notion, que je sais une ouverture qui n’est connue de personne autre que moi et qui peut seule mettre sur la bonne piste.

— Voyons un peu ton ouverture.

— Je vous prie de me regarder avec attention, M. Harrison. Vous vous convaincrez que je ne suis pas de l’espèce de ceux qui abattent des noix pour le compte du voisin.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire, reprit Joe, que je sais ce que je vaux. Je sais qu’il s’agit d’une affaire d’or et je veux y être pour ma part. Vous ne pensez pas que j’aie envie d’occuper mon temps et de compromettre ma santé, dans un travail dont le profit serait pour d’autres. Je suis jeune, M. Harrison, et j’ai ma fortune à faire. Je me sens une foule d’aspirations pour la vie élégante.

Qu’est-ce que vous pensez de ce jeune gars, Jack ? demanda Harrison, en se tournant vers son compagnon.

— Je pense qu’il ne mourra jamais d’une fièvre d’impudence rentrée. Il porte son effronterie sur sa figure, en marques aussi visibles que celles de la picote.

— Peut-être bien que nous sommes à deux de jeu, M. Parry, reprit Joe d’un ton froissé. Vous m’avez pris ce matin pour un gamin sans jugeotte et je crois bien que c’est vous qui vous êtes mis dedans. Je n’ai pas voulu vous tenir rigueur et je vous offre encore une fois de courir votre chance. Si vous n’en voulez pas, nous connaissons, Lafortune et moi, des gens qui seront moins dégoûtés. Ainsi vous êtes avertis.

— Et quelles sont tes prétentions Joe ? demanda M. Harrison, que le gamin amusait énormément.

— Je demande d’abord dix piastres pour commencer. Je demande ensuite qu’on me laisse travailler seul. Après cela, je ne vous promets pas que je n’aurai pas besoin d’autre argent. Ces affaires là sont dures à conduire ; on ne sait jamais où elles vous mèneront, et si j’étais obligé de fermer mon office, pour me consacrer entièrement à vous, j’aurais besoin de toucher une juste indemnité.

— Et où sont actuellement tes bureaux ?

— Je me suis installé, sous une grande porte, quai de l’Indépendance, au coin de la rue du singe qui parle, énonça Joe avec un accent de gaminerie intraduisible. Peut-être bien que je pourrais louer mon bureau, si je suis obligé de m’absenter. Mais c’est si difficile de trouver de bons locataires. J’aurais peur qu’il n’y eût à me donner trop de trouble, pour collecter mes loyers.

— Et quelle sera notre garantie, si nous t’avançons dix piastres.

— Ma bonne mine, donc, exclama Joe avec un accent de conviction tout à fait plaisant. Si vous n’êtes pas capable de voir dans mes yeux que je suis bon pour dix piastres, ce n’est pas la peine de faire affaire avec vous.

En prononçant ces derniers mots, Joe se leva de son fauteuil et boutonna un bouton de son paletot, comme il avait l’habitude de le faire, chaque fois qu’il traitait une affaire.

— Il est bien entendu, dit-il, que si nous faisons marché ensemble, je veux être admis à part égale dans tous les bénéfices directs ou indirects. Cela va-t-il ? Touchez là. Sinon il n’y a rien de fait et ce n’est pas la peine de perdre nos paroles.

— Hein ! c’est le point qui te démange, mon camarade ? fit Harrison en riant joyeusement. Viens-là et topons. Je ne sais pourquoi, je me figure que tu as flairé quelque chose dans les bons coins. Je crois que je ne risque vraiment rien, en plaçant dix piastres, sur la garantie de ton crédit personnel.

Et Harrison tira de son portefeuille un billet qu’il tendit au gamin.

Joe tourna et retourna plusieurs fois le billet, en le regardant avec l’œil d’un connaisseur.

— Est-ce que tu as peur qu’il ne soit mauvais ? demanda gaiement Harrison.

— Non, mais j’aime toujours mieux m’assurer qu’il ne fait pas partie de la nouvelle émission. La prudence est mère de sûreté, voyez-vous, et malgré mon respect pour la police, je suis une trop vieille pratique pour négliger les précautions.

Harrison continua à rire, avec une bonne humeur qui n’était nullement partagée par M. Jack Parry.

— Vois-tu, mon garçon, j’ai l’œil pour reconnaître l’honnêteté sur les figures. C’est une partie de mon métier. Je reconnais aussi les vrais limiers, car je ne voudrais pas placer mon argent sur ton honnêteté seule ; et je crois que j’irais bien jusqu’à un cinquante piastres, sur la chance de te voir arriver au but.

— Il ne faut jurer de rien, reprit Joe avec modestie. Vous pourrez perdre votre argent comme vous pourrez gagner le gros lot. Jusqu’à présent, je ne vois encore qu’une tête d’épingle, mais je crois qu’elle nous conduira à quelque chose de beaucoup plus gros. Au revoir ; je vous avertirai si j’ai besoin d’aide ; et, avec une dignité qui lui eut permis d’aspirer à un emploi dans les rôles tragiques, Joe sortit de la chambre sans jeter un regard en arrière.

— Eh bien, Tom, dit M. Parry, je crois que vous êtes floué.

— Qui vivra verra, dit M. Harrison. Je suis tout à fait d’opinion contraire.